Balle-Franche (Aimard)/XVII

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C. Lahure (p. 87-92).

XVII

LE FORT MACKENSIE.


Le fort Mackensie, construit en 1832 par le major Mitchell, agent principal de la société des Pelleteries de l’Amérique du Nord, se dresse comme une sentinelle menaçante à cent vingt pas environ de la rive septentrionale du Missouri, et à soixante et dix milles des montagnes Rocheuses, au milieu d’une plaine unie, abritée par une chaîne de collines. courant dans la direction du sud au nord.

Le fort Mackensie est bâti d’après le système de tous les postes avancés de la civilisation dans les prairies de l’ouest des États-Unis ; il forme un carré parfait dont les côtés ont à peu près quarante-cinq pieds de façade ; un fossé profond de huit toises et large d’autant, deux solides blockhaus et vingt pièces de canons, tels sont les éléments de défense de cette forteresse. Les habitations comprises dans l’enceinte sont basses, avec des fenêtres étroites où les vitres sont remplacées par des feuilles de parchemin. Les toits sont plats et recouverts de gazon.

Les deux portes du fort sont solides et doublées de fer. Au centre d’une place réservée dans l’intérieur de la forteresse, s’élève un mât au sommet duquel flotte le pavillon étoile des États-Unis. Deux pièces de canon font sentinelle au pied de ce mât.

La plaine qui entoure le fort Mackensie est couverte d’une herbe haute de plus de trois pieds. Cette plaine est presque continuellement envahie par les tentes des tribus indiennes qui viennent trafiquer avec les Américains, notamment les Pieds-Noirs, les Assiniboines, les Mandans, les Têtes-Plates, les Gros-Ventres, les Corbeaux et les Koutnéhés.

Les Indiens avaient montré de la répugnance à laisser les blancs s’établir sur leurs domaines, et le premier agent que la compagnie des Pelleteries avait expédié vers eux avait failli payer de sa vie cette difficile mission. Ce ne fut qu’à force de patience et d’astuce que l’on parvint à conclure avec les tribus un traité de paix et de commerce qu’elles étaient disposées d’ailleurs à rompre sous le moindre prétexte. Aussi les Américains étaient-ils toujours sur le qui-vive, se considérant comme en état de siège perpétuel. De temps à autre il arrivait encore, malgré les protestations d’amitié de la part des Indiens, qu’on rapportât au fort quelque engagé ou trappeur de la compagnie assassiné et scalpé, sans qu’il fût possible de tirer vengeance (par politique même on s’en abstenait) de ces meurtres isolés, dont le nombre, il est vrai, devenait de plus en plus rare.

Les Indiens, avec leur esprit cupide, avaient fini par comprendre que mieux valait vivre en bonne intelligence avec les faces pâles qui les approvisionnaient abondamment, en échange des fourrures, d’eau-de-vie, sans compter l’argent.

En 1834, le fort Mackensie était commandé par le major Melvil, homme d’une grande expérience, qui avait passé presque toute sa vie au milieu des Indiens, soit à leur faire la guerre, soit à trafiquer avec eux, en sorte qu’il était rompu à toutes leurs habitudes et surtout à leurs ruses. Le général Jackson, dans l’armée duquel il avait servi comme officier, faisait grand cas de son courage, de son habileté, de son expérience. Le major Melvil joignait à une énergie morale peu commune une force physique extraordinaire ; il était bien l’homme qui convenait pour tenir en respect les féroces peuplades auxquelles il avait affaire, et pour commander à ces chasseurs et à ces trappeurs au service de la compagnie, gens de sac et de corde, aventuriers indépendants, ne connaissant guère que la logique du rifle et du bownie-knife ; il avait basé son autorité sur une sévérité inflexible et sur une justice irréprochable qui avait beaucoup contribué à entretenir les bonnes relations qui existaient entre les habitants du fort et leurs astucieux amis.

La paix, depuis quelques années, à part la défiance qui en était la principale base, semblait solidement établie entre les visages pâles et les Peaux-Rouges.

Les Indiens venaient chaque année camper devant le fort et troquer paisiblement leurs fourrures contre des liqueurs, des habits, de la poudre, etc. Les soixante-dix hommes qui formaient la garnison en étaient arrivés à se relâcher peu à peu de leurs précautions habituelles pour leur sûreté, tant ils se croyaient certains d’avoir enfin amené les Indiens à renoncer à leurs coutumes pillardes, à force de concessions et de bons traitements.

Voici quelle était la position respective des blancs et des Peaux-Rouges, le jour où les exigences du récit que nous avons entrepris de faire au lecteur nous amènent au fort Mackensie.


Les environs sont charmants et merveilleusement accidentés.

Les environs du fort sont charmants et merveilleusement accidentés.

Or, le lendemain du jour où s’étaient passés dans le village des Kenhàs les événements que nous avons rapportés plus haut, une pirogue en cuir, montée par un seul rameur, descendait la rivière des Elks, se dirigeant du côté du poste américain.

Après avoir suivi les nombreux détours de la rivière, la pirogue entra enfin dans le Missouri, vira tout à coup vers le nord-ouest et côtoya la rive septentrionale, parsemée de magnifiques prairies d’au moins trente milles de profondeur, où paissaient d’innombrables troupeaux de bisons, d’antilopes et de bigorns, qui, les oreilles droites et l’œil effaré, regardaient avec un sombre mécontentement passer la silencieuse embarcation.

Mais l’individu, homme ou femme, qui montait la pirogue, semblait trop pressé d’arriver à sa destination pour perdre son temps à tirer quelques-uns de ces animaux, qu’il lui aurait été facile d’abattre.

Les yeux imperturbablement fixés devant lui, courbé vigoureusement sur les avirons, plus il avançait vers le but qu’il voulait atteindre, plus il redoublait d’ardeur, poussant parfois de sourdes exclamations de colère et d’impatience, sans cependant ralentir sa course.

Enfin il laissa échapper de ses lèvres serrées un ah ! de satisfaction en doublant sur la droite un des innombrables coudes de la rivière ; un splendide spectacle s’était subitement montré à lui.

Des pentes douces avec des sommets variés, les uns arrondis, les autres plats, d’une agréable couleur verte, formaient le fond du tableau ; par devant il y avait de hautes forêts de peupliers d’un vert brillant, et des bois de saules sur le bord de la rivière, qui serpentait dans la prairie teinte d’une nuance bleu foncé par la lumière vive du soir ; un peu plus loin, sur le sommet d’un monticule verdoyant, se dressait le fort Mackensie, où le beau drapeau étoile des États-Unis flottait dans l’air, doré par les derniers rayons du soleil couchant, tandis que d’un côté un camp indien, et de l’autre des troupeaux de chevaux paissant en liberté, animaient et vivifiaient cette scène majestueusement tranquille.


Une pirogue en cuir descendait la rivière.

La pirogue s’approcha de plus en plus de la rive, et enfin, arrivée sous la protection des canons du fort, elle s’échoua doucement sur la plage.

D’un bond l’individu qui la montait s’élança sur le sable.

Alors dans cet individu il fut facile de reconnaître une femme.

Cette femme, disons-le tout de suite, n’était autre que l’être mystérieux auquel les Indiens donnaient le nom de la Louve des prairies, et que déjà à deux reprises, nous avons vue apparaître dans ce récit.

Cette femme avait modifié son vêtement ; son costume, bien que se rapprochant toujours par le tissu de celui des Indiens, puisqu’il se composait de peau d’eiks et de bisons cousues ensemble, s’en éloignait cependant par la forme ; et si, au premier coup d’œil, il était difficile de reconnaître le sexe de la personne qui le portait, on ne laissait pas cependant d’apercevoir que cette personne était blanche, à cause de la simplicité, de la propreté, et surtout de l’ampleur des plis soigneusement drapés autour de l’être étrange qui se cachait sous ces vêtements.

Après avoir quitté la pirogue, la Louve des prairies l’attacha solidement à une grosse pierre, et, sans plus s’en occuper, elle se dirigea à grands pas vers le fort.

Il était environ six heures du soir, les échanges avec les Indiens étaient finis ; ceux-ci rentraient en riant et en chantant dans leurs tentes en peaux de bison, tandis que les engagés, après avoir réuni les chevaux, les ramenaient lentement vers le fort.

Le soleil se couchait derrière les cimes neigeuses des montagnes Rocheuses, nuançant le ciel de teintes de pourpre. Au fur et à mesure que l’astre du jour s’abaissait dans les lointains de l’horizon, l’ombre envahissait la terre en proportions égales.

Les chants des Indiens, les cris des engagés, les hennissements des chevaux et les aboiements, des chiens formaient un de ces concerts singuliers qui, dans ces régions éloignées, en face de cette nature grandiose où le doigt de Dieu est marqué en caractères indélébiles, impriment à l’âme un sentiment de mélancolique recueillement.

La Louve arriva à la porte du fort au moment où le dernier engagé entrait, après avoir fait passer devant lui les retardataires de son troupeau.

Dans les postes des frontières, où l’on est astreint à une surveillance de toutes les secondes, afin de déjouer la trahison qui veille constamment dans l’ombre, des sentinelles spécialement chargées d’interroger les prairies mornes et solitaires qui s’étendent à perte de vue autour de leurs garnisons, se tiennent attentives jour et nuit, les yeux fixés dans l’espace, prêtes à signaler le moindre mouvement insolite qui s’exécute, soit de la part des animaux, soit de celle des hommes, dans les vastes solitudes qu’ils surveillent.

Depuis plus de six heures déjà la pirogue en cuir montée par la Louve avait été découverte, tous ses mouvements épiés avec soin ; et lorsque, après avoir amarré son embarcation, la Louve se présenta à la porte du fort, elle la trouva fermée et soigneusement verrouillée, non point qu’elle inspirât de craintes personnelles à la garnison, mais parce que la consigne était que nul ne pouvait, à moins de raisons fort graves, s’introduire dans la place après le coucher du soleil.

La Louve réprima avec peine un geste de mécontentement en se voyant ainsi exposée à passer la nuit à la belle étoile, non pas à cause de la nécessité dans laquelle elle serait de camper dans la plaine, mais pour des motifs qui sans doute exigeaient son introduction immédiate, et dont elle seule connaissait l’importance.

Cependant elle ne se rebuta pas ; elle se baissa, ramassa une pierre et frappa deux fois à la porte.

Un guichet s’ouvrit immédiatement, et deux yeux brillèrent par l’ouverture qu’il laissa.

« Qui vive ? demanda une voix rude.

— Amie ! répondit la Louve.

— Hum ! ceci est bien vague à cette heure de nuit, reprit la voix avec un ricanement de mauvais augure pour le succès de la négociation qu’entamait la Louve : qui êtes-vous ?

— Je suis une femme, et une femme blanche, ainsi que vous pouvez le reconnaître à mon costume et à mon accent.

— C’est possible, mais la nuit est noire, et je ne puis vous bien distinguer dans l’ombre ; ainsi, si vous n’avez pas de meilleures raisons à me donner, bonsoir, passez votre chemin ; demain nous nous reverrons au lever du soleil. »

Et l’individu qui avait parlé fit le geste de refermer le guichet.

La Louve l’arrêta d’une main ferme.

« Un moment, dit-elle.

— Qu’est ce encore ? fit l’autre d’un ton de mauvaise humeur ; dépêchez-vous, je n’ai pas le temps de vous écouter ainsi toute la nuit.

— Je ne veux que vous adresser une question et vous demander un service.

— Peste ! reprit l’homme, comme vous y allez ; ce n’est donc rien que cela ? Enfin voyons toujours, cela ne m’engage à rien.

— Le major Melvil est-il au fort en ce moment ?

— Peut-être.

— Répondez oui ou non.

— Eh bien ! oui ; après ? »

La Louve poussa un soupir de satisfaction, arracha d’un mouvement brusque une bague qu’elle portait à l’annulaire de la main droite, et, la passant par le guichet à son interlocuteur inconnu :

« Portez cette bague au major, dit-elle ; j’attends ici la réponse.

— Hum ! prenez garde ! le commandant n’aime pas à être dérangé pour rien.

— Faites ce que je vous dis, je réponds de tout.

— Triste garantie, grommela l’autre ; c’est égal, je me risque. Attendez. »

Le guichet se referma.

La Louve s’assit sur le revers du fossé, et, appuyant ses coudes sur ses genoux, elle se cacha la tête dans les mains.

Cependant la nuit était complètement tombée ; au loin dans la plaine brillaient, comme des phares dans les ténèbres, les feux allumés par les Indiens ; la brise du soir mugissait sourdement dans les cimes houleuses des arbres, et les rauquements des bêtes fauves se mêlaient par intervalles aux rires stridents des Peaux-Rouges. Pas une étoile ne scintillait au ciel, noir comme de l’encre ; des frissonnements indéfinissables s’élevaient du fleuve ; la nature semblait recouverte d’un linceul, tout enfin présageait un orage prochain.

La Louve attendait, immobile comme un de ces sphinx de granit qui veillent, impassibles, depuis des milliers d’années à l’entrée des temples égyptiens.

Un quart d’heure s’écoula, puis un bruit de ferraille se fit entendre, et la porte du fort s’entrebâilla.

La Louve des prairies se dressa comme poussée par un ressort.

« Venez, » dit une voix.

Elle entra.

La porte fut immédiatement fermée et verrouillée derrière elle.

Un engagé, celui-là même qui lui avait parlé à travers le guichet, se tenait devant elle, une torche à la main.

« Suivez-moi, » lui dit-il.

Elle s’inclina sans répondre et marcha derrière son guide.

Celui-ci traversa la cour dans toute sa longueur, et, se tournant vers la Louve :

« C’est ici, dit-il ; le major vous attend.

— Frappez, répondit-elle.

— Non, frappez vous-même, vous n’avez plus besoin de moi. Je retourne à mon poste. »

Et, après l’avoir saluée assez légèrement, il se retira en emportant la torche.

La Louve resta seule dans l’obscurité.

Elle passa la main sur son front moite de sueur, et, faisant un effort suprême :

« Il le faut !… » murmura-t-elle sourdement.

Elle frappa un coup sec sur la porte.

« ’Entrez, » répondit-on de l’intérieur.

Elle tourna la clef, poussa la porte, qui s’ouvrit, et se trouva en face d’un homme d’un certain âge, revêtu d’un costume militaire, assis auprès d’une table sur laquelle il appuyait son coude, et qui la regardait fixement.

Cet homme, par la position qu’il occupait et la façon dont la lumière était disposée, la voyait parfaitement, tandis que la Louve au contraire ne pouvait distinguer ses traits cachés dans l’ombre.

La Louve fit résolument quelques pas dans la chambre.

« Merci de m’avoir reçue, monsieur, dit-elle, je craignais que vous n’ayez complètement perdu le souvenir.

— Si c’est un reproche que vous m’adressez, je ne vous comprends pas, répondit lentement l’officier, je vous serai obligé de vous expliquer plus clairement.

— N’êtes-vous pas le major Melvil ?

— Je suis, en effet, celui qu’on nomme ainsi.

— La façon dont j’ai été introduite dans le fort me prouve que vous avez reconnu la bague que je vous ai fait passer.

— Je l’ai reconnue, car elle me rappelle une personne bien chère, dit-il avec un soupir étouffé ; mais comment cette bague se trouve-t-elle entre vos mains ? »

La Louve considéra un instant le major avec tristesse, s’approcha de lui, prit doucement sa main, qu’elle serra dans les siennes, et lui répondit avec un accent plein de larmes :

« Harry ! je suis donc bien changée par la souffrance, que ma voix même ne vous rappelle rien !… »

À cette parole, une pâleur livide couvrit le visage de l’officier, il se leva d’un mouvement prompt comme la foudre, son corps fut agité d’un tremblement convulsif, et saisissant à son tour les deux mains de cette femme, tandis qu’il la dévorait du regard :

« Margaret ! Margaret ! ma sœur ! s’écria-t-il avec délire, les morts sortent-ils du tombeau ? est-ce donc toi que je retrouve ?

— Ah ! fit-elle avec une expression de joie impossible à rendre, en se laissant aller dans ses bras, je savais bien qu’il me reconnaîtrait. »

Mais le coup qu’elle venait de recevoir était trop fort pour la pauvre femme, dont l’organisation était usée par la douleur ; habituée à la souffrance, elle ne put supporter la joie, et tomba évanouie entre les bras de son frère.

Le major souleva sa sœur dans ses bras, l’établit sur une espèce de canapé qui tenait un des côtés de la chambre, et, sans appeler personne à son aide, il lui prodigua tous les soins qu’exigeait son état.

La Louve demeura longtemps sans connaissance, en proie à une crise de nerfs terrible ; enfin, peu à peu elle revint à elle, rouvrit les yeux, et après avoir prononcé quelques paroles sans suite, elle fondit en larmes.

Son frère ne la quitta pas une minute, suivant d’un regard anxieux les progrès de son retour à la vie ; lorsqu’il reconnut que le plus fort de la crise était passé, il prit une chaise, s’assit auprès de sa sœur, et, par de douces paroles, chercha à lui rendre, non pas l’espoir, puisqu’il ignorait ce qu’elle avait souffert, mais le courage.

Enfin la pauvre femme releva la tête, essuya d’un geste énergique ses yeux rougis par les larmes et rongés par la fièvre, et, se tournant vers le major, attentif à ses moindres mouvements :

« Frère, lui dit-elle d’une voix creuse, voilà seize ans que je souffre un martyre atroce de toutes les heures, de toutes les secondes. »

Le major frissonna à cette révélation affreuse.

« Pauvre sœur ! murmura-t-il, que puis-je faire pour vous ?

— Tout ! si vous le voulez.

— Oh ! s’écria-t-il avec énergie en frappant du poing sur le bois du canapé, douteriez-vous donc de moi, Margaret ?

— Non, puisque je suis venue, répondit-elle en souriant à travers ses larmes.

— Vous voulez vous venger, n’est-ce pas ? reprit-il.

— Je le veux.

— Qui sont vos ennemis ?

— Les Peaux-Rouges.

— Ah ! ah ! fit-il avec un sourire amer, tant mieux ; moi aussi j’ai un vieux compte à régler avec ces démons ; et à quelle nation appartiennent vos ennemis ?

— À la nation des Pieds-Noirs ; ils sont de la tribu des Kenhàs.

— Oh ! reprit le major, mes vieux ennemis les Indiens du sang, il y a longtemps que je cherche un prétexte pour leur infliger un châtiment exemplaire.

— Ce prétexte, je vous l’apporte, Harry, répondit-elle avec feu, et ne croyez pas que ce soit un prétexte vain forgé par la haine ; non, non, c’est la révélation d’un complot tramé par tous les Indiens missouris contre les blancs, complot qui doit éclater sous peu de jours, qui sait ? demain peut-être.

— Ah ! fit le major d’un air pensif, je ne sais pourquoi, mais depuis quelques jours des soupçons sont entrés dans mon esprit ! mes pressentiments ne m’ont donc pas trompé ; parlez, sœur, hâtez-vous, je vous en conjure, et puisque vous êtes venue vers moi pour assouvir votre haine contre ces diables rouges, by God ! je vous promets une vengeance dont le souvenir fera frissonner de terreur leurs arrière-neveux dans cent ans d’ici.

— Je vous remercie de vos paroles, frère, et j’en prends acte, répondit-elle ; écoutez-moi donc.

— Un mot avant tout, interrompit le major.

— Parlez, frère.

— Le récit de vos souffrances a-t-il quelque point de corrélation avec la conspiration que vous voulez me dévoiler ?

— D’intimes.

— Bien, il est dix heures à peine, nous avons la nuit à nous, racontez-moi donc les aventures qui vous sont arrivées depuis notre séparation.

— Vous le voulez ?

— Oui, je le veux, ma sœur, car c’est d’après votre récit que je réglerai la conduite que je compte tenir avec les Indiens.

— Écoutez donc, frère, et soyez indulgent pour moi, car, ainsi que vous allez l’apprendre, j’ai bien souffert. »

Le major lui pressa la main ; sans répondre il prit une chaise, s’installa auprès d’elle, et après avoir poussé le verrou de la porte, afin de ne pas être dérangé pendant le cours du récit qu’il allait entendre :

« Parlez, Margaret, lui dit-il, et dites-moi bien tout, je ne veux rien ignorer des tortures que vous avez endurées pendant les longues années qui se sont écoulées depuis notre séparation. »