Balle-Franche (Aimard)/V

La bibliothèque libre.
C. Lahure (p. 23-29).

V

L’INCONNUE.


Nous sommes contraints maintenant de retourner au camp des Américains.

Ainsi que nous l’avons dit ; John Bright et son fils veillaient à la garde du camp.

Le pionnier n’était pas tranquille.

Bien que ne possédant pas encore toute l’expérience qu’exige la vie du désert, malgré cela les quatre mois qui venaient de s’écouler en marches pénibles et en alertes continuelles, lui avaient donné une certaine habitude de vigilance qui, dans les circonstances où il se trouvait, pouvait lui être fort utile, non pas pour prévoir une attaque, mais au moins pour la repousser.

Du reste, la situation de son camp était excellente, d’autant mieux choisie que de l’endroit où il avait planté sa tente, il dominait la prairie à une grande distance et pouvait facilement surveiller l’approche de l’ennemi.

Le père et le fils s’étaient couchés auprès du feu, se levant de temps en temps l’un après l’autre pour aller jeter un coup d’œil sur le désert et s’assurer que rien ne menaçait leur tranquillité.


John Bright veillait à la garde du camp.

John Bright était un homme doué d’une volonté de fer, d’un courage de lion ; jusque-là ses combinaisons n’avaient pas réussi, et il avait juré, coûte que coûte, de se faire une position honorable.


Elle se tenait accroupie devant le feu.

Il descendait d’une vieille famille de squatters.

Le squatter est une individualité particulière de l’Amérique et que l’on chercherait vainement autre part.

Disons en quelques mots ce que c’est.

Sur les terres appartenant aux États-Unis, qui n’ont encore été ni arpentées ni mises en vente, se trouvent des corps nombreux de population qui les ont occupées avec le désir de les acquérir le jour de la vente.

Ces habitants sont appelés squatters.

Nous ne voulons pas dire qu’ils forment l’élite des émigrants de l’ouest, nous savons cependant que dans certains endroits, ils se sont constitués en gouvernement régulier et ont élu des magistrats pour veiller à l’exécution des lois draconiennes qu’eux-mêmes ont élaborées pour assurer la tranquillité des territoires qu’ils ont envahis.

Mais à côté de ces squatters quasi-honnêtes, et qui courbent tant bien que mal leur tête sous un frein souvent bien dur, il existe une autre classe de squatters qui comprennent la possession de la terre dans son sens le plus large, c’est-à-dire que lorsque, ce qui arrive souvent, dans leurs pérégrinations vagabondes le hasard les fait rencontrer un terrain en friche qui soit à leur convenance, ils s’y installent sans plus ample information, s’y établissent sans plus se soucier du propriétaire que s’il n’existait pas, et quand celui-ci arrive avec ses engagés pour travailler sa terre et la mettre en rapport, il est tout étonné de la trouver aux mains d’un individu qui, s’appuyant sur cet axiome élastique que possession vaut titre, refuse de la lui rendre, et qui, s’il insiste, le chasse à coups de rifle et de revolver, cette ultima ratio des pionniers.

Nous connaissons une bonne histoire d’un gentleman qui, parti de New-York avec deux cents engagés pour défricher une forêt vierge dont il avait fait l’acquisition quelque dix ans auparavant, et dont il n’avait jamais songé à tirer parti jusque-là, trouva, lorsqu’il fut arrivé sur sa concession, une ville entière de quatre mille âmes, bâtie sur l’emplacement de sa forêt vierge, dont il ne restait plus un arbre. Après maints pourparlers et discussions sans nombre, ledit gentleman s’estima fort heureux de pouvoir s’en aller sain et sauf et sans payer de dommages-intérêts à ses spoliateurs qu’il s’était pendant un instant bercé de l’espoir de déposséder.

Mais on ne dépossède pas plus un squatter qu’on ne parvient à faire lâcher à un Yankee le dollar sur lequel il a une fois mis la main.

Nous citons cet exemple entre dix mille plus étranges encore que celui-là.

John Bright appartenait à la première des deux classes que nous venons de décrire. Lorsqu’il avait atteint vingt ans, son père lui avait remis une hache, un rifle avec vingt charges de poudre et une bowie-knife en lui disant :

« Écoute, garçon, maintenant te voilà grand et fort ; il serait honteux pour toi de rester plus longtemps à ma charge. J’ai tes six frères à nourrir, l’Amérique est grande, le terrain ne manque pas ; va avec Dieu, et que je n’entende plus parler de toi. Avec les armes que je te donne et l’éducation que tu as reçue, si tu le veux, ta fortune sera bientôt faite ; surtout évite les contestations désagréables, et tâche de ne pas te faire pendre. »

Après cette belle allocution, le père avait embrassé tendrement son fils, l’avait mis dehors par les épaules et lui avait fermé la porte au nez.

Depuis cette époque John Bright n’avait plus entendu parler de son père ; il est juste d’ajouter que le digne garçon n’avait jamais cherchée avoir de ses nouvelles.

Pour lui la vie avait été rude dans les commencements ; mais, grâce à son caractère et à une certaine élasticité de principes, seul héritage que lui eût donné sa famille, il était parvenu tant bien que mal à vivre et à élever ses enfants sans trop souffrir lui-même.

Seulement est-ce en raison de l’isolement dans lequel il avait passé sa jeunesse, est-ce pour toute autre cause que nous ignorons, John Bright adorait sa femme et ses enfants, et sous aucun prétexte n’aurait consenti à se séparer d’eux.

Lorsque la fatalité l’avait obligé à partir du territoire qu’il occupait et à en chercher un autre, il s’était mis gaiement en route, soutenu par l’amour de sa famille, dont aucun des membres n’était ingrat pour les sacrifices qu’il s’imposait, et il avait résolu d’aller si loin cette fois que personne ne viendrait jamais le déposséder : car, avouons-le, il avait été obligé de céder la place au légitime propriétaire ; ce qu’il avait fait sur la simple exhibition des actes de propriété, sans songer un instant à résister, conduite qui avait été fort blâmée par tous ses voisins.

John Bright voulait voir sa famille heureuse. Il veillait sur elle avec la tendresse jalouse d’une poule pour ses poussins.

Aussi ce soir-là une inquiétude extrême le dévorait sans qu’il pût en expliquer la cause ; la disparition des Indiens ne lui semblait pas naturelle : autour de lui tout paraissait trop calme, le silence du désert lui semblait trop profond ; il ne pouvait demeurer en place, et, malgré les observations de son fils, qui l’engageait à prendre du repos, à chaque instant il se levait pour aller jeter un regard par-dessus les retranchements.

William avait pour son père une tendresse extrême, mêlée de respect. L’état dans lequel il le voyait le chagrinait d’autant plus que rien ne venait en apparence autoriser cette inquiétude extraordinaire.

« Mon Dieu. ! père, lui dit-il, ne vous tourmentez donc pas ainsi ; vous faites réellement peine à voir : supposez-vous donc les Indiens assez fous pour venir nous attaquer par un clair de lune comme celui-ci ? Voyez ! on distingue les objets, comme en plein jour ; si nous le voulions, je suis certain que nous pourrions lire même la Bible à ses rayons argentés.

— Vous avez raison pour le moment présent, William, mon fils, les Peaux-Rouges sont trop fins pour venir ainsi affronter nos rifles pendant le clair de lune ; mais dans une heure la lune sera couchée, alors les ténèbres les protégeront suffisamment pour qu’ils puissent arriver jusqu’au pied des barricades sans être découverts.

— Bah ! ne croyez pas qu’ils l’essayent, cher père ! Depuis qu’ils nous espionnent, ces diables rouges nous ont vus d’assez près pour savoir qu’avec nous ils n’ont à récolter que des coups.

— Hum ! je ne suis pas de votre avis : nos bestiaux seraient pour eux une richesse ; je ne me soucie pas de les leur abandonner, d’autant plus, que nous serions obligés de retourner aux plantations pour nous en procurer d’autres, ce qui serait, avouez-le, fort désagréable pour nous.

— C’est vrai ; mais nous n’en serons pas réduits à cette extrémité.

— Dieu le veuille ! mon fils ; mais n’avez-vous rien entendu ? »

Le jeune homme prêta attentivement l’oreille.

« Non, » dit-il au bout d’un instant.

L’émigrant soupira.

« J’ai visité les bords de la rivière ce soir, dit-il, j’ai rarement vu une position plus favorable pour un établissement. La forêt vierge, qui s’étend derrière nous, nous fournirait un bois de chauffage excellent, sans compter les magnifiques planches que l’on en tirerait ; il y a là aux environs plusieurs centaines d’acres de terre qui, par leur proximité de l’eau, seraient, j’en suis convaincu, d’un excellent rapport.

— Seriez-vous donc dans l’intention de vous fixer ici, mon père ?

— Auriez-vous quelque répugnance à y rester, dites-le moi ?

— Moi ! aucunement ; pourvu que nous puissions vivre et travailler ensemble, peu m’importe l’endroit où nous nous arrêterons. Ce lieu me semble tout aussi bon qu’un autre, d’autant plus qu’il est assez éloigné des plantations pour que nous ne craignions pas d’en être dépossédés, du moins d’ici à longues années.

— C’est aussi ce que je suppose. »

En ce moment un léger frémissement parcourut les hautes herbes.

« Pour cette fois je suis convaincu que je ne me trompe pas, s’écria l’émigrant. J’ai entendu quelque chose.

— Et moi aussi, » dit le jeune homme en se levant vivement et en saisissant son rifle.

Les deux hommes s’élancèrent du côté des retranchements.

Ils n’aperçurent rien de suspect.

La prairie était toujours aussi calme.

« C’est quelque bête fauve qui va à l’abreuvoir ou qui en revient, dit William pour rassurer son père.

— Non, non, répondit celui-ci en hochant la tête, ce n’est pas le bruit que fait un animal quelconque ; c’est l’écho du pas d’un homme, j’en suis sûr.

— Le plus simple est d’aller voir.

— Allons. »

Les deux hommes escaladèrent résolument les retranchements, et, se tournant le dos, ils firent, le canon du rifle en avant, le tour du camp, fouillant avec soin les buissons et s’assurant qu’ils ne recelaient aucun ennemi.

« Eh bien ? s’écrièrent-ils en même temps, lorsqu’ils se rencontrèrent.

— Rien, et vous ?

— Rien.

— C’est étrange ! murmura John Bright, le bruit était pourtant assez distinct.

— C’est vrai ; mais je vous répète, père, que ce n’était pas autre chose qu’un animal qui a bondi aux environs. Par une nuit aussi calme que celle-ci, le moindre bruit s’entend à une grande distance ; du reste, nous sommes bien certains à présent que personne ne se tient caché auprès de nous.

— Rentrons, » dit l’émigrant tout pensif.

Ils se mirent en devoir d’escalader les retranchements du camp ; mais tous deux s’arrêtèrent soudain comme d’un commun accord en retenant avec peine un cri d’étonnement, presque d’effroi.

Ils venaient d’apercevoir un être humain, dont à cette distance il était impossible de distinguer nettement les contours ; cet être était accroupi devant le feu.

« Pour cette fois, j’en aurai le cœur net, s’écria l’émigrant en s’élançant d’un bond prodigieux dans le camp.

— Moi aussi ! » murmura son fils en imitant son exemple.

Mais lorsqu’ils furent en face de leur étrange visiteur, leur étonnement redoubla.

Malgré eux ils s’arrêtèrent à l’examiner avec curiosité, sans songer d’abord à l’interroger ni à lui demander comment il s’était introduit dans leur camp, et de quel droit il l’avait fait.

Autant qu’on, pouvait le supposer, l’être extraordinaire qu’ils avaient devant eux était une femme ; mais les années, le genre de vie qu’elle menait, et peut-être les chagrins, avaient sillonné son visage d’un tel réseau de rides croisées et enchevêtrées les unes dans les autres, qu’il était impossible de lui appliquer un âge quelconque ni de savoir si elle avait été belle jadis.

Ses grands yeux noirs, surmontés d’épais sourcils qui se croisaient au-dessus de la naissance de son nez recourbé, profondément enfoncés sous l’orbite, brillaient d’un feu sombre ; ses pommettes saillantes et violacées, sa bouche large garnie de dents éblouissantes et bordée de lèvres minces, son menton carré, lui donnaient au premier abord un aspect qui était loin d’éveiller la sympathie et d’appeler la confiance. De longs cheveux noirs pailletés de feuilles et de brins d’herbe tombaient en désordre sur ses épaules.

Elle portait un costume qui aurait aussi bien convenu à un homme qu’à une femme. Il se composait d’une longue robe en cuir de bison, à manches ouvertes, serrée aux hanches par une ceinture garnie de verroteries. Cette robe, cousue avec des cheveux attachés de distance en distance, avait le bas frangé de plumes et bizarrement découpé ; elle ne descendait que jusqu’aux genoux. Ses mitasses, ou culottes, étaient serrées aux chevilles et montaient un peu au-dessus du genou, où elles étaient retenues par des jarretières de cuir de bison. Ses humpès, ou souliers, étaient unis et sans ornements.

Elle avait des anneaux de fer aux poignets, deux ou trois colliers de grains de verre au cou et des pendants d’oreille.

À sa ceinture pendaient d’un côté une poire à poudre, une hache et un bowie-knife, de l’autre un sac à balles et une longue pipe indienne. Elle avait jeté en travers sur ses genoux un assez beau fusil de fabrique anglaise.

Elle se tenait accroupie devant le feu, qu’elle regardait fixement, le menton dans la paume de la main.

À l’arrivée des Américains elle ne se dérangea même pas, et sembla ne pas s’être aperçue de leur présence.

Après l’avoir examinée attentivement pendant assez longtemps, John Bright s’approcha d’elle, et lui touchant légèrement l’épaule :

« Soyez la bienvenue, femme, lui dit-il ; il paraît que vous avez froid et que le feu ne vous déplaît pas ? »

Elle releva lentement la tête en se sentant touchée, et, fixant sur son interlocuteur un regard sombre dans lequel il était facile de distinguer un peu d’égarement, elle répondit en anglais d’une voix creuse avec un accent guttural :

« Les visages pâles sont fous ; ils se croient toujours dans leurs villes ; ils ne pensent jamais que dans la prairie les arbres ont des oreilles et les feuilles ont des yeux pour voir et entendre tout ce qui se dit et se fait. Les Indiens Pieds-Noirs enlèvent fort adroitement la chevelure. »

Les deux hommes se regardèrent à ces paroles, dont ils redoutaient de deviner le sens, bien qu’elles parussent assez obscures.

« Avez-vous faim ? voulez-vous manger ? reprit John Bright, ou bien est-ce la soif qui vous presse ? Je puis, si vous le désirez, vous donner un bon coup d’eau de feu pour réchauffer votre corps. »

La femme fronça les sourcils.

« L’eau de feu est bonne pour les squaws indiennes, dit-elle. À quoi me servirait-il d’en boire ? d’autres viendront qui l’auront bientôt épuisée. Savez-vous combien d’heures vous avez encore à vivre ? »

L’émigrant tressaillit malgré lui à cette espèce de menace.

« Pourquoi me parler ainsi ? répondit-il. Avez-vous à vous plaindre de moi ?

— Peu m’importe, reprit-elle ; je ne suis pas du nombre des vivants, moi, puisque mon cœur est mort ! »

Elle tourna la tête dans tous les sens par un mouvement lent et solennel eh examinant le paysage avec soin.

« Tenez, continua-t-elle en désignant de son bras décharné un tertre de gazon peu éloigné, c’est là qu’il est tombé, c’est là qu’il repose. Sa tête avait été fendue en deux par un coup de hache pendant son sommeil… pauvre James !… Cet endroit est un lieu mauvais ; ne le savez-vous pas ? Les vautours et les corbeaux s’y reposent seuls à de longs intervalles. Pourquoi donc êtes-vous venus ici ? êtes-vous fatigués de vivre ?… Les entendez-vous ? ils approchent ; bientôt ils seront ici. »

Le père et le fils échangèrent un regard.

« Elle est folle ! Pauvre créature ! murmura John Bright.

— Oui, voilà ce qu’ils disent tous dans la prairie, s’écria-t-elle avec une certaine animation dans la voix. Ils m’ont appelée Ohmahanck-Chikè (la vilaine de la terre) comme leur mauvais génie et ils me craignent. Vous aussi vous me croyez folle, n’est-ce pas ? Ah ! ahl ah !… »

Elle éclata d’un rire strident qui se termina par un sanglot ; elle cacha sa tête dans ses mains et pleura.

Les deux hommes se sentaient émus malgré eux.

Cette douleur étrange, ces paroles incohérentes, tout éveillait leur intérêt en faveur de cette pauvre créature qui semblait si malheureuse. La pitié se faisait jour dans leurs cœurs ; ils la considéraient silencieusement sans oser la troubler.

Au bout de quelques instants elle releva la tête, passa le revers de sa main droite sur ses yeux pour les sécher et reprit la parole. L’expression égarée de son regard avait disparu ; le son de sa voix lui-même n’était plus le même ; enfin, comme par enchantement, le plus complet changement s’était opéré dans sa personne.

« Pardonnez-moi, dit-elle tristement, les paroles extravagantes que j’ai pu prononcer. La solitude dans laquelle je vis, les chagrins dont le lourd fardeau m’accable depuis si longtemps, troublent parfois ma raison ; et puis le lieu où nous sommes me rappelle des scènes terribles dont le souvenir cruel ne sortira jamais de ma mémoire.

— Madame, je vous assure… balbutia John Bright sans savoir ce qu’il disait, tant sa surprise était grande.

— Maintenant l’accès est passé, interrompit-elle avec un sourire doux et mélancolique qui donnait à si physionomie une expression tout autre que celle que les Américains avaient remarquée jusqu’alors. Voilà deux jours que je vous suis afin de vous venir en aide ; les Peaux-Rouges se préparent à vous attaquer. »

Les deux hommes tressaillirent ; et, oubliant tout pour ne songer qu’au danger pressant, ils jetèrent un regard inquiet autour d’eux.

« Vous le savez ? s’écria John Bright.

— Je sais tout, répondit-elle ; mais rassurez-vous, vous avez encore deux heures avant que d’entendre résonner à vos oreilles leur horrible cri de guerre ; c’est plus qu’il ne vous en faut pour vous mettre en sûreté.

— Oh ! nous avons de bons rifles et un coup d’œil sûr, dit William en serrant son arme dans ses mains nerveuses.

— Que peuvent faire quatre rifles, si bons qu’ils soient, contre deux ou trois cents tigres altérés de sang comme, ceux contre lesquels vous aurez à combattre ? Vous ne connaissez pas les Peaux-Rouges, jeune homme.

— C’est vrai, murmura-t-il, mais que faire ? dites-le vous-même.

— Où se réfugier, où trouver du secours dans ces immenses solitudes ? ajouta John Bright en jetant un regard désolé autour de lui.

— Ne vous ai-je pas dit que je voulais vous venir en aide ? reprit-elle vivement.

— Oui, madame, vous nous l’avez dit, mais je cherche vainement de quel secours vous pouvez nous être ? »

Elle sourit avec mélancolie.

« C’est votre bon ange qui vous a amenés dans l’endroit où vous êtes. Pendant que je vous suivais des yeux aujourd’hui, j’ai tremblé que vous ne campiez pas ici. Venez ! »

Les deux hommes, subjugués par l’ascendant que cette créature bizarre avait en quelques instants pris sur eux, la suivirent sans répliquer.

Après avoir fait tout au plus une dizaine de pas, elle, s’arrêta et se retourna vers eux :

« Regardez, leur dit-elle en étendant son bras décharné dans la direction du nord-ouest ; là, à deux lieues à peine, couchés dans les hautes herbes, se trouvent vos ennemis. J’ai entendu leurs projets, j’ai pris part sans qu’ils soupçonnassent ma présence à leurs conseils. Ils n’attendent pour tous attaquer que le coucher de la lune. Il vous reste à peine une heure.

— Ma pauvre femme, murmura John Bright.

— Il m’est impossible de vous sauver tous, le tenter serait une folie ; mais je puis, si vous le voulez, essayer de soustraire votre femme et votre fille au sort qui les menace.

— Parlez ! parlez !

— Cet arbre, au pied duquel nous nous tenons, bien qu’ayant en apparence toute la sève de la jeunesse, est intérieurement rongé, de sorte que l’écorce seule le tient debout. Votre femme et votre fille, munies de quelques provisions, descendront dans l’intérieur de cet arbre, elles attendront là en sûreté que le danger soit passé. Quant à vous…

— Quant à nous, qu’importe, interrompit vivement John Bright, nous sommes des hommes habitués aux périls, notre sort est entre les mains de Dieu.

— Bien, mais ne vous désespérez pas, tout n’est pas perdu encore. »

L’Américain secoua la tête.

« Vous l’avez dit vous-même, madame, que peuvent quatre hommes résolus contre une légion de démons comme ceux qui nous menacent ! Mais il ne s’agit pas de cela en ce moment ; je ne vois pas le trou par lequel ma femme et ma fille pourront s’introduire dans l’arbre.

— Il est à vingt ou vingt-cinq pieds de hauteur, caché dans les branches et le feuillage.

— Dieu soit loué ! elles seront à l’abri.

— Oui, mais hâtez-vous de les prévenir, tandis que votre fils et moi nous préparerons tout. »

John Bright, convaincu de la nécessité de se presser, s’éloigna en courant.

L’inconnue et William construisirent alors avec cette dextérité que donne seule l’approche d’un grand danger, une espèce d’échelle assez commode qui devait servir aux deux femmes, non-seulement pour monter sur l’arbre, mais encore pour descendre dans l’intérieur.

John Bright avait éveillé sa femme et sa fille, appelé ses serviteurs ; en quelques mots il avait mis tout son monde au fait de ce qui se passait ; puis chargeant les deux femmes de provisions de bouche, de fourrures et d’objets indispensables, il les conduisait à l’endroit où l’inconnue les attendait.

« Voilà ce que je possède de plus précieux, dit John Bright ; si je le sauve, c’est à vous seule que je le devrai ! »

Les deux dames voulurent remercier leur mystérieuse protectrice.

Mais celle-ci leur imposa silence par un geste brusque et péremptoire.

« Plus tard, plus tard, dit-elle : si nous échappons, nous aurons tout le temps nécessaire pour nous congratuler réciproquement ; mais dans ce moment, nous avons autre chose de plus important à faire que de nous adresser des compliments : il s’agit de se mettre en sûreté. »

Les deux femmes reculèrent toutes froissées de cet accueil brutal, en jetant un regard curieux et presque effrayé sur cette créature étrange.

Mais celle-ci, toujours impassible., ne sembla s’apercevoir de rien ; elle expliqua, en quelques paroles nettes et brèves, le moyen qu’elle avait trouvé pour les soustraire aux regards, leur recommanda de rester silencieuses dans le creux de l’arbre, où du reste elles ne seraient pas trop à l’étroit et pourraient marcher, puis elle leur ordonna de monter.

L’inconnue exerçait, à son insu peut-être, un tel ascendant sur ceux qui l’approchaient, les émigrants reconnaissaient si bien la nécessité d’une prompte obéissance, que les deux femmes, après avoir embrassé John Bright et son fils, commencèrent à monter résolument les échelons de l’échelle improvisée.

Elles arrivèrent en quelques secondes à une énorme branche, sur laquelle, suivant l’avis de l’inconnue qui les avait suivies, elles s’arrêtèrent un instant.

John Bright jeta alors dans l’intérieur de l’arbre, par le trou qui, de cette hauteur, était parfaitement visible, puisqu’il se trouvait à deux pieds à peine au-dessus de la branche, les fourrures et les vivres qui avaient été apportés.

Puis l’échelle fut placée et les deux femmes se glissèrent par le trou.

« Nous vous laissons l’échelle qui nous est inutile, dit alors l’inconnue, mais prenez bien garde de ne pas sortir sans m’avoir revue ; la moindre imprudence dans cette circonstance pourrait vous coûter la vie. Du reste, rassurez-vous, votre emprisonnement ne sera pas long, il durera à peine quelques heures ; maintenant bon courage. »

Les femmes voulurent encore une fois lui exprimer leur reconnaissance ; mais, sans rien écouter, elle fit signe à John Bright de la suivre et descendit rapidement de l’arbre.

Aidée par les Américains, elle se hâta de faire disparaître les traces qui auraient dénoncé le passage des deux femmes.

Lorsque l’inconnue se fut assurée par un dernier regard que tout était en ordre et que rien ne viendrait trahir celles qui étaient cachées si miraculeusement, elle poussa un long soupir, et suivie des deux hommes, elle alla se placer aux retranchements.

« Maintenant, dit-elle, veillons attentivement autour de nous, car ces démons rampent probablement dans l’ombre à quelques pas ; vous êtes de francs et loyaux Américains ; montrez à ces Indiens maudits ce que vous savez faire.

— Qu’ils viennent, murmura sourdement John Bright.

— Ils ne tarderont pas, » reprit-elle, et elle désigna du doigt plusieurs points noirs presque imperceptibles, mais qui grossissaient et semblaient se rapprocher du camp à vue d’œil.