Balle-Franche (Aimard)/I

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C. Lahure (p. 1-7).

BALLE-FRANCHE

PAR
GUSTAVE AIMARD


Trois hommes étaient assis sur le bord du fleuve.

I

UN CAMPEMENT DE CHASSE.


L’Amérique est la terre des prodiges ! tout y acquiert des proportions gigantesques qui effrayent l’imagination et confondent la raison.

Montagnes, rivières, lacs et fleuves, tout est taillé sur un patron sublime.

Voici un fleuve de l’Amérique septentrionale, non comme le Rhône, le Danube ou le Rhin dont les rives sont couvertes de villes, de plantations ou de vieux châteaux qui s’écroulent émiettés par les siècles, dont les sources et les tributaires sont des ruisseaux insignifiants, dont les eaux resserrées dans un lit trop étroit se précipitent, impatientes, de se perdre au sein des mers ; mais profond et silencieux, large comme un bras de l’Océan, calme et sévère comme la grandeur, il roule majestueusement ses eaux grossies par d’innombrables rivières, baignant mollement les bords d’un millier d’îles qu’il a formées de son limon.

Ces îles, couvertes de hautes futaies, exhalent un parfum âcre ou délicieux que la brise emporte au loin. Rien ne trouble leur solitude, que l’appel doux et plaintif de la colombe ou la voix rauque et stridente du tigre qui s’ébat sous l’ombrage.

Çà et là les arbres tombés de vétusté, ou déracinés par l’ouragan, s’assemblent sur les eaux ; alors unis par les lianes, cimentés par la vase, ces débris des forêts deviennent des îles flottantes ; de jeunes arbrisseaux y prennent racine ;. le Peitia et le Nénufar y étalent leurs roses jaunes, les serpents, les oiseaux, les caïmans viennent se reposer et se jouer sur ces radeaux verdoyants et vont avec eux s’engloutir dans l’Océan.

Ce fleuve n’a pas de nom !…

D’autres sous la même zone s’appellent : Néobraska, Platte, Missouri.

Lui il est simplement Mécha-Chébé, le vieux père des eaux, le fleuve par excellence ! le Mississipi enfin !

Vaste et incompréhensible comme l’infini, plein de terreurs secrètes, comme le Gange et l’Irawadé, il est pour les nombreuses nations indiennes qui habitent ses rives le type de la fécondité, de l’immensité, de l’éternité !…

Le 10 juin 1834, entre dix et onze heures du matin, trois hommes étaient assis sur les bords du fleuve un peu au-dessus de son confluent avec le Missouri, et déjeunaient d’une tranche d’elk rôti, en causant gaiement entre eux.

L’endroit où ils se trouvaient était on ne peut plus pittoresque. C’était un accore du fleuve, gracieusement dessiné, formé de monticules émaillés de fleurs.

Les inconnus avaient choisi pour leur halte le sommet du monticule le plus élevé d’où la vue embrassait un panorama splendide.

D’abord d’épais rideaux de verdure qui ondulaient au loin sous le souffle de la brise ; sur les îles du fleuve des troupes innombrables de flamants aux ailes roses, perchés sur leurs longues jambes, des pluviers, des cardinaux qui voletaient de branche en branche, tandis que de monstrueux alligators se vautraient nonchalamment dans la vase.

Entre les îles, des nappes argentées faisaient miroiter les rayons du soleil. Au milieu de ces reflets de lumière éblouissante, des poissons de toutes sortes se jouaient au ras de l’eau et traçaient des sillons étincelants.

Puis enfin, aussi loin que le regard pouvait s’étendre, la cime des arbres qui bordaient la prairie et dont le vert sombre tranchait à peine au-dessus de l’horizon.

Mais les trois hommes dont nous avons parlé semblaient se soucier fort médiocrement des beautés naturelles qui les environnaient, complètement absorbés par le soin d’assouvir un véritable appétit de chasseurs.

Leur repas ne fut pas long, du reste, il dura à peine quelques minutes, puis, lorsque les derniers morceaux eurent été dévorés, l’un alluma sa pipe indienne, le second sortit un cigare de sa poche, ils s’étendirent sur l’herbe et se mirent à digérer avec cette béatitude qui caractérise les fumeurs, en suivant d’un œil noyé de langueur les flots de fumée bleuâtre qui s’élevaient en longues spirales, à chaque bouffée qu’ils aspiraient. Quant au troisième, il s’appuya le dos à un tronc d’arbre, croisa les bras sur sa poitrine et s’endormit tout prosaïquement.

Nous profiterons de l’instant de répit que nous laissent ces personnages pour les présenter au lecteur et lui faire faire plus ample connaissance avec eux.

Le premier était un demi-sang canadien de cinquante ans à peu près, il se nommait Balle-Franche.

La vie de cet homme s’était entièrement écoulée dans la prairie parmi les Indiens, dont il connaissait à fond toutes les ruses.

Comme la plupart de ses compatriotes, Balle-Franche était d’une taille élevée, il avait plus de six pieds anglais ; son corps était maigre et efflanqué, ses membres noueux mais garnis de muscles durs comme des cordes ; son visage osseux et jaune, taillé en biseau, avait une expression de franchise et de jovialité peu communes, et ses petits yeux gris, percés comme avec une vrille, pétillaient d’intelligence : ses pommettes saillantes, son nez recourbé sur sa large bouche garnie de dents longues et blanches, son menton pointu, lui formaient la physionomie la plus singulière et en même temps la plus sympathique qui se puisse imaginer.

Son costume n’avait rien qui le distinguât de celui des autres coureurs des bois, c’est-à-dire que c’était un bizarre assemblage des modes indiennes et européennes adoptées généralement par tous les chasseurs et trappeurs blancs de la prairie.

Ses armes se composaient d’un couteau, d’une paire de pistolets et d’un riffle américain en ce moment jeté sur l’herbe, mais placé cependant à portée de sa main.

Son compagnon était un homme de trente à trente-deux ans au plus, qui paraissait en avoir à peine vingt-cinq, d’une taille haute et bien prise.

Ses yeux bleus, au regard doux et voilé comme celui d’une femme, les épaisses touffes de ses cheveux blonds qui s’échappaient en larges boucles sous les ailes de son chapeau de Panama et ondoyaient en désordre sur ses épaules, la blancheur de sa peau qui tranchait avec le teint olivâtre et bronzé du chasseur, indiquaient surabondamment qu’il n’avait pas vu le jour sous le chaud climat de l’Amérique,

En effet, ce jeune homme était Français, il se nommait Charles-Édouard de Beaulieu et descendait de l’une des plus anciennes familles de Bretagne.

Les comtes de Beaulieu ont fait deux croisades.

Mais, sous cette enveloppe légèrement efféminée, Charles de Beaulieu cachait un courage de lion que rien ne pouvait émouvoir, ni même étonner. Adroit à tous les exercices du corps, il était en outre doué d’une force prodigieuse, et la peau fine de ses mains blanches et aristocratiques, aux ongles roses, recouvrait des nerfs d’acier.

Le costume du comte aurait avec raison semblé extraordinaire, dans un pays éloigné de toute civilisation, à ceux qui auraient eu le loisir de l’examiner.

Il portait un habit de chasse de drap vert galonné, coupé à la française et boutonné sur la poitrine ; une culotte de peau de daim jaune safran serrée aux hanches par un ceinturon de cuir verni supportant de magnifiques kukennreiters, une cartouchière et un couteau de chasse à fourreau d’acier bruni et à poignée admirablement ciselée ; ses jambes étaient emprisonnées dans des bottes à l’écuyère montant au-dessus du genou.

Ainsi que son compagnon, il avait placé sur l’herbe, à portée de sa main, une carabine à canon rayé ; cette arme, richement damasquinée et portant le nom de Lepage, devait être d’un prix fabuleux.

Le comte de Beaulieu, dont le père avait suivi les princes en émigration et les avait servis activement d’abord dans l’armée de Condé et ensuite dans toutes les machinations royalistes qui s’ourdirent sans relâche pendant l’ère impériale, était un royaliste ultra. Resté orphelin de bonne heure, possesseur d’une immense fortune, il avait été admis comme lieutenant dans les mousquetaires d’abord, puis dans les gardes du corps.

Après la chute du roi Charles X, le comte, dont la carrière se trouva brisée, sentit un immense découragement s’emparer de lui, et un dégoût invincible de la vie le saisit au cœur. L’Europe lui devint odieuse, il résolut de la quitter pour toujours.

Après avoir confié l’administration de sa fortune à un homme sûr, le comte de Beaulieu s’embarqua pour les États-Unis.

Mais la vie américaine, étroite, mesquine et égoïste, n’était pas faite pour lui, le jeune homme ne comprenait pas plus les Américains que ceux-ci ne le comprenaient. Avide d’émotions, le cœur ulcéré par les petites bassesses et les petites lâchetés qu’il voyait chaque jour commettre en sa présence par les descendants des pèlerins de Plymouth, un jour il se résolut, pour échapper au spectacle affligeant qu’il avait sans cesse devant les yeux, de s’enfoncer dans l’intérieur des terres et de visiter ces savanes et ces prairies immenses, d’où les premiers maîtres du sol ont été repoussés à force de fourberies et de trahison par leurs astucieux spoliateurs.

Le comte avait amené de France avec lui un vieux serviteur de sa famille, dont les ascendants, depuis plusieurs siècles, avaient sans interruption servi les Beaulieu.

Avant de s’embarquer, le comte avait communiqué ses projets à Ivon Kergollec en le laissant libre de rester ou de le suivre ; le choix du domestique n’avait pas été long, il avait simplement répondu que son maître avait le droit de faire ce que bon lui semblait sans le consulter, et quant à lui son devoir étant de le suivre partout, il n’y faillirait pas. Cependant lorsque le comte résolut de visiter les prairies, il crut devoir informer son serviteur de sa résolution, la réponse fut la même que la première fois.

Ivon avait quarante-cinq ans environ, il résumait dans sa personne le type hardi, naïf et rusé à la fois du paysan breton ; il était petit et trapu, mais ses membres bien attachés, sa poitrine large, dénotaient une grande vigueur. Son visage couleur de brique, était éclairé par deux petits yeux qui pétillaient de finesse et brillaient comme des escarboucles.

Ivon Kergollec, dont la vie s’était constamment écoulée paisible et calme sous les lambris dorés de l’hôtel de Beaulieu, avait pris les habitudes tranquilles et régulières des valets de chambre de grande maison ; n’ayant jamais eu occasion de faire preuve de courage, il ignorait complètement s’il était doué de cette qualité, et bien que depuis plusieurs mois déjà, à la suite de son maître, il se fût trouvé dans des circonstances dangereuses, il en était encore au même point, c’est-à-dire qu’il doutait entièrement de lui-même et avait l’intime conviction qu’il était poltron comme un lièvre ; aussi rien n’était plus curieux à la suite d’une rencontre avec les Indiens, que de voir Ivon après avoir combattu comme un lion et fait des prodiges de valeur, s’excuser humblement auprès de son maître de s’être si mal comporté, n’ayant pas été habitué à se battre.

Il va sans dire que le comte l’excusait, en riant comme un fou, et en lui disant pour le consoler, car le pauvre diable était réellement fort malheureux de cette couardise supposée, que la prochaine fois probablement il ferait mieux, et que peu à peu il s’accoutumerait à cette vie si différente de celle qu’il avait menée jusqu’alors.

À ces consolations le digne serviteur hochait la tête d’un air triste et répondait avec un accent des plus convaincus :

« Non, non, monsieur le comte, jamais je ne pourrai avoir du courage, je le sens, c’est plus fort que moi, voyez-vous, je suis un poltron, je ne le sais que trop. »

Ivon Kergollec était revêtu d’une livrée complète, seulement, vu les circonstances, il était, ainsi que ses compagnons, armé jusqu’aux dents, et sa carabine reposait sur le sol à portée de sa main.

Trois chevaux magnifiques, pleins de feu et de race, entravés à l’amble à quelques pas des voyageurs que nous venons de faire connaître an lecteur, broyaient à pleine bouche et d’un air insouciant les pois grimpants et les jeunes pousses des arbres.

Nous avons oublié de signaler deux habitudes assez singulières de M. de Beaulieu : la première consistait à avoir toujours placé dans l’arcade sourcilière droite un charmant lorgnon, retenu à son cou par un ruban noir, puis il portait continuellement des gants glacés, lesquels, nous devons en convenir, au grand regret du gentilhomme, commençaient à beaucoup se défraichir et se détériorer.

Maintenant, par quelle étrange combinaison du hasard ces hommes de naissance, d’habitude et d’éducation si disparates, se trouvaient-ils réunis à cent ou deux cents lieues de toute habitation civilisée, sur la rive d’un fleuve sinon complètement inconnu, du moins inexploré jusqu’alors, assis amicalement sur l’herbe et partageant fraternellement un déjeuner plus que frugal ?

C’est ce que nous allons en quelques mots expliquer au lecteur, en racontant succinctement une scène qui s’était passée dans les prairies six mois environ avant l’époque où commence cette histoire.

Balle-Franche était un homme déterminé, qui, excepté le temps qu’il avait passé comme engagé au service de la société des pelleteries, avait toujours chassé et trappé seul, méprisant trop les Indiens pour les craindre, et trouvant à les braver cette volupté que l’homme courageux éprouve sans pouvoir s’en rendre compte, lorsque, seul et sous l’œil de Dieu, il lutte, livré à ses propres, forces, contre un danger terrible et inconnu.

Les Indiens le connaissaient et le redoutaient de longue date. Maintes fois ils avaient eu maille à partir avec lui, et presque toujours ils s’étaient tout meurtris échappés de ses mains en laissant bon nombre des leurs sur le sol.

Aussi avaient-ils juré au chasseur une de ces bonnes haines indiennes que rien ne peut assouvir, si ce n’est le supplice de celui qui en est l’objet.

Mais comme ils savaient à quel homme ils avaient affaire, et qu’ils ne se souciaient nullement d’augmenter le nombre des victimes que déjà il avait sacrifiées, avec cette patience qui caractérise leur race, ils se résolurent à attendre le moment propice pour s’emparer de leur ennemi, et jusque-là à se borner à surveiller avec soin tous ses mouvements, afin, si l’occasion se présentait, de ne pas la laisser échapper.

Balle-Franche chassait en ce moment sur les bords du Missouri.

Se sachant observé, et soupçonnant instinctivement un piège, il prenait toutes les précautions, que lui suggéraient son esprit inventif et la connaissance approfondie qu’il possédait des ruses indiennes.

Un jour qu’il explorait les rives du fleuve, il lui sembla apercevoir, à une légère distance devant lui, un mouvement presque imperceptible dans un taillis épais.

Il s’arrêta, s’allongea sur le sol et se mit à glisser doucement dans la direction du buisson.

Tout à coup la forêt sembla tressaillir jusque dans ses repaires les plus inexplorés : une nuée d’Indiens surgit de terre, s’élança du haut des arbres, bondit de derrière les rochers, et le chasseur, littéralement enseveli sous une masse d’ennemis, fut réduit à la plus complète immobilité avant même d’avoir pu essayer de faire un geste pour se défendre.

Balle-Franche fut désarmé en un clin d’œil ; puis un chef s’avança vers lui, et lui tendant la main :

« Que mon frère se relève, dit-il froidement, les guerriers Peaux-Rouges l’attendent.

— Bon, bon, répondit en grommelant le chasseur ; tout n’est pas fini encore, Indien, et j’aurai ma revanche. »

Le chef sourit.

« Mon frère est comme l’oiseau moqueur, dit-il avec ironie, il parle trop. »

Balle-Franche se mordit les lèvres pour ne pas laisser passer quelque injure qui lui montait à la bouche ; il se leva et suivit ses vainqueurs.

il était prisonnier des Piekanns, la plus guerrière tribu des Pieds-Noirs.

Le chef qui s’était emparé de lui était son ennemi personnel.

Ce chef se nommait Natah-Otann — l’ours gris. — C’était un homme de vingt-cinq ans au plus, d’une physionomie fine, intelligente et empreinte de loyauté. Sa taille haute, ses membres bien proportionnés, la grâce de ses mouvements et son apparence martiale en faisaient un homme remarquable. Ses longs cheveux noirs séparés avec soin retombaient en désordre sur ses épaules. Comme tous les guerriers renommés de sa tribu, il portait derrière la tête une peau d’hermine et au cou un collier de griffes d’ours entremêlées de dents de bison, parure fort chère et très en honneur chez les Indiens. Sa chemise en peau de bison, à manches courtes, était garnie autour du col d’une manière de rabat en drap écarlate, ornée de franges et de soie de porc-épic ; les coutures de ce vêtement étaient bordées avec des cheveux provenant de scalps ; le tout rehaussé de petites bandes de peau d’hermine. Ses moksens, chacun d’une couleur différente, étaient surchargés de broderies très-fines. Son manteau, en peau de bison, était bariolé à l’intérieur d’une multitude de dessins informes, cherchant à retracer les hauts faits du jeune guerrier.

Natah-Otann tenait dans la main droite un éventail tout d’une aile d’aigle, et pendu au poignet de cette main par une ganse, le fouet à manche court et à longue lanière particulier aux Indiens des prairies ; en bandoulière, son arc et ses flèches assemblées dans un étui de peau de jaguar ; à sa ceinture, sa gibecière, sa corne à poudre, son long couteau de chasse et son casse-tête. Son bouclier pendait sur sa hanche gauche. Son fusil était placé en travers du cou de son cheval qui portait en guise de selle une superbe peau de panthère.

L’aspect de ce sauvage enfant des bois, dont le manteau et les longues plumes flottaient au vent, caracolant sur un coursier aussi indompté que lui-même, avait quelque chose de saisissant et de grand à la fois.

Natah-Otann était le premier sachem de la tribu.

Il fit signe au chasseur de monter sur un cheval qu’un de ses guerriers tenait en bride, et toute la troupe se dirigea au galop vers le camp de la tribu.

Natah-Otann chassait en ce moment le bison dans les plaines du Missouri ; il avait depuis deux mois quitté les villages de sa nation avec cent cinquante guerriers d’élite.

La route se fit silencieusement. Le chef ne parut nullement s’occuper de son prisonnier. Celui-ci, libre en apparence et monté sur un excellent coureur, n’essaya pas un instant de fuir. D’un coup d’œil il avait jugé la position, reconnu que les Indiens ne le perdaient pas de vue, et que s’il cherchait à s’échapper, il serait immédiatement repris.

Les Piekanns avaient établi leur camp sur le versant d’une colline boisée.

Pendant deux jours ils semblèrent avoir oublié leur prisonnier, auquel ils n’adressèrent pas une fois la parole.

Le soir du second jour, Balle-Franche se promenait de long en large en fumant insoucieusement son calumet.

Natah-Otann s’approche de lui :

« Mon frère est-il prêt ? lui dit-il.

— À quoi ? répondit le chasseur en s’arrêtant et en laissant échapper une énorme bouffée de tabac.

— À mourir, reprit laconiquement le chef.

— Parfaitement.

— Bon ; mon frère mourra demain.

— Vous croyez, » répondit le chasseur avec un grand sang-froid.

L’Indien le regarda un instant d’un air étonné ; puis il reprit :

« Mon frère mourra demain,

— J’ai parfaitement entendu, chef, reprit à son tour le Canadien avec un sourire ; et je vous répète, vous croyez ?

— Que mon frère regarde, » fit le sachem avec un geste significatif.

Le chasseur hocha la tête.

« Bah ! dit-il insoucieusement, je vois que tous les préparatifs sont faits, et faits en conscience même ; mais qu’est-ce que cela prouve ? Je ne suis pas encore mort, je suppose.

— Non ; mais mon frère le sera bientôt.

— Nous verrons demain, » répondit Balle-Franche en haussant les épaules.

Et laissant là le chef ébahi, il se coucha au pied d’un arbre et s’endormit.

Le sommeil du chasseur était si réel que, le lendemain au point du jour, les Indiens furent contraints de l’éveiller.

Le Canadien ouvrit les yeux, bâilla deux ou trois fois à se démettre la mâchoire et se leva.

Les Peaux-Rouges le conduisirent au poteau de torture où il fut solidement attaché.

« Eh bien ! lui demanda en ricanant Natah-Otann, que pense mon frère, à présent ?

— Eh ! fit Balle-Franche avec ce magnifique aplomb qui ne se démentait pas, croyez-vous donc déjà que je sois mort ?

— Non ; mais mon frère le sera dans une heure.

— Bah ! reprit insoucieusement le Canadien, il peut se passer bien des choses dans une heure. »

Natah-Otann se retira intérieurement émerveillé de la contenance intrépide de son prisonnier.

Mais, après avoir fait quelques pas, le chef se ravisa, et revint auprès de Balle-Franche.

« Que mon frère écoute, dit-il ; un ami lui parle.

— Allez, chef, répondit le chasseur, je suis tout oreilles.

— Mon frère est un homme fort ; son cœur est grand, reprit Natah-Otann ; c’est un guerrier redoutable.

— Vous en savez quelque chose, n’est-ce pas, chef ? » répondit le Canadien.

Le sachem réprima un mouvement de mauvaise humeur.

« L’œil de mon frère est infaillible ; son bras est sûr, reprit-il.

— Dites tout de suite où vous voulez en venir, chef, et ne vous perdez pas ainsi dans vos circonlocutions indiennes. »

Le chef sourit.

« Là Balle-Franche est seul, dit-il d’une voix douce, sa hutte est solitaire, pourquoi un si grand guerrier n’a-t-il pas une compagne ? »

Le chasseur fixa un regard profond sur son interlocuteur.

« Qu’est-ce que cela vous fait ? » répondit-il.

Natah-Otann continua :

« La nation des Pieds-Noirs est puissante, dit-il ; les jeunes femmes de la tribu des Piekanns sont belles. »

Le Canadien l’interrompit vivement.

« Assez, chef, lui dit-il ; malgré tous les biais que vous avez employés pour en venir à me faire votre singulière proposition, je vous ai deviné ; jamais je ne prendrai pour compagne une femme indienne. Ainsi, dispensez-vous de plus longues offres, qui n’auraient aucun résultat satisfaisant. »

Natah-Otann fronça les sourcils.

« Chien des visages pâles ! s’écria-t-il en frappant du pied avec colère ; ce soir mes jeunes hommes feront des sifflets de guerre avec tes os, et moi je boirai l’eau de feu dans ton crâne ! »

Sur cette menace terrible, le chef quitta définitivement le chasseur, qui le regarda s’éloigner en haussant les épaules et en murmurant à voix basse :

« Le dernier mot n’est pas dit encore !… ce n’est pas la première fois que je me trouve dans une position désespérée, toujours j’en ai échappé !… Il n’y a pas de raisons pour qu’aujourd’hui je sois plus malheureux !… Hum ! cela me servira de leçon ; une autre fois je serai plus prudent ! »

Cependant le chef avait donné l’ordre de commencer le supplice ; les préparatifs s’achevaient rapidement.

Balle-Franche suivait d’un œil curieux, et absolument comme s’il avait été désintéressé dans la question, tous les mouvements des Indiens.

« Oui, oui, reprit-il, mes gaillards, je vous vois ; vous préparez tous les instruments de mon supplice ; voici le bois vert destiné à m’enfumer comme un jambon ; vous taillez les brochettes que vous m’enfoncerez sous les ongles. Eh ! eh ! ajouta-t-il d’un air parfaitement satisfait, vous commencez par le tir du fusil ; voyons si vous êtes adroits ! Oh ! la bonne fête pour vous, allez-vous vous réjouir, un brave chasseur blanc à martyriser !… Le diable sait quelles sont les idées baroques qui peuvent passer dans vos cervelles indiennes ; seulement hâtez-vous, sinon, il est bien possible que j’en réchappe ! »

Pendant ce monologue, une vingtaine de guerriers, les plus adroits de la tribu, avaient pris leurs fusils et s’étaient placés à cent pas à peu près du prisonnier.

Le tir commença.

Les balles arrivaient toutes à quelques lignes à peine du chasseur, qui, à chaque coup, remuait la tête comme un barbet mouillé, à la grande joie de l’assistance.

Ce divertissement durait depuis vingt minutes environ, et menaçait de se continuer longtemps encore à cause du plaisir qu’il procurait aux Pieds-Noirs, lorsque tout à coup un cavalier bondit au milieu de la clairière, dispersa à coups de fouet les Indiens qui se trouvaient sur son passage, et, profitant de la stupeur causée par sa présence imprévue, il s’élança vers le prisonnier, mit pied à terre, coupa tranquillement les liens qui rattachaient, lui mit en main une paire de pistolets et remonta à cheval.

Tout cela s’était passé en moins de temps qu’il ne nous en a fallu pour l’écrire.

« Pardieu ! s’écria joyeusement Balle-Franche, j’étais bien sûr que je ne mourrais pas encore cette fois ! »

Les Indiens ne sont pas hommes à se laisser longtemps dominer par un sentiment quel qu’il soit ; le premier moment de surprise passé, ils enveloppèrent les deux hommes en criant, en gesticulant et en brandissant leurs armes avec fureur.

« Allons ! allons ! faites place, canailles ! cria le nouveau venu d’un ton de commandement, en cinglant de rudes coups de fouet ceux qui avaient l’imprudence de trop s’approcher de lui. Allons, venez, ajouta-t-il en se tournant vers le chasseur.

— Je ne demande pas mieux, répondit celui-ci ; mais cela ne me semble pas facile.

— Bah ! essayons toujours, reprit l’inconnu en fixant tranquillement un lorgnon dans son œil droit.

— Essayons ! » répondit Balle-Franche.

Cet inconnu, arrivé si providentiellement pour le chasseur, n’était autre que le comte Charles-Édouard de Beaulieu, que le lecteur a déjà sans doute reconnu.

« Holà ! cria le comte, d’une voix forte, venez ici, Ivon.

— Me voici, monsieur le comte, » répondit une voix partant de la forêt.

Et un second cavalier, bondissant dans la clairière, vint froidernent se ranger auprès du premier.

Celui-ci était Ivon Kergollec, valet de chambre du comte.

Il y avait quelque chose d’étrange dans le groupe formé par ces trois hommes impassibles au milieu d’une centaine d’Indiens qui hurlaient autour d’eux.

Le comte, le lorgnon à l’œil, fièrement campé sur son cheval, le regard superbe et la lèvre dédaigneuse, faisait jouer les batteries de son fusil.

Balle-Franche, un pistolet de chaque main, se préparait à vendre chèrement sa vie, tandis que le domestique attendait tranquillement l’ordre de charger les sauvages.

Les Indiens, furieux de l’audace des blancs, s’excitaient, avec force cris et gestes, à tirer une prompte vengeance des imprudents qui étaient venus si étourdiment se livrer entre leurs mains.

« Ils sont fort laids, ces Indiens, dit le comte. Maintenant que vous voilà libre, mon ami, nous n’avons plus rien à faire ici ; partons. »

Et il fit un geste pour s’ouvrir passage.

Les Pieds— Noirs firent un mouvement en avant.

« Prenez garde ! s’écria Balle-Franche.

— Allons donc ! reprit le comte en haussant les épaules ; est-ce que ces drôles prétendraient me barrer le passage, par hasard ? »

Le chasseur le regarda de l’air d’un homme qui ne sait pas au juste s’il a affaire à un fou ou à un être doué de raison, tant cette réponse lui semblait extraordinaire.

Le comte fit sentir l’éperon à son cheval.

« Eh ! murmura Balle-Franche, il va se faire tuer ; c’est égal, c’est un rude homme : je ne l’abandonnerai pas. »

En effet, le moment était critique ; les Indiens, réunis en masse serrée, se préparaient à tenter une charge désespérée contre les trois hommes :

Charge qui serait probablement décisive, car les Européens, sans abri et offrant leurs corps entiers à découvert aux coups de leurs ennemis, ne pouvaient prétendre leur échapper.

C’était cependant la conviction du comte. Sans remarquer les gestes et les cris hostiles des Peaux-Rouges, le lorgnon toujours à l’œil, il s’avança vers eux.

Depuis l’apparition du comte, le sachem indien, comme frappé de stupeur à sa vue, n’avait pas fait un geste et était demeuré les yeux fixés sur lui, en proie à une émotion extraordinaire.

Soudain, au moment où les guerriers Pieds-Noirs épaulaient leurs fusils ou ajustaient leurs flèches aux arcs, Natah-Otann sembla prendre une résolution subite ; il se jeta en avant, et, levant sa robe de bison :

« Arrêtez !… » cria-t-il d’une voix forte.

Les Indiens, dociles à la voix de leur chef, obéirent immédiatement.

Le sachem fit trois pas, s’inclina respectueusement devant le comte, et lui dit d’une voix soumise :

« Que mon père pardonne à ses enfants, ils ne le connaissaient pas ; mais mon père est grand, son pouvoir est immense, sa bonté infinie ; il oubliera ce que leur conduite a eu d’offensant pour lui. »

Balle-Franche, étonné de cette harangue, la traduisit au comte en lui avouant naïvement qu’il n’y comprenait rien.

« Pardieu ! répondit le comte en souriant, ils ont peur.

— Hum ! grommela le chasseur, cela n’est pas clair, il y a autre chose ! c’est égal, agissons de ruse. »

Alors il se tourna vers Natah-Otann :

« Le grand chef pâle est satisfait du respect de ses enfants rouges pour lui, dit-il, il leur pardonne. »

Natah-Otann fit un mouvement de joie.

Les trois hommes passèrent entre les rangs des Indiens, qui s’ouvrirent pour leur faire place, et s’enfoncèrent dans la forêt sans que leur retraite eût été troublée en aucune façon.

« Ouf ! fit Balle-Franche dès qu’il se vit en sûreté, m’en voilà hors ; mais, ajouta-t-il en secouant la tête, il y a là-dessous quelque chose d’extraordinaire que je ne puis comprendre.

— Maintenant, mon ami, lui dit le comte, vous êtes libre d’aller où bon vous semblera. »

Le chasseur réfléchit un instant

« Bah ! répondit-il au bout de quelques minutes, je vous dois la vie bien que je ne vous connaisse pas ; vous me faites l’effet d’un bon compagnon.

— Vous me flattez, dit le comte en souriant.

— Ma foi, non, je dis ce que je pense ; si vous y consentez, nous resterons ensemble au moins jusqu’à ce que j’aie soldé la dette que j’ai contractée envers vous, en vous sauvant la vie à mon tour. »

Le comte lui tendit la main.

« Merci, mon ami, fit-il avec émotion ; j’accepte votre offre.

— Va comme il est dit ! » s’écria joyeusement le chasseur en serrant la main qui lui était tendue.

Le contrat était passé.

Balle-Franche, lié d’abord au comte par la reconnaissance, se prit bientôt à éprouver pour lui une affection toute paternelle. Mais, pas plus que le premier jour, il ne comprenait rien aux façons du jeune homme, qui agissait en toutes circonstances comme il l’aurait fait en France, et déjouait sans cesse, par sa téméraire initiative et la franchise de ses actions, l’expérience indienne du chasseur.

Cela fut poussé si loin que le Canadien, superstitieux comme toutes les natures primitives, en arriva bientôt à se persuader que la vie du comte était protégée par un charme, tant il l’avait vu de fois sortir sain et sauf de positions où tout autre à sa place aurait infailliblement succombé.

Aussi rien ne lui semblait-il plus impossible avec un tel compagnon, et les propositions les plus extraordinaires que lui faisait le comte lui semblaient-elles toutes simples, d’autant plus que toujours, par un hasard incompréhensible et contre toute prévision, le succès couronnait toutes leurs entreprises.

Les Indiens semblaient, par un accord tacite, avoir renoncé à lutter avec eux, ou seulement à se rencontrer sur leur passage ; si parfois ils en apercevaient, ceux-ci, à quelque nation qu’ils appartinssent, se confondaient en marques de respect envers le comte, et ne lui adressaient la parole qu’avec une expression de terreur mêlée d’amour dont le chasseur cherchait vainement l’explication, sans que nul des Peaux-Rouges voulût ou pût la lui donner.

Cet état de choses durait depuis six mois déjà au moment où nous avons rencontré les trois hommes assis et déjeunant sur les bords du Mississipi.

Nous reprendrons maintenant notre histoire au point où nous l’avons laissée, terminant ici ces explications indispensables pour l’intelligence de ce qui va suivre.