Balle-Franche (Aimard)/II

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C. Lahure (p. 7-12).

II

DÉCOUVERTE D’UNE PISTE.


Nos personnages seraient sans doute restés longtemps encore plongés dans l’état de béatitude où ils se trouvaient, si un léger bruit parti du fleuve n’était venu soudain les rappeler un peu brusquement aux exigences de leur position.

« Qu’est-ce ? » demanda le comte en faisant avec l’ongle tomber la cendre de son regalia.

Balle-Franche se glissa parmi les buissons, regarda un instant, puis revint nonchalamment reprendre sa place.

« Rien, dit-il, deux alligators qui se jouent au milieu de la vase.

— Ah ! » fit le comte.

Il y eut un instant de silence pendant lequel le chasseur calcula mentalement la longueur de l’ombre des arbres sur le sol.

« Il est midi passé, dit-il.

— Vous croyez, reprit le jeune homme.

— Je ne le crois pas, j’en suis sûr, monsieur le comte. »

M. de Beaulieu se redressa.

« Mon cher Balle-Franche, dit-il, je vous ai prié plusieurs fois déjà de ne plus m’appeler ni monsieur, ni comte, nous ne sommes pas à Paris, que diable, dans un salon du faubourg Saint-Germain. À quoi bon se trouver dans le désert, au milieu de cette grande nature, si ces dénominations aristocratiques doivent me poursuivre jusqu’ici ? Qu’Ivon dise monsieur le comte, je le comprends lui, c’est un ancien serviteur auquel il serait trop difficile de faire perdre cette habitude, mais vous, c’est autre chose, vous êtes mon ami, mon compagnon ; nommez-moi Charles ou Édouard, comme il vous plaira, mais plus de monsieur le comte entre nous, je vous en prie.

— Bon, répondit le chasseur, je tâcherai, monsieur le comte.

— Que le diable vous emporte ! vous recommencez encore, s’écria le jeune homme en riant, tenez, faites mieux, s’il vous en coûte trop de me donner mon nom de baptême, eh bien ! appelez-moi comme les Indiens.

— Oh ! se récria le chasseur.

— Quel sobriquet m’ont-ils donné déjà, Balle-Franche, je l’ai oublié.

— Oh ! je n’oserai jamais, monsieur…

— Hein ?

— Édouard, veux-je dire.

— Bien, ceci est déjà mieux, dit le jeune homme, en souriant, mais je tiens à ce que vous me disiez ce sobriquet.

— Ils vous nomment l’œil de verre.

— L’œil de verre, c’est cela ? reprit le jeune homme en riant de tout son cœur ; ma foi il n’y a que les Indiens pour avoir de pareilles idées.

— Oh ! reprit Balle-Franche, les Indiens ne sont pas ce que vous le supposez, ils ont la ruse, du démon.

— Bah ! laissez donc, Balle-Franche, je vous ai toujours soupçonné d’avoir un faible pour les Peaux-Rouges.

— Pouvez-vous dire cela, moi qui suis leur ennemi acharné, moi qui les combats depuis bientôt quarante ans.

— Pardieu ! c’est justement parce que vous êtes leur ennemi acharné et que vous les combattez depuis quarante ans, que vous les défendez.

— Moi ! comment cela ? dit le chasseur étonné de cette conclusion à laquelle il était loin de s’attendre.

— Eh ! mon Dieu, par une raison toute simple : nul ne veut avoir à lutter contre des ennemis indignes de lui, il est donc naturel que vous cherchiez à réhabiliter ceux que vous avez passé votre vie à combattre. »

Le chasseur secoua la tête.

« Monsieur Édouard, dit-il d’un air pensif, les Peaux-Rouges sont des gens que l’on ne connaît bien qu’après de longues années ; ils ont tout à la fois la ruse de l’Opposum de leurs forêts, la prudence du serpent et le courage du couguar ; dans quelques années d’ici vous ne les mépriserez pas autant que vous le faites aujourd’hui.

— Vive Dieu ! mon compagnon, se récria vivement le comte, j’espère avant un an avoir quitté les prairies. Oh ! oh ! je suis pour la vie civilisée, moi, il me faut Paris avec ses boulevards, son Opéra, ses bals et ses fêtes ! Non, non, le désert n’est nullement mon fait. »

Le chasseur secoua une seconde fois la tête, puis il reprit avec un accent mélancolique, qui malgré lui frappa le jeune homme, et semblant plutôt se parler à lui-même que répondre aux paroles du comte :

« Oui, oui, c’est ainsi que sont les Européens ; lorsqu’ils arrivent dans la prairie, ils regrettent la vie civilisée, le désert ne s’apprécie que peu à peu : mais lorsqu’on a respiré les senteurs des savanes, que pendant de longues nuits on a écouté le murmure du vent dans les arbres centenaires, les hurlements des bêtes fauves dans les forêts vierges, que l’on a foulé les sentes inexplorées des prairies, que l’on a admiré cette nature grandiose qui ne doit rien à l’art, où le doigt de Dieu est empreint à chaque pas en caractères ineffaçables, lorsqu’on a assisté aux scènes sublimes qui, d’instants en instants, surgissent devant soi, alors peu à peu on se prend à aimer ce monde inconnu si plein de mystères et de péripéties étranges, les yeux s’ouvrent à la vérité, malgré soi on devient croyant, on répudie les mensonges de la civilisation, et transformé peu à peu, respirant par tous les pores l’air pur des montagnes et des prairies, on éprouve des émotions pleines de charmes inconnus, d’enivrantes voluptés, et ne reconnaissant plus d’autres maîtres que ce Dieu devant lequel on se trouve si petit, on oublie tout pour vivre à jamais de la vie nomade et rester au désert, parce que c’est là seulement où l’on se sent libre, heureux, homme enfin !… Oh ! vous aurez beau dire, monsieur le comte, quoi que vous fassiez, le désert vous tient maintenant, vous avez goûté de ses joies, de ses douleurs, il ne vous lâchera pas ! ce n’est pas sitôt que vous reverrez la France ni Paris !… le désert saura vous retenir malgré vous. »

L$ jeune homme avait écouté avec une émotion dont il ne pouvait se rendre compte cette longue tirade du chasseur ; tout bas dans son for intérieur, il reconnaissait, à travers l’exagération du coureur des bois, la justesse de son raisonnement, et se sentait effrayé d’être obligé de lui donner si pleinement raison.

Le comte, ne sachant que répondre et reconnaissant tacitement qu’il était battu, changea brusquement de conversation.

« Hum ! fit-il, vous disiez donc, mon ami, qu’il est midi passé.

— Midi et quart à peu près, » répondit le chasseur.

Le comte consulta sa montre.

« C’est juste, dit-il.

— Oh ! reprit le chasseur en désignant le soleil du doigt, voilà la seule et vraie horloge, celle-là n’avance ni ne retarde jamais, car c’est Dieu qui la règle. »

Le jeune homme baissa affirmativement la tête.

« Nous remettons-nous en route, dit-il.

— À quoi bon, en ce moment ? répondit le Canadien, rien ne nous presse.

— C’est vrai. Mais êtes-vous sûr que nous ne nous sommes pas égarés ?

— Égarés ! s’écria le chasseur avec un bond de surprise et presque de colère, non, non, cela n’est pas possible, je vous réponds que nous serons avant huit jours au lac Itasca.

— C’est réellement de ce lac que sort le Mississipi ?

— Oui, car quoi qu’on en dise, le Missouri n’est que la branche principale de ce fleuve, les savants auraient mieux fait de s’en assurer par eux-mêmes avant d’affirmer que le Missouri et le Mississipi sont deux rivières séparées.

— Que voulez-vous, Balle-Franche, fit le comte en riant, les savants de tous les pays sont les mêmes ; comme ils sont fort paresseux de leur nature, ils s’en rapportent les uns aux autres, et de là le nombre infini d’absurdités qu’ils mettent en circulation avec un aplomb superbe. Il faut en prendre son parti.


L’émigrant et ses fils escortent la voiture.
— Les Indiens ne s’y trompent pas, eux.

— C’est juste, mais les Indiens ne sont pas des savants.

— Non, ils se bornent à voir par eux-même et à n’assurer que ce dont ils sont sûrs.

— C’est ce que je voulais dire, dit le comte.

— Si vous m’en croyez, monsieur Édouard, nous resterons ici encore quelques heures, afin de laisser passer le plus fort de la chaleur, puis lorsque le soleil sera sur son déclin, nous nous remettrons en route.

— Parfaitement ; reposons-nous donc. Du reste Ivon semble être complètement de notre avis, car il n’a pas bougé. »

En effet, le Breton dormait à poings fermés.

Le comte s’était levé ; avant de se laisser retomber sur le sol, il jeta machinalement un regard sur l’immense plaine qui se déroulait calme et majestueuse à ses pieds.

« Eh ! s’écria-t-il tout à coup, qu’y a-t-il là-bas ? voyez donc, Balle-Franche. »

Le chasseur se leva et regarda dans la direction que lui indiquait le comte.

« Eh bien ! ne voyez-vous rien ? » fit le jeune homme.

Balle-Franche, la main placée en abat-jour sur ses yeux afin de les défendre de l’éclat du soleil, regardait attentivement sans répondre.

« Eh bien ! reprit le comte au bout d’un instant.

— Nous ne sommes plus seuls, répondit le chasseur, là-bas il y a des hommes.

— Comment des hommes ? nous n’avons relevé aucune trace d’Indiens.

— Je n’ai pas dit que ce fussent des Indiens, reprit Balle-Franche.

— Hum ! je suppose qu’à cette distance il vous serait assez difficile de reconnaître ce que cela peut être. »

Balle-Franche sourit.

« Vous jugez toujours avec vos connaissances acquises dans le monde civilisé, monsieur Édouard, répondit-il.

— Ce qui veut dire ? fit le jeune homme intérieurement piqué de l’observation.

— Ce qui veut dire, que vous vous trompez presque toujours.

— Pardieu, mon ami, vous me permettrez de vous faire observer, toute incrédulité à part, qu’il est impossible à cette distance de reconnaître quoi que ce soit, surtout quand on ne distingue rien, sinon un peu de fumée blanchâtre.

— N’est-ce pas assez ? Croyez-vous donc que toutes les fumées se ressemblent !

— Voilà une distinction un peu bien subtile, et je vous avoue que pour moi toutes les fumées se ressemblent.

— Voici où est l’erreur, répondit le Canadien avec un grand sang-froid, et lorsque vous aurez passé quelques années dans les prairies, vous ne vous tromperez plus. »

M. de Beaulieu le regarda attentivement, persuadé qu’il se moquait de lui.

Celui-ci continua impassiblement :

« Ce que nous apercevons là-bas, ce n’est ni un feu d’Indiens ni un feu de chasseurs, c’est un feu d’hommes blancs qui ne sont pas encore accoutumés à la vie du désert.

— Oh ! par exemple vous allez vous expliquer, n’est-ce pas ?

— Je ne demande pas mieux ; vous avouerez bientôt que j’ai raison. Écoutez bien, monsieur Édouard, car ceci est important à savoir.

— J’écoute, mon ami.

— Vous n’ignorez pas, reprit imperturbablement le chasseur, que ce que l’on est convenu d’appeler le désert est très-peuplé.

— C’est juste, dit le jeune homme en souriant.

— Bon, mais les ennemis les plus à craindre dans les prairies ne sont pas les bêtes fauves, ce sont les hommes ; les Indiens et les chasseurs le savent si bien, qu’ils s’appliquent, autant que possible, à faire disparaître les traces de leur passage et à dissimuler leur présence.

— J’admets cela.

— Très-bien ; lorsque les Peaux-Rouges ou les chasseurs sont obligés d’allumer du feu, soit pour préparer leurs aliments, soit pour se garantir du froid, ils choisissent, avec le plus grand soin, le bois qu’ils veulent brûler, et ils ont la précaution de n’employer jamais que du bois sec.

— Hum ! je ne vois pas pourquoi celui-là plutôt qu’un autre.

— Vous allez me comprendre, reprit le chasseur. Le bois sec ne produit qu’une fumée bleuâtre, qui se confond facilement avec l’azur du ciel, ce qui, à une faible distance, la rend invisible, au lieu que le bois vert, étant humide, dégage une vapeur blanche et épaisse qui de loin dénonce la présence de ceux qui ont allumé le feu ; voilà pourquoi à la simple inspection de cette fumée, je vous ai dit tout à l’heure que les gens qui sont là-bas sont des blancs, et des blancs étrangers à la prairie, sans cela, ils n’auraient pas manqué de se servir de bois sec.

— Parbleu ! s’écria le jeune homme, voilà qui est curieux, et j’en veux avoir le cœur net.

— Qu’allez-vous faire ?

— Eh mais, je vais aller voir quels sont les gens qui ont allumé ce feu.

— Pourquoi vous déranger, puisque je vous le dis ?

— C’est possible, mais ce que j’en fais, c’est pour ma satisfaction personnelle ; depuis que nous vivons ensemble, vous me racontez des choses si extraordinaires, mon ami, que je ne serais pas fâché une fois pour toutes de savoir à quoi m’en tenir. »

Et sans plus écouter les observations du Canadien, le jeune homme réveilla son domestique.

« Que désirez-vous, monsieur le comte ? dit celui-ci en se frottant les yeux.

— Les chevaux, vivement, Ivon. »

Le Breton se leva et brida les chevaux.

Le comte se mit en selle, le chasseur l’imita en secouant la tête et tous trois descendirent la colline au grand trot.

« Vous verrez, monsieur Édouard, disait Balle-Franche, vous verrez que j’ai raison.

— Je ne demande pas mieux, seulement je suis curieux de savoir ce qu’il en est.

— Allons donc, puisque vous le voulez ; seulement permettez-moi de marcher en avant, nous ne savons à quelles gens nous allons avoir affaire, il est bon de se tenir sur ses gardes. »

Le Canadien prit la tête de la petite troupe.

Le feu que le comte avait aperçu du haut du monticule, n’était pas aussi rapproché qu’il le supposait ; le chasseur était obligé de faire incessamment des détours dans les hautes herbes afin d’éviter les buissons et les taillis épais qui à chaque instant barraient le passage, ce qui allongeait encore la distance ; si bien qu’ils mirent près de deux heures avant d’atteindre l’endroit vers lequel ils se dirigeaient.

Lorsqu’ils arrivèrent enfin à peu de distance de ce feu qui intriguait si fort M. de Beaulieu, le Canadien s’arrêta en faisant signe à ses compagnons de l’imiter.

Ceux-ci obéirent.

Balle-Franche mit pied à terre, confia la bride de son cheval à Ivon et, saisissant sa carabine de la main droite :

« Je vais à la découverte, dit-il.

— Allez, » répondit laconiquement le jeune homme.

M. de Beaulieu était un homme d’un courage éprouvé, mais, depuis qu’il était dans les prairies, il avait compris une chose : c’est que le courage sans prudence est une folie, en face d’ennemis qui n’agissent jamais sans appeler la ruse et la trahison à leur aide ; aussi, renonçant peu à peu à ses idées chevaleresques, il commençait à adopter le système du désert, sachant fort bien que, dans une embuscade, l’avantage reste presque toujours à celui qui le premier découvre les adversaires que le hasard lui amène.

Le comte attendit donc patiemment le retour du chasseur, qui s’était silencieusement glissé dans les buissons et avait disparu dans la direction du feu. Son attente fut assez longue.

Enfin, au bout d’une heure environ, les taillis s’agitèrent et Balle-Franche reparut à un point opposé à celui par lequel il était parti.

Le vieux coureur des bois avait été fort intrigué par l’apparition de ce feu lointain que le comte lui avait signalé du haut du monticule.

Dès qu’il s’était trouvé seul, mettant en pratique cet axiome : le plus court chemin d’un point à un autre est la ligne courbe, dont la vérité est prouvée dans la prairie, il avait fait un large détour, afin de tomber, si cela était possible, sur les traces des hommes qu’il allait observer, et, sur ces indices, reconnaître à peu près en face de quelles gens il allait se trouver.

Au désert, la rencontre que l’on redoute le plus est celle de l’homme. Tout inconnu est d’abord un ennemi ; aussi s’accoste-t-on généralement à distance, le canon du fusil en avant et le doigt sur la détente.

Avec ce coup d’œil infaillible que l’habitude des savanes lui avait donné, Balle-Franche avait aperçu de loin une zone où l’herbe était couchée et flétrie, cette zone marquait infailliblement l’endroit par lequel avaient passé les inconnus.

Le chasseur, toujours courbé afin de ne pas être dépisté, se trouva bientôt sur le bord d’un sillon large de quatre pieds, dont l’extrémité se perdait dans une forêt vierge peu distante !

Après s’être arrêté un instant pour reprendre haleine, le Canadien plaça la crosse de son rifle à terre et commença à étudier sérieusement les traces profondément creusées sur le sol.

Son investigation ne dura pas plus de dix minutes, puis il releva la tête en souriant, jeta son rifle sur l’épaule et regagna paisiblement la place où il avait laissé ses compagnons, sans même se donner la peine d’aller jusqu’au feu.

Ce bref examen lui avait suffi pour le renseigner complètement ; il savait tout ce qu’il voulait savoir.

« Eh bien ! Balle-Franche, quoi de nouveau ? lui demanda le comte en l’apercevant.

— Les gens dont nous avons aperçu le feu, répondit le chasseur, sont des émigrants américains, des pionniers qui viennent planter leur tente au désert. C’est une famille composée de six individus, quatre hommes et deux femmes. Ils ont un chariot qui traîne leurs gros bagages, et emmènent avec eux un assez grand nombre de bestiaux.

— Remontez à cheval, Balle-Franche, allons souhaiter à ces braves gens la bienvenue du désert. »

Le chasseur resta immobile et pensif, appuyé sur son rifle.

« Eh bien ! reprit le comte, ne m’avez-vous pas entendu, mon ami ?

— Si, monsieur Édouard, je vous ai parfaitement entendu, mais parmi les traces de ces émigrants, j’en ai découvert d’autres qui m’ont paru suspectes, et je voudrais, avant de nous aventurer dans leur camp, battre les environs.

— De quelles traces parlez-vous, mon ami ? demanda vivement le jeune homme.

— Hum ! fit le chasseur, vous savez qu’à tort ou à raison les Peaux-Rouges se prétendent les rois des prairies et qu’ils ne veulent pas y souffrir la présence des blancs.

— Mais je trouve qu’ils sont parfaitement dans leur droit ; depuis la découverte de l’Amérique, les blancs les ont peu à peu dépossédés de leurs territoires et refoulés au désert : ils défendent ce dernier refuge, et ils font bien.

— Je suis entièrement de votre avis, monsieur Édouard, le désert ne devrait appartenir qu’aux chasseurs et aux Indiens ; malheureusement les Américains ne pensent pas ainsi, ce qui fait que tous les jours ils quittent les villes et s’enfoncent dans l’intérieur, s’établissant tantôt ici, tantôt là, et confisquant à leur profit les contrées les plus fertiles et les, plus riches en gibier.

— Que pouvons-nous y faire, mon ami ? répondit le comte en souriant ; c’est un mal sans remède dont nous devons prendre notre parti, mais je ne devine pas encore où vous voulez en venir avec ces réflexions fort justes, sans doute, bien qu’elles me semblent un peu hors de propos en ce moment, et je serais charmé que vous vous expliquassiez plus clairement.

— C’est ce que je vais faire ; eh bien ! j’ai reconnu par certaines empreintes que les émigrants sont suivis à la piste par un parti indien qui n’attend probablement qu’une occasion pour les attaquer et les massacrer.

— Diable ! fit le jeune homme, ceci est sérieux ; vous avez averti sans doute ces braves gens du danger qui les menace ?

— Moi !… pas du tout, je ne leur ai pas parlé, je ne les ai même pas vus.

— Comment ! vous ne les avez pas vus ?

— Non ; aussitôt que j’ai eu reconnu les traces des Indiens, je me suis hâté de revenir afin de me concerter avec vous.

— Fort bien, mais alors si vous n’êtes pas allé jusqu’à leur camp, comment avez-vous pu reconnaître que ces voyageurs étaient des émigrants américains, qu’ils étaient six, quatre hommes et deux femmes ; enfin, comment vous a-t-il été possible de me donner des renseignements si clairs et si précis sur eux ?

— Oh ! bien facilement, allez, répondit simplement le chasseur ; le désert est un livre écrit tout entier par le doigt de Dieu ; et pour l’homme habitué à y lire, il ne peut guère cacher de secrets ; il m’a suffi de regarder les empreintes pendant quelques minutes pour tout deviner. »

M. de Beaulieu fixa sur le chasseur un regard étonné ; bien que depuis plus de six mois il habitât les prairies, il ne pouvait encore comprendre cette espèce de divination dont le chasseur semblait doué à l’égard de faits qui, pour lui, demeuraient lettre morte.

« Mais, dit-il, peut-être ces Indiens dont vous avez relevé les traces sont-ils des chasseurs inoffensifs ? »

Balle-Franche secoua la tête.

« Il n’y a pas de chasseurs inoffensifs parmi les Indiens, dit-il, surtout quand ils se mettent sur la piste des blancs. Ces Indiens appartiennent à trois races pillardes, que je suis étonné de voir réunies, ils méditent sans doute quelque expédition extraordinaire, dont le massacre des émigrants ne sera qu’un des moins intéressants épisodes.

— Quels sont ces Indiens ?… les croyez-vous nombreux ? »

Le chasseur réfléchit un instant.

« Le parti que j’ai découvert n’est probablement que l’avant-garde d’une troupe plus nombreuse, répondit-il ; autant que j’ai pu en juger, ils ne sont tout au plus qu’une quarantaine ; mais les guerriers Peaux-Rouges marchent avec la rapidité de l’antilope, on ne peut jamais les compter complètement ; ce parti se compose de Comanches, de Pieds-Noirs et de Scioux ou Dacotahs, c’est-à-dire les trois tribus les plus guerrières de la prairie.

— Hum ! fit le comte après un instant de réflexion, si ces démons en veulent réellement aux émigrants, ainsi que tout le fait supposer, les pauvres Américains me paraissent dans une fâcheuse position.

— À moins d’un miracle, ils sont perdus ! dit nettement le chasseur.

— Que faire ?… comment les avertir ?

— Monsieur Édouard, prenez garde à ce que vous allez tenter.

— Nous ne pouvons cependant pas laisser ainsi égorger, presque sous nos yeux, des hommes de notre couleur, ce serait une lâcheté.

— Oui, mais ce serait une folie insigne que de nous joindre à eux ; réfléchissez donc que nous ne sommes que trois.

— Je le sais bien, dit le jeune homme tout pensif ; cependant, je ne consentirai jamais à abandonner ces pauvres gens sans chercher à les défendre.

— Tenez, il n’y a qu’une chose à faire, et, qui sait, peut-être Dieu nous viendra-t-il en aide.

— Voyons, soyez bref, mon ami, le temps presse.

— Selon toutes probabilités, les Indiens ne nous ont pas encore dépistés, bien qu’ils doivent se trouver à une courte distance de nous ; retournons à l’endroit où nous avons déjeuné, de cette place on domine toute la prairie. Les Indiens n’attaquent jamais leurs ennemis avant quatre heures du matin ; tenons-nous cois ; dès qu’ils tenteront leur assaut contre les émigrants, nous les attaquerons par derrière ; surpris du secours imprévu qui arrivera aux Américains, il est probable qu’ils prendront la fuite ; car l’obscurité de la nuit les empêchera de nous compter, et ils ne supposeront jamais que trois hommes soient assez fous pour les attaquer ainsi.

— Pardieu ! s’écria le comte en riant, voilà une bonne idée, Balle-Franche, et telle que je l’attendais d’un vaillant chasseur comme vous ; regagnons promptement notre observatoire, afin d’être prêts à tout événement. »

Le Canadien sauta sur son cheval, et les trois hommes retournèrent sur leurs pas.

Mais, suivant son habitude, Balle-Franche, qui paraissait être un ennemi acharné de la ligne droite, leur fit faire un nombre infini de détours, dans le but évident de fourvoyer ceux que le hasard aurait amenés sur leur piste.

Ils arrivèrent au sommet du monticule au moment où le soleil finissait de disparaître à l’horizon.

Sous l’influence des derniers rayons de l’astre du jour, la dégradation des teintes imprimait aux objets des reflets changeants qui s’assombrissaient peu à peu. La brise du soir se levait et commençait à agiter avec de mystérieux murmures la cime houleuse des grands arbres. Les rauquements des tigres et des couguars se mêlaient déjà aux bramements des élans, aux mugissements des bisons et aux abois saccadés des loups rouges, dont on voyait les sombres silhouettes apparaître çà et là sur les rives du fleuve.

Le ciel s’assombrissait de plus en plus, et les étoiles commençaient à marquer de points brillants la voûte du ciel.

Les trois chasseurs s’assirent nonchalamment au sommet de la colline, à l’endroit même qu’ils avaient quitté, quelques heures auparavant, dans l’intention de n’y plus revenir, et ils firent les apprêts de leur souper.

Apprêts qui ne furent pas longs, car la prudence leur commandait impérieusement de ne pas allumer un feu qui aurait immédiatement dénoncé leur présence aux yeux invisibles qui probablement scrutaient en ce moment le désert dans tous les sens.

Tout en mangeant quelques pincées de pennekans[1], ils restaient les yeux fixés sur le camp des émigrants dont le feu était parfaitement visible dans la nuit.

« Hein ! fît Balle-Franche, voilà des gens qui ignorent le premier mot de la vie du désert, sans cela ils se garderaient bien d’allumer un feu que les Indiens peuvent voir à dix lieues à la ronde.

— Bah ! cette espèce de phare nous guidera pour aller à leur secours, dit le comte.

— Dieu veuille que ce ne soit pas en vain ! »

Le repas achevé, le chasseur engagea le comte et son domestique à dormir pendant quelques heures.

« Quant à présent, dit-il, nous n’avons rien à redouter, laissez-moi veiller pour tous, mes yeux sont accoutumés à voir dans les ténèbres. »

Le comte ne se fit pas répéter l’invitation, il se roula dans son manteau et s’étendit sur le sol.

Deux minutes plus tard lui et Ivon dormaient profondément.

Balle-Franche s’était assis au pied d’un arbre et avait allumé sa pipe afin de charmer à sa manière les ennuis de sa faction.

Soudain, il pencha le corps en avant, colla son oreille contre terre, et parut écouter avec, soin.

Son ouïe exercée avait saisi un bruit presque imperceptible d’abord, mais qui semblait se rapprocher peu à peu.

Le chasseur arma silencieusement son rifle et attendit.

Au bout d’un quart d’heure, environ, il se fit un léger froissement dans les broussailles, les branches s’écartèrent et un homme parut.

Cet homme était Natah-Otann, le sachem des Piekanns.

  1. Viande de bison séchée puis réduite en poudre.