Balle-Franche (Aimard)/XIV

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C. Lahure (p. 74-78).

XIV

LA RÉCEPTION.


De même que tous les centres de population indienne qui avoisinent les défrichements américains des frontières, le village kenhà était plutôt un fort qu’une bourgade.

Ainsi que nous croyons l’avoir dit, les Kenhàs n’étaient venus que depuis peu, d’après les conseils de Natah-Otann, s’établir en ce lieu.

L’endroit était, du reste, parfaitement choisi au point de vue militaire, et grâce aux précautions qu’elle avait prise, la tribu se trouvait complètement à l’abri d’un coup de main.

Les huttes indiennes étaient disséminées, sans ordre, de chaque côté d’un ruisseau, assez large affluent sans nom du fleuve.

Les fortifications consistaient en des espèces de retranchements élevés à la hâte et composés d’arbres morts.

Ces fortifications formaient enclos, ayant plusieurs angles, rentrants et sortants, renfermant un espace assez resserré et dont la gorge, ou partie ouverte, était appuyée à l’endroit où le ruisseau se perdait dans le Missouri.

Un parapet de troncs et de grosses branches empilées, construit en retraite d’un profond et large fossé, complétait un système de défense fort respectable, et que l’on aurait été loin de s’attendre à trouver dans les prairies.

Au milieu du village, un large espace vide servait de place de réunion pour les chefs ; au centre, il y avait une cabane en bois, en forme de pain de sucre.

De chaque côté de cette cabane, sur de larges hangars, séchaient le maïs, les graines et les céréales conservées pour la provision d’hiver.

Un peu en avant du village, à une distance de cent cinquante pas environ, s’élevaient deux espèces de blockhaus, composés de retranchements en forme de flèches, recouverts de treillages en osier, munis de meurtrières et entourés d’une clôture de palissades.

Ils devaient servir à la défense du village avec lequel ils communiquaient par un chemin couvert, et dominer le fleuve et la plaine.

Sous le vent de ces blockhaus, à un kilomètre dans l’est-nord-est, on voyait beaucoup de machotté ou échafaudages sur lesquels les Indiens du sang, de même que les autres Pieds-Noirs, les Sioux et les Dacotahs, déposent leurs morts.

De distance en distance, sur le chemin qui conduisait au village, il y avait de longs poteaux plantés en terre, auxquels étaient suspendus des peaux, des chevelures et d’autres objets offerts par les Indiens au Maître de la vie, Omahauk-Noumackchi, ou au premier homme, Noumank-Machana.

Les Indiens firent leur entrée dans le village, au milieu des cris des femmes et des enfants, des aboiements des chiens et de l’assourdissant charivari des tambours, des conques, des chichikouès et des sifflets de guerre.

Arrivés sur la place, à un signe de Natah-Otann, la troupe fit halte et le vacarme cessa.

Un immense brasier avait été préparé.

Devant ce brasier se tenait un vieux chef, robuste encore et de haute taille, à la physionomie prévenante ; un nuage de tristesse était répandu sur son visage ; il était en deuil, ce qu’il était facile de reconnaître aux habits en lambeaux qui le couvraient et à ses cheveux coupés courts et enduits d’argile.

Il tenait en main une pipe dacotah, dont le tuyau était long, plat et orné de clous jaunes et brillants.

Cet homme était le Pied-Fourchu, le premier et le plus renommé sachem des Kenhàs.

Aussitôt que la troupe fut arrêtée, il fit deux pas en avant, et d’un geste majestueux il invita les chefs à descendre de cheval.

« Mes fils sont chez eux, dit-il, qu’ils prennent place sur les robes de bison, autour du feu du conseil. »

Chacun obéit en silence et s’accroupit après s’être respectueusement incliné devant le sachem.

Alors le Pied-Fourchu fit faire à chacun quelques aspirations dans sa pipe en la tenant dans sa main, et la fit circuler ensuite par la gauche.

Lorsque la pipe revint au sachem, il en vida la cendre brûlante dans le feu, et se tournant avec un sourire de bonté du côté des étrangers :

« Les faces pâles sont nos hôtes, dit-il, il y a ici le feu et l’eau. »

Après ces paroles qui terminaient la cérémonie, les assistants se levèrent et se retirèrent, sans ajouter une parole, selon la coutume indienne.

Natah-Otann s’approcha du comte.

« Que mon frère me suive, dit-il.

— Où cela ? demanda le jeune homme.

— Dans le Calli que j’ai fait préparer pour lui.

— Et mes compagnons ?

— D’autres huttes les attendent. »

Balle-Franche fit un geste arrêté immédiatement par le comte.

« Pardon, chef, dit-il, mais, avec votre permission, mes compagnons habiteront avec moi. »

Le chasseur sourit pendant qu’une nuance de mécontentement assombrit le visage de l’Indien.

« Le jeune chef blanc sera bien mal, répondit-il, lui accoutumé aux immenses cabanes des visages pâles.

— C’est possible, mais je serai encore plus mal si mes compagnons ne restent pas auprès de moi, afin de me tenir société.

— L’hospitalité des Kenhàs est grande, ils sont riches et peuvent, quand même leurs hôtes seraient plus nombreux encore, donner à chacun d’eux un Calli particulier.

— J’en suis convaincu, et je les remercie de cette attention, dont cependant je me dispenserai de profiter ; la solitude m’effraye, je m’ennuierais à mourir si auprès de moi je n’avais pas un ami avec lequel je pusse causer.

— Qu’il soit donc fait ainsi que désire le jeune chef pâle, les hôtes ont le droit de commander, leurs prières sont des ordres.

— Je vous remercie de votre condescendance et je suis prêt à vous suivre.

— Venez. »

Avec cette rapidité de résolution que les Indiens possèdent à un si haut degré, Natah-Otann avait renfermé sa contrariété dans son cœur, et nulle trace d’émotion ne paraissait plus sur son visage impassible.

Les trois hommes le suivirent, après avoir échangé entre eux un regard d’intelligence.

Sur la place même, auprès de l’arche du premier homme, espèce de cylindre enfoncé en terre et garni de plantes grimpantes, s’élevait un Oti ou Calli de belle apparence.

Ce fut à cette hutte que le chef conduisit ses hôtes.

Une femme se tenait silencieuse devant la porte, fixant sur les arrivants un regard où l’admiration et l’étonnement se confondaient.

Était-ce bien une femme que cette angélique créature aux formes suaves et aux contours vaporeux, dont le délicieux visage, rougissant de pudeur et de curiosité naïve, se tournait vers le comte avec une timidité anxieuse ?

Ce fut la question que s’adressa intérieurement le jeune homme en contemplant cette charmante apparition, qui ressemblait, à s’y méprendre, à une de ces vierges divines de la mythologie des anciens Slaves.

En la voyant, Natah-Otann fronça le sourcil.

« Que fait là ma sœur ? » lui demanda-t-il rudement.

La jeune fille, arrachée à sa contemplation silencieuse par cette brusque apostrophe, tressaillit et baissa les yeux.

« Fleur-de-Liane voulait souhaiter la bienvenue à son père adoptif, répondit-elle doucement, d’une voix suave et mélodieuse.

— La place de Fleur-de-Liane n’est pas ici, plus tard je lui parlerai ; qu’elle aille rejoindre les jeunes filles de la tribu, ses compagnes. »

Fleur-de-Liane rougit, davantage encore, ses lèvres roses se froncèrent, elle fit une moue charmante, et après avoir à deux reprises secoué la tête d’un air mutin, elle s’envola légère comme un oiseau en jetant au comte, tout en fuyant, un dernier regard qui lui causa une émotion incompréhensible.

Le jeune homme porta vivement la main à son cœur pour en comprimer les battements, et suivit des yeux la légère enfant, qui disparut bientôt derrière un Calli.

« Oh ! murmura le chef à part lui, est-ce que, sans en avoir jamais vu, elle aurait reconnu tout à coup un être de la race maudite à laquelle elle appartient. »

Puis se tournant brusquement vers les blancs, dont il sentait instinctivement que les regards pesaient sur lui :

« Entrons, » dit-il en soulevant la peau de bison qui servait de rideau au Calli.

Ils entrèrent.

Par les soins de Natah-Otann, la hutte avait été nettoyée, et tout le confortable qu’il avait été possible de se procurer se trouvait réuni, c’est-à-dire des monceaux de fourrures de toutes sortes, épaisses et soyeuses, pour servir de lit, une table boiteuse, quelques bancs aux pieds mal équarris et, luxe inouï dans un tel endroit, une espèce de fauteuil en jonc tressé et à large dossier.

« Le chef pâle excusera de pauvres Indiens s’ils n’ont pas fait mieux pour le recevoir comme il le mérite, dit l’Indien avec un mélange d’ironie et d’humilité.

— Tout cela est parfait, répondit en souriant le jeune homme qui se méprit à l’accent du chef, je ne comptais certes pas sur autant ; d’ailleurs, je parcours depuis assez longtemps la prairie pour avoir appris à me passer des futilités et à me contenter du nécessaire.

— Maintenant je demande au chef pâle la permission de me retirer.

— Faites, mon hôte, faites, ne vous gênez pas, allez à vos affaires ; pour moi, je vais prendre quelques instants d’un repos dont j’ai le plus grand besoin. »

Natah-Otann s’inclina sans répondre et sortit.

Aussitôt qu’il fut dehors, Balle-Franche invita d’un geste ses compagnons à rester immobiles là où le hasard les avait placés, et il commença l’inspection des lieux, furetant et regardant scrupuleusement partout.

Lorsqu’il eut terminé cette inspection, qui ne produisit d’autre résultat que celui de lui prouver qu’ils étaient bien seuls, et que nul espion ne se tenait aux écoutes, le vieux chasseur regagna le milieu du Calli, et faisant signe au comte et à Ivon de s’approcher de lui :

« Écoutez, dit-il à voix basse, nous sommes, par notre faute, dans la gueule du loup ; soyons prudents ; dans la prairie les feuilles ont des yeux et les arbres des oreilles, Natah-Otann est un démon qui machine quelque trahison dont il veut nous rendre victimes.

— Bah ! fit légèrement le comte, comment le savez-vous, Balle-Franche ?

— Je ne le sais pas, et pourtant j’en suis sûr ; mon instinct ne me trompe pas, monsieur Édouard ; je connais les Kenhàs de longue date ; il faut nous tirer d’ici le plus adroitement que nous pourrons.

— Eh ! à quoi bon ces soupçons, mon ami ; les pauvres diables, j’en suis sûr, ne pensent qu’à nous bien fêter ; tout me semble charmant ici. »

Le Canadien secoua la tête.

« Je veux savoir d’où provient le respect étrange que vous témoignent les Indiens, cela cache quelque chose, je vous le répète.

— Bah ! ils ont peur de moi, voilà tout !

— Hum ! Natah-Otann n’a pas peur de grand-chose au monde.

— Ah çà ! mais Dieu me pardonne, Balle-Franche, je ne vous ai jamais vu ainsi ; si je ne vous connaissais pas si bien, je dirais que vous avez peur.

— Pardieu ! je ne m’en cache pas, répondit vivement le chasseur ; j’ai peur, et bien peur même !

— Vous !

— Oui, mais pas pour moi ; vous comprenez bien que depuis que je parcours la prairie, si les Peaux-Rouges avaient pu me tuer, il y a longtemps que ce serait fait ; aussi je suis bien tranquille sur mon compte, allez, et s’il n’y avait que moi…

— Eh bien ?

— Je ne serais nullement embarrassé.

— Pour qui craignez-vous donc, alors ?

— Pour vous, monsieur Édouard, pour vous seul.

— Pour moi ! s’écria le comte en s’allongeant nonchalamment dans le fauteuil ; c’est beaucoup d’honneur que vous faites à ces drôles ; avec ma cravache je mettrais tous ces hideux personnages en fuite. »

Le chasseur secoua la tête.

« Vous ne voulez pas, monsieur Édouard, vous bien persuader une chose.

— Laquelle ?

— C’est que les Indiens sont d’autres hommes que les Européens auxquels jusqu’à présent vous avez eu affaire.

— Allons donc ; si l’on voulait vous écouter, vous autres, coureurs des bois, on serait à chaque seconde à deux doigts de la mort, et l’on ne pourrait marcher qu’en rampant comme des bêtes fauves à travers les prairies ; sornettes que tout cela, mon ami ; je crois déjà vous avoir vingt fois prouvé que tant de précautions sont inutiles, et qu’un homme de cœur qui brave franchement le danger en face a toujours raison de vos plus belliqueux Peaux-Rouges.

— C’est justement la raison qui les fait agir ainsi à votre égard que je veux découvrir.

— Vous feriez mieux de tâcher de découvrir autre chose.

— Quoi donc ?

— Quelle est cette charmante enfant que je n’ai fait qu’entrevoir, et que le chef a si brutalement renvoyée.

— Allons, bon ; allez-vous devenir amoureux, à présent ? il ne manquerait plus que cela.

— Pourquoi non, mon ami ? car en vérité cette enfant est charmante.

— Oui, elle est charmante, monsieur le comte ; mais, croyez-moi, ne vous occupez pas d’elle.

— Et pourquoi cela, s’il vous plaît ?

— Parce que cette jeune fille n’est pas ce qu’elle paraît être.

— Ah çà ! mais c’est un vrai roman d’Anne Radcliffe que vous me racontez là ; nous marchons de mystère en mystère, depuis quelques jours.

— Oui, et plus nous irons, plus tout deviendra sombre autour de nous.

— Bah ! bah ! je n’en crois pas un mot. Ivon, ma robe de chambre. »

Le domestique obéit.


Depuis son entrée dans le village, le digne Breton était dans des transes continuelles et tremblait de tous ses membres ; tout ce qu’il voyait lui semblait si extraordinaire et si horrible, qu’il s’attendait à chaque instant à être massacré.

« Eh bien ! lui demanda le comte, que penses-tu de cela, Ivon ?

— Moi ! monsieur le comte sait que je suis très-poltron, balbutia le Breton.

— Oui, oui, c’est convenu ; après ?

— J’ai affreusement peur.

— Naturellement.

— Et si monsieur me le permet, je porterai toutes ces fourrures là-bas, afin de me coucher en travers de la porte.

— Pourquoi donc ?

— Parce que, comme j’ai bien peur, je ne dormirai sans doute pas profondément, et si quelqu’un vient cette nuit avec de mauvaises intentions, il sera forcé de passer par-dessus moi, je l’entendrai, et de cette façon je pourrai, par mes cris, prévenir monsieur, ce qui lui donnera le temps de se mettre en défense. »

Le jeune homme se renversa en arrière en éclatant d’un rire homérique, auquel, malgré ses préoccupations, Balle-Franche s’associa.

« Ma foi ! s’écria le comte en regardant son domestique, tout interdit de cette gaieté qui lui semblait intempestive dans un moment aussi grave, il faut avouer, Ivon, que tu es bien le poltron le plus extraordinaire que j’aie jamais vu.

— Hélas ! monsieur, répondit-il avec contrition, ce n’est pas ma faute, allez ; car je fais bien tout ce que je puis pour avoir du courage, mais cela m’est impossible.

— Bon ! bon ! reprit le jeune homme en riant toujours, je ne t’en veux pas, mon pauvre garçon ; dame ! puisque c’est plus fort que toi, il faut en prendre ton parti.

— Hélas ! fit le Breton en poussant un énorme soupir.

— Mais laissons cela ; vous vous coucherez comme vous l’entendrez et où vous voudrez, Ivon, je m’en rapporte à vous. »

Le Breton, sans répondre, se mit immédiatement en devoir de transporter les fourrures à la place qu’il avait choisie, tandis que le comte continuait de causer avec le chasseur.

« Quant à vous, Balle-Franche, lui dit-il, de votre côté, je vous laisse carte blanche pour veiller sur nous comme vous l’entendrez, promettant de ne déranger en rien vos plans, et même de vous aider si besoin est, mais à une condition.

— Laquelle ?

— C’est que vous vous arrangerez de façon à me faire retrouver le charmant lutin dont je vous ai déjà parlé.

— Prenez garde, monsieur Édouard !

— Je veux la revoir, vous dis-je, quand je devrais moi-même me mettre à sa recherche.

— Vous ne ferez pas cela, monsieur Édouard.

— Je le ferai sur mon âme, et pas plus tard que tout de suite si vous continuez ainsi.

— Vous réfléchirez.

— Je ne réfléchis jamais et je m’en suis toujours bien trouvé.

— Mais savez-vous qui est cette femme ?

— Parbleu, vous venez de le dire vous-même ; c’est une femme, et charmante même.

— D’accord ; mais, je vous le répète, elle est aimée de Natah-Otann.

— Que m’importe !

— Faites attention !

— À rien ; je veux la revoir.

— À tout prix ?

— À tout prix.

— Bien ; écoutez-moi, alors.

— Oui, mais soyez bref.

— Je vais vous raconter l’histoire de cette femme.

— Vous la connaissez donc ?

— Je la connais.

— Bon ! Commencez, je suis tout oreilles. »

Balle-Franche approcha un banc, s’assit d’un air de mauvaise humeur, et, après un instant de réflexion :

« Il y a une quinzaine d’années, dit-il, Natah-Otann, qui avait vingt ans à peine alors, mais était déjà un guerrier renommé, quitta sa tribu à la tête d’une cinquantaine de guerriers d’élite, pour aller tenter un coup de main contre les blancs. À cette époque, les Kenhàs n’étaient pas établis où ils sont en ce moment ; la Société des Pelleteries ne s’était pas avancée aussi avant sur le Missouri, et le fort Mackensie n’existait pas. Les Indiens du sang chassaient en liberté sur de vastes territoires dont, depuis, les Américains se sont emparés et dont ils les ont chassés. C’était vers les frontières sud de ce territoire que se trouvait le village des Kenhàs, à quatre-vingts lieues d’ici environ. Jusqu’à ce moment, jamais Natah-Otann n’avait commandé en chef une expédition ; de même que tous les jeunes gens de son âge en pareille circonstance, son front rayonnait d’orgueil ; il brûlait de se distinguer et de prouver aux sachems de sa nation qu’il était digne de commander à des guerriers braves. Aussitôt qu’il fut sur le sentier de la guerre, il dissémina des espions dans toutes les directions, défendit à ses hommes de fumer, de crainte que la lueur des pipes ne divulguât sa présence. Enfin il prit avec une sagesse extrême toutes les précautions usitées en pareil cas. Son expédition fut brillante ; il surprit plusieurs caravanes, pilla et saccagea des défrichements ; ses hommes revinrent chargés de butin et le mors de leurs chevaux garni de chevelures. Natah-Otann n’amenait, lui, qu’une faible créature de deux ou trois ans au plus, qu’il portait délicatement dans ses bras, ou bien couchait sur le devant de sa selle. Cette enfant était la grande et belle jeune fille que vous avez vue aujourd’hui.

— Ah !

— Est-elle blanche, est-elle rouge, Américaine ou Espagnole ? Nul ne le sait, nul ne le saura jamais. Vous savez que beaucoup d’Indiens naissent blancs ; ainsi la couleur ne peut servir d’indice pour retrouver les parents de la jeune fille. Bref, le chef l’adopta ; mais, chose étrange, au fur et à mesure que l’enfant grandit, elle prit sur l’esprit de Natah-Otann un empire auquel celui-ci ne put jamais se soustraire, et qui bientôt pesa tellement sur lui que les chefs de la tribu s’en inquiétèrent ; du reste, la vie que menait et que mène Fleur-de-Liane, c’est son nom…

— Je le sais, interrompit le comte.

— Bien, reprit le chasseur ; je dis donc que la vie de cette enfant est extraordinaire ; au lieu d’être gaie, folâtre et rieuse comme les jeunes, filles de son âge, elle est sombre, rêveuse, sauvage, errant toujours seule dans la prairie, volant sur l’herbe emperlée de rosée comme une gazelle, ou bien la nuit, rêvant au clair de la lune en murmurant des paroles que nul n’entend. Parfois de loin on aperçoit, car personne n’ose s’approcher d’elle, auprès de son ombre une autre ombre se dessiner et marcher des heures entières, tête basse, à ses côtés, puis elle reparaît seule au village ; et si on l’interroge, elle hausse les épaules sans répondre, ou bien elle se met à pleurer.

— C’est étrange, en effet.

— N’est-ce pas ? Si bien que les chefs se réunirent autour du feu du conseil, et reconnurent que Fleur-de-Liane avait jeté un charme sur son père adoptif.

— Les imbéciles ! murmura le comte.

— Peut-être, reprit le chasseur en hochant la tête ; toujours est-il qu’il fut résolu de l’abandonner seule dans le désert pour y mourir.

— Pauvre ; enfant ! Alors qu’arriva-t-il ?

— Natah-Otann et le Bison-Blanc, qui n’avaient pas été appelés au conseil, s’y rendirent en apprenant cette décision, et ils parvinrent si bien, par leurs paroles trompeuses, à changer l’esprit des chefs, que non-seulement on renonça à abandonner la jeune fille, mais que depuis ce moment elle est considérée comme le génie tutélaire de la tribu.

— Et Natah-Otann ?

— Son état est toujours le même.

— Voilà tout ?

— Voilà tout

— Eh bien ! Balle-Franche, mon ami, avant deux jours, je saurai, moi, si cette jeune fille est aussi sorcière que tu le dis, et ce que je dois en penser. »

Le chasseur ne répondit que par un grognement inintelligible, et sans insister davantage il s’étendit sur ses fourrures.