Balle-Franche (Aimard)/VI

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C. Lahure (p. 29-35).

VI

LA DÉFENSE DU CAMP.


Les Peaux-Rouges ont une façon de se battre qui déconcerte tous les moyens employés par la tactique européenne.

Pour bien comprendre leur système, il faut d’abord bien savoir ceci, c’est que les Indiens ne placent point le point d’honneur là où nous le mettons.

Ceci bien entendu, le reste est bien facile à admettre.

Nous nous expliquons.

Les Indiens, lorsqu’ils entreprennent une expédition, n’ont qu’un but, le succès.

Pour eux, tout se résume là. Tous les moyens sont bons pour l’atteindre.

Doués d’un courage incontestable, téméraire parfois jusqu’à l’excès, ne s’arrêtant devant rien, ne se rebutant devant aucune difficulté ; malgré cela, lorsque le succès de leur expédition leur semble compromis, que par conséquent le but est manqué, ils reculent aussi facilement qu’ils s’étaient avancés d’abord, ne trouvant nullement leur honneur compromis de battre en retraite et d’abandonner le champ de bataille à un ennemi plus fort qu’eux, ou se tenant bien sur ses gardes.

Aussi leur système de guerre est-il des plus simples.

Ils ne procèdent que par surprises.

Les Peaux-Rouges suivront des mois entiers leur ennemi à la piste, avec une patience que rien n’égale, sans se relâcher un seul instant de leur surveillance, l’épiant de nuit et de jour, tout en ayant soin de ne pas se laisser surprendre eux-mêmes ; puis, lorsque l’occasion se présente enfin, qu’ils croient le moment arrivé de mettre à exécution le projet dont ils ont depuis longtemps calculé toutes les chances pour et contre, ils agissent avec une vigueur et une furia qui déconcertent fort souvent ceux qu’ils attaquent ; mais, si après le premier choc ils sont repoussés, s’ils reconnaissent que ceux auxquels ils ont affaire ne se sont pas laissé intimider et sont en mesure de leur résister, alors, à un signal donné, ils disparaissent comme par enchantement et recommencent sans honte à épier le moment d’être plus heureux.

John Bright, d’après les conseils de l’inconnue, s’était placé avec ses domestiques et son fils de façon à pouvoir surveiller attentivement la prairie de tous les côtés.

L’inconnue et lui s’étaient embusqués à l’angle qui regardait le fleuve, et attendaient appuyés sur leur rifle.

John Bright ne put résister plus longtemps à son impatience, sans prononcer une parole, il abandonna son poste, sauta sur son mustang et le lança droit devant lui.

La prairie présentait en ce moment un aspect singulier.

La brise qui, au coucher du soleil, s’était levée avec une certaine force, mourait doucement en courbant à peine les cimes touffues des grands arbres.

La lune, presque éclipsée, ne répandait sur le paysage qu’une lueur incertaine et tremblotante qui, au lieu de dissiper les ténèbres, les rendait, pour ainsi dire, visibles par les contrastes frappants de l’obscurité et des rayons pâles et fugitifs de l’astre sur son déclin.

Parfois, un rauquement sourd et un glapissement saccadé s’élevaient dans le silence et venaient, comme un sinistre appel, rappeler aux émigrants qu’autour d’eux veillaient invisibles d’implacables et féroces ennemis.

La pureté de l’atmosphère était, si grande que le moindre bruit s’entendait à une longue distance, et qu’il était facile de distinguer au loin les énormes masses de granit qui tachetaient le sol de points noirs.

L’émigrant, malgré sa longue habitude du désert, n’aperçut rien de suspect ; le doute entra dans son cœur, il regagna le camp au petit pas, mit pied à terre et, reprenant son poste auprès de l’inconnue :

« Savez-vous de bonne source que nous devons être attaqués cette nuit ? lui demanda-t-il à voix basse.

— J’ai assisté au dernier conseil des chefs, » répondit-elle nettement.

L’émigrant lui lança un regard investigateur, que celle-ci surprit et comprit immédiatement ; elle haussa les épaules avec dédain.

« Prenez garde, lui dit-elle avec une certaine emphase, ne laissez pas, pour un mot, pénétrer le doute dans votre âme ; quel intérêt aurais-je à vous tromper ?

— Je ne sais, répondit-il avec un accent rêveur, mais je me demande de même quel intérêt vous pouvez avoir à me défendre.

— Aucun ; puisque vous placez la question sur ce terrain, que m’importe à moi que vos richesses soient pillées, votre femme, votre fille, et vous-même scalpés ? Cela m’est fort indifférent ; mais est-ce donc ainsi seulement qu’il faut envisager la chose ? Croyez-vous que, pour moi, les intérêts matériels soient pour beaucoup, qu’ils aient un grand poids sur mon esprit ! Si telle est votre opinion, tout est dit entre nous, je me retire, vous laissant sortir comme vous pourrez du mauvais pas dans lequel vous vous êtes mis. »

En prononçant ces paroles, elle avait jeté son rifle sur l’épaule et fait un brusque mouvement pour escalader la palissade.

John Bright l’arrêta vivement.

« Vous ne me comprenez pas, dit-il : tout homme à ma place agirait ainsi que je fais ; ma position est affreuse, vous-même le reconnaissez ; vous vous êtes introduite dans mon camp, sans qu’il me soit possible de deviner comment. Cependant jusqu’à présentée vous ai, chose que vous ne pouvez nier, témoigné la plus entière confiance ; pourtant je ne sais qui vous êtes ni quel mobile vous fait agir. Vos paroles, loin de m’éclairer, me plongent au contraire dans une incertitude plus grande ; il y va, pour moi, du salut de toute ma famille qui risque d’être massacrée sous mes yeux, du peu que je possède, enfin ; réfléchissez sérieusement à tout cela, et je vous défie ensuite de me désapprouver si je ne vous témoigne pas toute la confiance à laquelle vous avez droit sans doute, lorsque je ne sais pas encore qui vous êtes.

— Oui, répondit-elle après un instant de réflexion, vous avez raison ; le monde est ainsi fait, qu’il faut toujours que les gens déclinent d’abord leurs noms et qualités : l’égoïsme règne si bien en maître sur toute la surface du globe que, même pour rendre service à quelqu’un, on a besoin d’un certificat d’honnêteté ; car nul ne veut admettre le désintéressement du cœur, cette aberration des âmes généreuses, que les gens positifs taxent de folie ! Malheureusement il faut, malgré vous, m’admettre pour ce que je parais, au risque de me voir m’éloigner, toute confidence de ma part serait superflue. Vous me jugerez sur mes actes, la seule preuve que je puisse et veuille vous donner de la pureté de mes intentions : libre à vous d’accepter ou de refuser mon concours ; après les événements vous me remercierez ou me maudirez, à votre choix. »

John Bright était plus perplexe que jamais ; les explications de l’inconnue ne faisaient qu’épaissir le nuage mystérieux qui l’enveloppait, au lieu de mettre un point lumineux dans ces ténèbres.

Cependant, malgré lui, il se sentait porté vers elle.

Après quelques minutes de sérieuses réflexions, il releva la tête, frappa brusquement le canon de son rifle de la main droite, et, regardant son interlocutrice bien en face :

« Écoutez, lui dit-il d’une voix ferme et profondément accentuée, je ne chercherai pas plus longtemps à savoir si vous venez de Dieu ou du diable, si vous êtes un espion de nos ennemis ou un ami dévoué ; les événements, ainsi que vous me l’avez dit, décideront bientôt la question. Seulement, souvenez-vous de ceci : je surveillerai avec soin vos moindres gestes, vos moindres paroles. Au premier mot ou au premier mouvement suspect, je vous envoie sans hésiter une balle dans la tête, dussé-je être tué immédiatement après. Acceptez-vous, oui ou non ? »

L’inconnue se mit à rire.

« J’accepte, dit-elle ; à la bonne heure, je reconnais le Yankee ! »

Après cette parole, la conversation cessa entre les deux interlocuteurs, dont toute l’attention était concentrée sur la prairie.

Le calme le plus profond continuait de planer sur le désert.

En apparence, tout était dans le-même état qu’au coucher du soleil.

Cependant les yeux perçants de l’inconnue distinguèrent, sur les rives du fleuve, plusieurs bêtes fauves qui s’enfuyaient précipitamment, et d’autres qui, au lieu de continuer à boire, traversaient le fleuve en toute hâte.

Un des axiomes les plus vrais du désert est celui-ci : il n’y a pas d’effets sans causes.

Tout a une raison d’être dans la prairie, tout est analysé, tout est commenté : une feuille ne tombe pas d’un arbre, un oiseau ne s’envole pas sans que l’on sache ou l’on devine pourquoi la feuille est tombée, pour quelle raison : l’oiseau a pris son vol.

Après quelques minutes d’un examen approfondi, l’inconnue saisit le bras de l’émigrant, et, se penchant à son oreille, elle lui dit d’une voix faible comme le soupir de la brise, ce seul mot qui le fit tressaillir, en étendant le bras vers un endroit de la plaine :

« Regardez ! »

John Bright pencha le corps en avant

« Oh ! murmura-t-il au bout d’un instant, qu’est-ce que cela signifie ? »

La prairie était, ainsi que nous l’avons dit plus haut, couverte en nombre de places de blocs de granit, d’arbres morts et étendus qui mouchetaient le sol de points noirs.

Chose étrange, ces points noirs, d’abord assez éloignés du camp, semblaient s’être rapprochés insensiblement, et maintenant ils n’en étaient plus qu’à une courte distance.

Comme il était littéralement impossible que les quartiers de roche ou les arbres se fussent mis seuls en mouvement, il devait y avoir à ce rapprochement une cause que le digne émigrant, dont l’esprit était loin d’être subtil, se creusait vainement la cervelle pour deviner.

Cette nouvelle forêt de Macbeth, qui marchait toute seule, l’inquiétait au suprême degré : son fils et ses domestiques avaient, de leur côté, constaté le même prodige sans en approfondir davantage la cause.

John Bright remarqua, entre autres, qu’un arbre qu’il se rappelait fort bien avoir vu le soir même à plus de cent cinquante pieds du monticule, s’était tout à coup si bien rapproché qu’il se trouvait maintenant à quarante pieds au plus.

L’inconnue, sans s’émouvoir, lui répondit à voix basse :

« Ce sont les Indiens.

— Les Indiens ? fit-il, impossible !

— Je vais vous en donner la preuve. »

Elle s’agenouilla derrière la palissade, épaula son rifle, et, après avoir visé pendant quelques secondes, elle lâcha la détente.

Un éclair traversa l’espace.

Au même instant le prétendu arbre bondit sur place comme un daim.

Un cri terrible se fit entendre et des Peaux-Rouges apparurent, bondissant du côté du camp, comme une troupe de loups, en brandissant leurs armes, s’appelant avec leurs sifflets et hurlant comme des démons.

Les Américains, gens extrêmement superstitieux, rassurés de voir qu’ils n’avaient à faire qu’à des hommes, lorsqu’ils redoutaient quelque sortilège, reçurent bravement leurs ennemis par un feu roulant et surtout bien dirigé.

Cependant les Indiens, sachant probablement le petit nombre des blancs, ne se rebutèrent pas et poussèrent résolument en avant.

Déjà les Peaux-Rouges n’étaient plus qu’à quelques toises ; ils se préparaient à tenter l’assaut des barricades, lorsqu’un dernier coup de feu tiré par l’inconnue renversa un Indien plus avancé que les autres, à l’instant où il se tournait vers ses compagnons pour les encourager à le suivre.

La chute de cet homme produisit un effet auquel les Américains, qui se croyaient perdus, étaient loin de s’attendre.

Comme par enchantement, les Indiens disparurent, les cris cessèrent, et tout rentra dans le calme le plus profond.

C’était à croire que tout ce qui venait de se passer était un rêve.

Les Américains se regardaient avec étonnement, ne sachant à quelle cause attribuer cette brusque retraite.

« Voilà qui est incompréhensible, dit John Bright après s’être assuré d’un coup d’œil rapide que tout son monde était sur pied et sans blessure ; pouvez-vous nous expliquer cela, mistress, vous qui semblez être notre bon ange, car c’est à votre dernier coup de feu que nous devons le repos dont nous jouissons à présent ?


John Bright lança son cheval droit devant lui.

— Ah ! fît-elle avec un sourire railleur, vous commencez donc à me rendre justice !

— Ne parlons plus de cela, fit l’émigrant d’un ton de mauvaise humeur, je suis un imbécile, pardonnez-moi et oubliez mes soupçons.

— Je les ai oubliés, répondit-elle ; quant à ce qui vous étonne, c’est une chose bien simple : l’homme que j’ai tué ou tout au moins blessé est un chef indien d’une grande réputation ; en le voyant tomber, ses guerriers se sont découragés, ils ont couru à lui afin de l’enlever, pour que sa chevelure ne tombât pas entre vos mains.

— Oh ! oh ! fit John Bright avec un geste de dégoût, ces païens se figurent-ils donc que nous sommes comme eux ? Non, non, je les tuerai si je puis jusqu’au dernier pour me défendre, et de cela nul ne me peut blâmer ; mais quant à scalper, c’est autre chose : je suis un brave Virginien, moi, sans aucune goutte de sang métis dans les veines ; le fils de mon père ne commet pas de telles infamies !

— Je vous approuve, répondit l’inconnue d’une voix triste ; le scalpe est une torture affreuse : malheureusement beaucoup de blancs dans les prairies ne pensent pas comme vous ; ils ont pris les coutumes indiennes et scalpent sans cérémonie les ennemis qu’ils tuent.

— Ils ont tort.

— C’est possible, je suis loin de leur donner raison.

— De sorte, s’écria joyeusement John Bright, que nous voilà complètement débarrassés de ces diables rouges.

— Ne vous réjouissez pas encore, bientôt vous les verrez revenir.

— Encore !

— Ils n’ont suspendu l’attaque que pour enlever leurs morts et leurs blessés, et probablement aussi pour chercher un autre moyen d’avoir raison de vous.

— Hélas ! ce ne sera pas difficile ; malgré tous nos efforts, il nous sera impossible de résister à cette foule d’oiseaux de proie qui fondent sur nous de toutes parts comme sur une curée : que peuvent cinq rifles contre cette légion de démons ?

— Beaucoup, si vous ne désespérez pas.

— Oh ! pour cela vous pouvez être tranquille, mistress, nous ne broncherons pas d’une semelle, nous sommes résolus de nous faire tuer tous à notre poste.

— Votre bravoure me plaît, répondit l’inconnue ; peut-être tout finira-t-il mieux que nous le supposons.

— Dieu vous entende ! digne femme.

— Mais ne perdons pas davantage notre temps ; les Indiens vont revenir à la charge d’un moment à l’autre, tâchons d’être aussi heureux cette fois que la première.

— Je tâcherai.

— Bien ; êtes-vous homme de résolution ?

— Je crois l’avoir prouvé.


« Arrière ! s’écria-t-elle d’une voix stridente, arrière ! démons ! ».

— C’est juste. Dites-moi la vérité. Pour combien de jours avez-vous de vivres ici ?

L’Américain sembla, pendant quelques minutes, se livrer à un calcul mental.

— Pour quatre jours au moins, répondit-il.

— C’est-à-dire huit dans un moment pressé, n’est-ce pas ?

— À peu près.

— Bien ; maintenant, si vous le voulez, je vais vous débarrasser de vos ennemis pour longtemps.

— By God ! s’écria-t-il joyeusement, je ne demande pas mieux. »

Tout à coup le cri de guerre des Peaux-Rouges se fit entendre de nouveau, mais cette fois plus strident et plus terrible que la première.

« Il est trop tard, s’écria l’inconnue avec douleur, les voici ! Il ne nous reste plus qu’à mourir bravement.

— Mourons donc, by God ! mais auparavant tuons le plus possible de ces païens, répondit John Bright. Allons, enfants, hourra pour l’uncle Sam[1] !

Hourra ! » s’écrièrent ses compagnons brandissant leurs armes.

Les Peaux-Rouges répondirent à ce cri de défi par des cris de rage.

Le combat recommença.

Mais cette fois il semblait devoir être plus sérieux.

Après s’être levés pour pousser leur formidable cri de guerre, les Indiens s’étaient disséminés dans la plaine par petits groupes de deux ou trois au plus, et s’avançaient lentement vers le camp en rampant sur le sol.

Lorsqu’ils trouvaient sur leur passage un tronc d’arbre ou un buisson capable de leur offrir un abri, ils s’arrêtaient soit pour décocher une flèche, soit pour envoyer une balle.

Cette nouvelle tactique adoptée par leurs ennemis déconcertait les Américains, dont les balles ne pouvaient plus que difficilement les atteindre, car malheureusement les Indiens étaient presque invisibles au milieu des ténèbres, et avec l’astuce qui les distingue, ils savaient si bien manœuvrer en agitant les herbes, que les émigrants trompés par eux ne savaient plus où viser.

« Nous sommes perdus ! s’écria John Bright avec découragement. — La position devient critique, en effet ; il ne faut pas cependant désespérer encore, répondit l’inconnue : il nous reste une chance, chance bien faible à la vérité, mais que j’emploierai lorsque le moment sera venu ; tâchons de résister au combat corps à corps.

— Hum ! voilà toujours un de ces démons qui n’ira pas plus loin. » fit l’émigrant en épaulant son rifle.

Un guerrier pied-noir dont la tête s’élevait en ce moment un peu au-dessus des herbes, eut le crâne fracassé par la balle de l’Américain.

Les Peaux-Rouges se dressèrent subitement et s’élancèrent en hurlant vers les barricades.

Les Américains les attendaient de pied ferme.

Une décharge à bout portant accueillit les Indiens.

Le combat s’engagea corps à corps.

Les Américains, debout au sommet de leurs retranchements et se servant de leurs rifles en guise de massue, assommaient ceux qui s’offraient à leurs coups.

Ce combat avait quelque chose de sinistre au milieu d’un silence interrompu seulement par les cris des blessés, car les Américains combattaient sans prononcer une parole.

Tout à coup, au moment où les émigrants, accablés par le nombre, faisaient malgré eux un pas en arrière, l’inconnue se précipita sur les barricades une torche à la main et en poussant un cri tellement sauvage que les combattants s’arrêtèrent en frémissant.

La flamme rougeâtre de la torche agitée par le vent, se reflétait sur le visage de l’inconnue et lui donnait une expression terrible ; elle avait la tête haute et le bras étendu en avant avec un geste de commandement suprême :

« Arrière ! s’écria-t-elle d’une voix stridente, arrière, démons ! »

À cette apparition extraordinaire, les Peaux-Rouges restèrent un moment immobiles, comme pétrifiés, puis soudain ils se précipitèrent pêle-mêle sur la rampe du monticule, s’enfuyant en proie à la plus grande terreur.

Les Américains, témoins intéressés de cette scène incompréhensible, poussèrent un soupir de bonheur : ils étaient sauvés !

Sauvés par un miracle !

Alors ils s’élancèrent vers leur libératrice pour lui exprimer leur reconnaissance.

Elle avait disparu !

En vain les Américains la cherchèrent-ils de tous côtés, ils ne purent savoir où elle avait passé : elle semblait être devenue subitement invisible.

La torche qu’elle tenait à la main en parlant aux Indiens gisait sur le sol, où elle fumait encore : c’était la seule trace qu’elle avait laissée de sa présence au camp des émigrants.

John Bright et ses compagnons se perdaient en conjectures sur son compte, tout en lavant et pansant tant bien que mal les blessures qu’ils avaient reçues dans le combat, lorsque la femme de l’émigrant et sa fille apparurent tout à coup au milieu du camp.

John Bright s’élança vers elles.

« Quelle imprudence ! s’écria-t-il, comment avez-vous quitté votre cachette malgré les recommandations qui vous avaient été faites ? »

Sa femme le regarda avec étonnement.

« Mais, répondit-elle, si nous sommes ici, c’est d’après l’avis que nous a donné la femme inconnue à laquelle nous avons eu tous tant d’obligations cette nuit.

— Comment ! s’écria John Bright, vous l’avez donc revue ?

— Oui, certes ; il y a quelques instants à peine elle est venue nous trouver dans la cachette où nous étions blotties à demi mortes de frayeur, car le bruit du combat arrivait jusqu’à nous, et nous ignorions complètement ce qui se passait ; après nous avoir rassurées, elle nous a dit que tout était fini, que nous n’avions plus rien à craindre, et que si nous le voulions, nous pouvions vous rejoindre.

— Mais elle, qu’a-t-elle fait ?

— Elle nous a conduites jusqu’ici ; puis, malgré nos instances, elle s’est éloignée en nous disant que, puisque nous n’avions plus besoin d’elle, sa présence était inutile, que des raisons importantes la forçaient à s’éloigner. »

L’émigrant raconta alors à sa femme et à sa fille dans les plus grands détails tout ce qui s’était passé et les obligations qu’ils avaient à cette femme extraordinaire.

Les deux femmes écoutèrent ce récit avec la plus grande attention, ne sachant à quoi attribuer la conduite de cet être étrange, et sentant leur curiosité éveillée au plus haut point.

Malheureusement la façon bizarre dont l’inconnue s’était éloignée ne semblait pas montrer chez elle un bien vif désir d’établir des relations plus intimes avec les émigrants. Lorsque ceux-ci eurent épuisé les conjectures auxquelles cet événement pouvait donner lieu, ils furent contraints d’en prendre leur parti et de s’en rapporter au temps du soin de soulever le voile mystérieux qui l’enveloppait.

Au désert on a peu de temps à donner aux réflexions et aux commentaires, l’action emporte tout, il faut vivre et surtout se défendre ; aussi John Bright, sans perdre davantage de temps à chercher le mot d’une énigme qui, quant au présent, du moins, semblait impossible à trouver, s’occupa activement de réparer et de boucher les brèches faites aux retranchements et à fortifier encore son camp, si cela était possible, en entassant pêle-mêle auprès des barricades tous les objets dont il pouvait disposer.

Lorsque ces premiers devoirs pour la sûreté commune furent accomplis, l’émigrant s’occupa de ses bestiaux, qui formaient sa principale richesse.

Les animaux avaient été placés dans un endroit où les balles ne pouvaient les atteindre, assez près cependant de la tente dans laquelle les deux femmes venaient de se retirer de nouveau ; il avait fait à ses bestiaux une sorte de parc avec des branches d’arbres entrelacées.

En entrant dans ce parc John Brigt poussa un cri d’étonnement, qui se changea bientôt en hurlement de fureur.

Son fils et ses serviteurs accoururent.

Les chevaux et la moitié des bœufs avaient disparu.

Pendant le combat les Indiens les avaient enlevés, le bruit de la mêlée avait empêché sans doute que l’on n’entendît le bruit de leur fuite.

Selon toutes probabilités, l’intervention de l’inconnue, en frappant les Indiens de terreur, avait seule empêché que le vol ne fût complet et que tous les animaux ne fussent emmenés.

La perte éprouvée par l’émigrant était énorme pour lui : bien que tous ses bestiaux n’eussent pas disparu, cependant il en avait assez d’enlevés pour se trouver dans l’impossibilité d’aller plus loin.

Sa résolution fut prise avec cette promptitude qui caractérise les Américains du nord.

« Nos bestiaux sont volés, dit-il, il nous les faut, je veux les ravoir.

— C’est juste, répondit William, au lever du soleil nous nous mettrons sur la piste.

— Moi, mais pas vous, mon fils, reprit l’émigrant. Sem m’accompagnera.

— Mais moi, que ferai-je ?

— Vous, garçon, vous demeurerez au camp pour veiller sur votre mère et sur votre sœur, je vous laisse James. »

Le jeune homme s’inclina sans répondre.

« Je ne veux pas que les païens puissent se vanter de m’avoir mangé mes bœufs, dit John Bright avec colère : sur l’âme de mon père ! je les retrouverai ou j’y perdrai ma chevelure. »

Cependant la nuit s’était écoulée tout entière pendant les travaux de fortification du camp ; le soleil, encore invisible, commençait déjà à iriser l’horizon de lueurs purpurines.

« Eh ! eh ! reprit John Bright, voici le jour, ne perdons pas de temps, mettons-nous en route ; vous, William, je vous recommande votre mère et votre sœur, ainsi que tout ce qui est ici.

— Allez, mon père, répondit le jeune homme, je ferai bonne garde pendant votre absence ; vous pouvez être tranquille. »

L’émigrant serra la main de son fils, jeta son rifle sur l’épaule, fit signe à Sem de le suivre, et s’avança vers les retranchements.

« Il est inutile de réveiller votre mère, disait-il en marchant ; quand elle sortira de la tente, vous lui rapporterez ce qui est arrivé et ce que j’ai fait ; je suis convaincu qu’elle m’approuvera ; allons, garçon, bon courage et surtout bonne guette.

— Et vous, mon père, bonne réussite.

— Dieu le veuille, garçon, Dieu le veuille ! dit l’émigrant en hochant la tête d’un air triste : de si beaux bestiaux ! By God !

— Eh mais ? s’écria tout à coup le jeune homme en retenant son père au moment où celui-ci se préparait à escalader la barricade, que vois-je donc là-bas ? »

L’émigrant se retourna vivement.

« Vous voyez quelque chose, William ? où cela donc ?

— Tenez, mon père, dans cette direction ; mais qu’est-ce que cela signifie ? on dirait nos bestiaux ? »

L’émigrant regarda vivement du côté que son fils signalait.

« Comment ! s’écria-t-il avec joie, on dirait nos bestiaux ? mais ce sont eux ! D’où diable viennent-ils, et qui donc les ramène ? »

En effet, à une grande distance dans la prairie, on apercevait les bestiaux de l’Américain qui accouraient rapidement dans la direction du camp, en soulevant un épais nuage de poussière autour d’eux.

  1. Les États-Unis de l’Amérique du Nord mettent sur les sacs de leurs soldats et en tête des proclamations ces deux lettres : U. S. (United States), que les Américains traduisent par uncle Sam : de là vient l’origine du sobriquet burlesque qu’ils se sont donné eux-mêmes.
    (Note de l’auteur.)