Balle-Franche (Aimard)/XIII

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C. Lahure (p. 69-74).

XIII

ARRIVÉE AU VILLAGE DES KENHÀS.
— INDIENS DU SANG. —


Maintenant que les exigences de nôtre récit nous obligent à entrer en relations suivies avec les Indiens possesseurs des prairies du Missouri, nous allons faire connaître au lecteur la population primitive de ce territoire, appelée généralement Indiens pieds-noirs.

Les Pieds-Noirs formaient, à l’époque où se passe cette histoire, une nation puissante subdivisée en trois tribus parlant la même langue.

D’abord la tribu des Siksekaï ou Pieds-Noirs proprement dits, ainsi que l’indique leur nom.

Ensuite les Kenhàs ou Indiens du sang.

Puis, enfin, les Piékanns.

Les Américains du Nord donnent à ces Indiens des noms qui diffèrent un peu de ceux que nous écrivons ici, ils ont tort ; nous suivons la prononciation exacte, telle que, pendant notre séjour dans les prairies, nous l’avons maintes fois entendue de la bouche même des Pieds-Noirs.

Cette nation pouvait, lorsque ses trois tribus étaient réunies, mettre sous les armes jusqu’à huit mille guerriers, ce qui peut faire évaluer sa population à vingt-cinq mille âmes.

Mais aujourd’hui la petite vérole a décimé ces Indiens et les a réduits à un nombre de beaucoup inférieur au chiffre que nous donnons ici.

Les Pieds-Noirs parcourent les prairies voisines des montagnes Rocheuses, s’enfonçant même parfois dans ces montagnes, entre les trois fourches du Missouri, nommées Gallatin-River, Jefferson-River et Madison-River.

Cependant les Piékanns vont jusqu’au Marin-River, commercer avec la Compagnie américaine des Pelleteries ; ils trafiquent aussi avec la Société de la baie d’Hudson, et même avec les Mexicains de Santa-Fé.

Du reste, cette nation, continuellement en guerre avec les blancs, qu’elle attaque lorsqu’elle en trouve l’occasion, est fort peu connue et surtout très-redoutée, à cause de son habileté à voler des chevaux et, plus que tout, pour sa cruauté et sa mauvaise foi notoires.

Nous avons affaire principalement aux Kenhàs dans notre histoire ; c’est donc de cette tribu que nous nous occuperons particulièrement.

Voici quelle est l’origine du nom d’Indiens du sang donné aux Kenhàs.

Avant que les Pieds-Noirs se fussent dispersés à une certaine époque, ils se trouvèrent, par hasard, campés à peu de distance de sept ou huit tentes d’Indiens Sassis ; une querelle s’éleva entre les Kenhàs et les Sassis, à cause d’une femme enlevée par ces derniers malgré l’opposition des Piékanns ; les Kenhàs résolurent de tuer leurs voisins, projet qu’ils exécutèrent avec une férocité et une cruauté extraordinaires.

Ils envahirent, au milieu de la nuit, les tentes des Sassis, massacrèrent ces malheureux pendant leur sommeil, sans épargner même les femmes, les enfants et les vieillards ; ils scalpèrent leurs victimes, et rejoignirent leurs huttes après s’être barbouillé le visage et les mains de sang.

Les Piékanns leur reprochèrent cet acte de barbarie ; une querelle s’ensuivit, qui bientôt dégénéra en un combat, à la suite duquel les trois tribus pieds-noirs se séparèrent.

Les Kenhàs reçurent alors le nom d’Indiens du sang qu’ils conservèrent toujours, et dont ils tirent honneur en disant que nul ne les insulte impunément.

Du reste, les Kenhàs sont les plus remuants des Pieds-Noirs et les plus indomptables ; ils ont toujours, et dans toutes les circonstances, montré des dispositions plus sanguinaires et plus rapaces que les autres membres de leur nation, et surtout que les Piékanns qui passent à juste titre pour être, comparativement, fort doux et fort humains.

Les trois tribus Pieds-Noirs vivent ordinairement fort éloignées les unes des autres ; Natah-Otann avait dû agir avec beaucoup de finesse, et user surtout d’une grande patience, pour réussir à les faire se réunir et consentir à marcher tous sous la même bannière.

À chaque instant il était contraint de mettre en jeu toutes les ressources que lui procuraient son esprit fertile en expédients et sa longue expérience de la race rouge, et de faire preuve d’une grande diplomatie, afin de prévenir une rupture, toujours imminente, entre ces hommes qu’aucun lien ne rattachait entre eux, et dont l’orgueil ombrageux se révoltait à la moindre apparence d’humiliation.

C’était au principal village d’été des Kenhàs, situé non loin du fort Mackensie, l’un des principaux entrepôts de la Société américaine des Pelleteries, que Natah-Otann avait résolu de conduire le comte de Beaulieu et ses compagnons, après les événements qui s’étaient passés au camp des Pionniers.

Depuis un an seulement, les Kenhàs avaient construit un village auprès du fort.

Ce voisinage avait, dans le principe, inquiété les Américains ; mais la conduite des Pieds-Noirs avait toujours été, en apparence du moins, si loyale dans leurs transactions avec les blancs, que ceux-ci avaient fini par ne plus s’occuper de leurs voisins, les Peaux-Rouges, que pour acheter leurs fourrures, leur vendre du wiskey, et aller dans leur village se divertir lorsque l’occasion s’en présentait.

Après avoir, ainsi que nous l’avons vu, vendu à John Bright et à sa famille un immense terrain pour un dollar, Natah-Otann avait rappelé au comte la promesse qu’il lui avait faite de l’accompagner dans sa tribu ; et le jeune homme, bien que secrètement contrarié de l’obligation dans laquelle il était d’accepter cette invitation qui ressemblait extraordinairement à un ordre, s’était cependant exécuté de bonne grâce, et, après avoir pris congé de la famille du pionnier, il avait fait signe au chef qu’il était prêt à le suivre.

John Bright, les mains appuyées sur le canon de son rifle, suivait des yeux les cavaliers kenhàs qui, selon leur habitude, s’éloignaient au galop dans la prairie, lorsqu’un cavalier tourna bride subitement et regagna en toute hâte le camp des Américains.

Le pionnier reconnut avec étonnement Balle-Franche, le vieux chasseur canadien.

Balle-Franche s’arrêta net devant lui.

« Est-ce que vous avez oublié quelque chose ? lui demanda le pionnier.

— Oui, répondit le chasseur.

— Quoi donc ?

— De vous dire un mot.

— Ah ! fit l’autre avec étonnement ; dites-le-moi, alors.

— Je n’ai pas de temps à perdre en longs discours ; répondez-moi catégoriquement comme je vous interrogerai.

— Fort bien ! Parlez.

— Êtes-vous reconnaissant de ce que le comte de Beaulieu a fait pour vous ?

— Plus que je ne saurais l’exprimer.

— Le cas échéant, que feriez-vous pour lui ?

— Tout.

— Hum ! c’est beaucoup s’engager.

— C’est moins encore que je ne voudrais faire ; ma famille, mes serviteurs, tout ce que je possède est à sa disposition.

— Ainsi vous lui êtes dévoué ?

— À la vie, à la mort ! Dans quelque circonstance que ce soit, de jour ou de nuit, quoi qu’il arrive, à un mot de lui, à un signe, je suis prêt.

— Vous le jurez ?

— Je le jure.

— Je retiens votre promesse.

— Je la tiendrai.

— J’y compte. Adieu.

— Déjà ?

— Il faut que je rejoigne mes compagnons.

— Mais vous avez donc des soupçons sur votre hôte rouge ?

— Il faut toujours se tenir en garde contre les Indiens, dit sentencieusement le chasseur.

— Ainsi c’est une précaution que vous prenez ?

— Peut-être.

— Dans tous les cas, comptez sur moi.

— Merci, et adieu.

— Adieu ! »

Les deux hommes se quittèrent : ils s’étaient compris.

« By God ! murmura le pionnier en jetant son rifle sur l’épaule et rentrant dans son camp, malheur à qui touchera jamais un cheveu de la tête de l’homme auquel je dois tant ! »

Les Indiens étaient arrêtés sur le bord d’une petite rivière, qu’ils se préparaient à passer à gué au moment où Balle-Franche les rejoignit.

Natah-Otann, occupé à causer avec le comte, jeta un regard oblique au chasseur, mais sans lui adresser la parole.

« Oui, fit celui-ci avec un sourire narquois, mon absence t’a intrigué, mon brave ami, tu voudrais bien savoir pourquoi j’ai si brusquement rebroussé chemin, malheureusement je ne suis nullement disposé à satisfaire ta curiosité. »

Lorsque le passage du gué fut effectué, le Canadien vint sans affectation se placer auprès du jeune Français, et empêcha, par sa présence, le chef indien de renouer l’entretien qu’il avait entamé avec le comte.

Une heure s’écoula sans qu’une parole se fût échangée entre les trois interlocuteurs.

Natah-Otann, fatigué de l’obstination du chasseur et ne sachant comment l’obliger à se retirer, résolut enfin de lui céder la place, et, enfonçant les éperons dans le ventre dé sa monture, il s’élança en avant, laissant les deux blancs tête à tête. Le chasseur le regarda s’éloigner avec ce rire caustique qui était un des caractères distinctifs de sa physionomie.

« Pauvre cheval ! dit-il avec un accent railleur, c’est lui qui souffre de la mauvaise humeur de son maître.

— De quelle mauvaise humeur parlez-vous ? lui demanda le comte d’un air distrait.

— Pardieu ! de celle du chef, qui s’envole là-bas dans un nuage de poussière.

— Tous ne semblez pas avoir de sympathie l’un pour l’autre.

— En effet, nous nous aimons comme l’ours gris et le jaguar.

— Ce qui veut dire ?…

— Simplement que nous avons mesuré nos griffes, et que, comme quant à présent nous les avons reconnues de même force et de même longueur, nous nous tenons sur la défensive.

— Est-ce que vous lui garderiez rancune, par hasard ?

— Moi ! pas le moins du monde ; je ne le crains pas plus qu’il ne me redoute, seulement nous nous défions l’un de l’autre, parce que nous nous connaissons.

— Oh ! oh ! fit le jeune homme en riant, cela cache, je le vois, quelque chose de sérieux. »

Balle-Franche fronça le sourcil et jeta un regard interrogateur autour de lui.

Les Indiens galopaient en riant entre eux, à une vingtaine de pas en arrière ; Ivon seul, bien que se tenant à distance, pouvait entendre la conversation des deux hommes.

Balle-Franche se pencha vers le comte, posa la main sur le pommeau de la selle, et lui dit à voix basse :

« Je n’aime pas les tigres recouverts de la peau du renard, chacun doit suivre les instincts de sa propre nature, sans en prendre une factice.

— Je vous avouerai, mon ami, répondit le jeune homme, que vous parlez par énigmes et que je ne vous comprends pas du tout.

— Patience, reprit le chasseur en hochant la tête, je vais être clair.

— Ma foi, vous me ferez plaisir, Balle-Franche, dit en souriant le jeune homme ; depuis que nous nous sommes de nouveau rencontrés avec ce chef indien, vous affectez des airs mystérieux dont je suis si fort intrigué, que je serais charmé de savoir une fois pour toutes à quoi m’en tenir.

— Bon ; que pensez-vous de Natah-Otann ? lui demanda-t-il nettement.

— Ah ! c’est toujours là où le bât vous blesse ?

— Oui.

— Eh bien, je vous répondrai que cet homme me semble extraordinaire ; il y a en lui quelque chose d’étrange que je ne puis m’expliquer ; d’abord est-ce bien un Indien ?

— Oui.

— Mais il a voyagé, il a fréquenté les blancs, il a été dans l’intérieur des États-Unis ? »

Le chasseur secoua la tête.

« Non, dit-il, jamais il n’a quitté sa tribu.

— Cependant…

— Cependant, interrompit vivement Balle-Franche, il parle français, anglais et espagnol aussi bien que vous, et peut-être mieux que moi, n’est-ce pas ? Devant ses guerriers il feint une profonde ignorance ; comme eux il tremble à la vue d’un de ces mille produits de notre civilisation, une montre, une boîte à musique, ou bien encore une allumette chimique, n’est-ce pas ?

— En effet, comment savez-vous ?

— Puis, continua-t-il en hochant la tête, lorsqu’il se trouve en tête-à-tête avec certaines gens, comme vous, par exemple, monsieur le comte, l’Indien disparaît subitement, le sauvage s’évanouit, et vous vous trouvez en face d’un homme dont la science est au moins égale à la vôtre, et qui vous confond par sa connaissance de toutes choses.

— C’est vrai.

— Ah ! ah ! Eh bien, puisque, ainsi que moi, vous trouvez cela extraordinaire, vous prendrez vos précautions, monsieur Édouard.

— Qu’ai-je à redouter de lui ?

— Je ne le sais pas encore, mais soyez tranquille, je le saurai bientôt ; il est fin, mais je ne suis pas aussi sot qu’il le suppose, et je le surveille. Depuis longtemps déjà cet homme joue une comédie dont jusqu’à présent je ne me suis que fort médiocrement soucié ; mais, puisqu’il nous a mis dans son jeu, qu’il prenne garde.

— Mais où a-t-il appris ce qu’il sait ?

— Ah ! voilà ; ceci est toute une histoire trop longue à vous raconter en ce moment, mais que vous apprendrez quelque jour ; qu’il vous suffise de savoir que dans sa tribu se trouve un vieux chef nommé le Bison-Blanc ; cet homme est Européen, c’est lui qui a élevé l’Ours-Gris.

— Ah !

— N’est-ce pas que c’est singulier, un Européen d’une érudition immense, un homme qui, dans son pays, devait tenir un rang élevé et qui se fait ainsi, de propos délibéré, chef de sauvages ?

— En effet, tout cela est on ne peut plus extraordinaire ; cet homme, vous le connaissez ?

— Je l’ai vu souvent ; il est très-vieux maintenant ; sa barbe et ses cheveux sont blancs ; sa taille est haute, sa démarche majestueuse, son visage est beau, son regard profond ; il y a dans sa personne quelque chose de grand et de sévère qui en impose, on se sent attiré vers lui malgré soi, l’Ours-Gris a pour lui une vénération extrême et un dévouement à toute épreuve, il lui obéit comme s’il était son fils.

— Quel peut être cet homme ?

— Nul ne le sait ; je suis convaincu que l’Ours-Gris lui-même partage, sur ce point, l’ignorance générale.

— Mais comment est-il arrivé dans la tribu ?

— On l’ignore.

— Il y est depuis longtemps.

— Je vous l’ai dit déjà : il a élevé l’Ours-Gris, et au lieu d’en faire un Indien, il en a fait un Européen.

— Tout cela est étrange, en effet, murmura le comte devenu subitement pensif.

— N’est-ce pas ? Mais ce n’est pas tout encore ; vous entrez dans un monde que vous ne connaissez pas ; le hasard vous jette au milieu d’intérêts que vous ignorez ; prenez garde ; pesez toutes vos paroles ; calculez vos moindres gestes, monsieur Édouard, les Indiens sont bien fins ; l’homme auquel vous avez affaire est plus fin que tous, puisque à l’astuce du Peau-Rouge il joint l’intelligence et la corruption européenne que lui a inoculées son précepteur. Natah-Otann est un homme d’une profondeur de vues incalculable ; sa pensée est un abîme ; il doit mûrir de sinistres projets, veillez avec soin ; son insistance pour vous faire promettre de l’accompagner dans son village ; sa générosité envers le squatter américain ; la protection occulte dont il vous entoure en feignant le premier de vous prendre pour un être d’une essence supérieure, sa bonhomie ; tout me fait supposer qu’il veut, à votre insu, vous entraîner dans quelque entreprise ténébreuse qui causera votre perte ; croyez-moi, monsieur Édouard, prenez garde à cet homme.

— Merci, mon ami ; je veillerai, dit le comte en serrant la main loyale du Canadien.

— Vous veillerez, répondit celui-ci, mais savez-vous bien la manière de veiller ?

— J’avoue que…

— Écoutez-moi, interrompit le chasseur, il faut d’abord…

— Voici le chef, s’écria le jeune homme.

— Au diable ! grommela Balle-Franche, il ne pouvait pas tarder encore quelques instants ? Je suis sûr que ce démon rouge a quelque génie familier qui l’avertit ; mais n’importe, je vous en ai dit assez pour que vous ne vous laissiez pas prendre à de faux semblants d’amitié ; d’ailleurs, je serai là pour vous soutenir.

— Merci ; dans l’occasion…

— Je vous avertirai ; quant à vous, il est urgent que vous composiez votre visage et feigniez de ne rien savoir.

— Bon, c’est convenu ; voilà notre homme, silence.

— Au contraire, causons ; le silence s’interprète toujours, tantôt mal, tantôt bien, le plus généralement en mauvaise part ; faites attention à me répondre dans le sens de mes questions.

— Je tâcherai.

— Voici notre homme… Trompons le trompeur. »

Après avoir jeté un regard sournois sur le chef, qui se trouvait être en ce moment seulement à quelques pas, il continua à voix haute et en changeant de ton :

« Ce que vous me demandez là est on ne peut plus facile, monsieur Édouard, je suis certain que le chef sera heureux de vous procurer ce plaisir.

— Le croyez-vous ? » répondit le jeune homme, qui ne savait pas où le chasseur voulait en venir.

Balle-Franche se tourna vers Natah-Otann, qui arrivait en ce moment, et se plaçait silencieusement à leurs côtés, bien qu’il eût entendu les dernières paroles des deux hommes.

« Mon compagnon, dit-il au chef, a beaucoup entendu parler et brûle de voir une chasse au caribou, je lui ai offert en votre nom, chef, d’assister à une de ces magnifiques battues dont vous autres, Peaux-Rouges, vous vous êtes réservé le secret.


Une femme se tenait silencieuse devant l’entrée.

— Natah-Otann sera heureux de satisfaire son hôte, » répondit le sachem en s’inclinant avec tout le flegme indien.

Le comte le remercia,

« Nous arrivons au village de ma tribu, reprit le chef, dans une heure nous y serons, le visage pâle verra comment un sachem kenhà sait recevoir ses amis. »

Les guerriers pieds-noirs, qui jusque-là avaient galopé sans garder aucun ordre, s’étaient rapprochés peu à peu et formaient un escadron compacte autour de leur chef.

La petite troupe continuait à s’avancer, en se rapprochant de plus en plus du Missouri, qui coulait à pleins bords entre deux rives élevées et garnies d’oseraies au milieu desquelles, à l’approche des cavaliers, s’élevaient de temps en temps, à grand bruit, des bandes effarées de flamants roses.

Arrivés à un certain endroit où la sente formait un coude, les Indiens s’arrêtèrent et préparèrent leurs armes comme pour un combat, les uns dégageant leurs fusils de leurs étuis de peau de daim, frangés de plumes, et les chargeant ; les autres préparant leurs arcs et leurs javelots.

« Est-ce que ces hommes redoutent une attaque ? demanda le comte à Balle-Franche.

— Pas le moins du monde, répondit celui-ci ; nous ne sommes plus qu’à quelques pas de leur village, dans lequel, pour vous faire honneur, ils veulent entrer en triomphe.

— Allons, allons, fit le jeune homme, tout cela est charmant, je ne comptais pas, sur ma foi, en venant dans les prairies, assister à des scènes aussi singulières.

— Vous n’avez encore rien vu, reprit le chasseur avec ironie, attendez, nous ne sommes qu’au commencement.

— Vraiment ? Tant mieux, alors ! » s’écria joyeusement le comte.

Natah-Otann fit un signe, les guerriers reprirent leurs rangs.

Au même instant, Lien qu’on ne vît encore personne, un bruit de conques, de tambours et de chichikouès se fit entendre à peu de distance avec un fracas effroyable.

Les guerriers poussèrent leur cri de guerre, et répondirent en portant à leurs lèvres leurs ikkochetas ou sifflets de guerre, faits avec des tibias humains, et qu’ils portent pendus au cou.

Natah-Otann se plaça alors en tête du détachement, ayant le comte à sa droite, le chasseur et Ivon à sa gauche, et, se tournant vers les siens, il éleva à plusieurs reprises son fusil au-dessus de sa tête, en poussant deux ou trois sifflements aigus.

À ce signal, toute la troupe s’élança en avant, et tourna le coude du sentier, en roulant comme une avalanche.

Le Français, assista alors à un spectacle étrange, et qui ne manquait pas d’une certaine grandeur sauvage.

Une troupe de guerriers sortis du village arrivait comme un tourbillon au-devant des nouveaux venus, en criant, en hurlant, en brandissant les armes, et tirant des coups de fusil.

Les deux troupes se chargeaient avec une frénésie inexprimable, se précipitant l’une sur l’autre à toute vitesse.

Arrivés à dix pas à peine, les chevaux parurent s’arrêter d’eux-mêmes, et commencèrent à danser, à caracoler et à exécuter toutes les passes les plus difficiles de l’équitation.

Lorsque cette manœuvre eut duré quelques minutes, les deux troupes se formèrent en demi-cercle en face l’une de l’autre, laissant entre elles un espace libre au milieu duquel les chefs se rassemblèrent.

Alors commencèrent les présentations.

Natah-Otann fit aux chefs un long discours, dans lequel il leur rendit compte de son expédition et du résultat qu’il avait obtenu.

Les sachems l’écoutèrent avec tout le décorum indien.

Lorsqu’il leur parla de la rencontre qu’il avait faite des blancs, et de ce qui s’était passé, ils s’inclinèrent silencieusement sans répondre ; seulement un chef, à visage vénérable, qui semblait plus vieux que les autres et paraissait jouir d’une grande considération parmi ses compagnons, fixa sur le comte, lorsque Natah-Otann parla de lui, un regard profond et interrogateur.

Le jeune homme, troublé malgré lui par la fixité de ce regard qui pesait sur lui, se pencha à l’oreille de Balle-Franche et lui demanda à voix basse quel était cet homme.

« C’est le Bison-Blanc, répondit le chasseur, l’Européen dont je vous ai parlé.

— Ah ! ah ! fit Je comte, le considérant à son tour avec attention, je ne sais pourquoi, mais je crois que j’aurai, plus tard, maille à partir avec cet individu. »

Le Bison-Blanc prit alors la parole.

« Mes frères sont les bienvenus, dit-il, leur retour dans la tribu est une fête, ce sont des guerriers intrépides, nous sommes heureux d’apprendre la façon dont ils se sont acquittés du mandat qui leur avait été confié. »

Puis il se retourna vers les blancs, et, après s’être incliné devant eux, il continua : — « Les Kenhàs sont pauvres, mais les étrangers sont toujours bien reçus par eux, les visages pâles sont nos hôtes, tout ce que nous possédons leur appartient. »

Le comte et ses compagnons remercièrent le chef qui leur faisait aussi gracieusement les honneurs de la tribu, puis, sur un, geste de Natah-Otann, les deux troupes se confondirent en une seule et s’élancèrent ensemble dans la direction du village, qui s’élevait à cinq cents pas à peine de l’endroit où ils se trouvaient, et à l’entrée duquel on apercevait une foule bigarrée de femmes et d’enfants rassemblés.