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Balle-Franche (Aimard)/XVIII

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C. Lahure (p. 92-95).

XVIII

LA CONFESSION DUNE MÈRE.


Nous ne saurions dire pourquoi, mais il est des heures dans la vie où, soit action des objets extérieurs, soit dispositions communes et mystérieuses de l’être intérieur, une indéfinissable contagion de tristesse gagne tout à coup l’homme le plus fort, comme s’il la respirait dans l’air.

Le frère et la sœur, renfermés dans une chambre mal close, à peine éclairée par une lampe fumeuse, subissaient à leur insu l’influence secrète dont nous avons parlé.

Au dehors, la pluie fouettait les vitres, le vent pleurait à travers les ais mal joints, en faisant vaciller la flamme de la lampe, des rumeurs sans nom s’élevaient par intervalles et se perdaient peu à peu au loin comme un soupir.

Les molosses de garde se renvoyaient des aboiements saccadés, répétés en échos funèbres dans la prairie par les chiens des Peaux-Rouges.

Tout disposait l’âme à la rêverie et à la tristesse.

Après un assez long silence, la Louve, ou bien si on le préfère, Margaret Melvil, puisque maintenant nous connaissons son nom, prit enfin la parole d’une voix basse et mal assurée, parfaitement en harmonie avec l’état de la nature bouleversée en ce moment par un de ces ouragans terribles si communs dans ces climats, et dont, grâce au ciel, jusqu’à ce jour nos pays ont été exempts.

« Il y a près de dix-sept ans maintenant, dit-elle, il vous en souvient, Harry, vous sortiez de West-Point et vous veniez de recevoir, je crois, votre commission de lieutenant dans l’armée, vous étiez jeune alors, enthousiaste, l’avenir semblait pour vous se dessiner sous les plus riantes couleurs ; un soir, par un temps comme celui-ci, dans le défrichement que nous exploitions, mon mari et moi, vous arrivâtes pour nous annoncer la nouvelle position que vous faisait le congrès, et en même temps pour nous dire un affectueux au revoir, car vous espériez, hélas ! de même que nous, ne pas rester longtemps éloigné. Le lendemain matin, malgré nos prières pour vous retenir, après avoir embrassé mes enfants, serré la main de mon pauvre mari qui vous aimait tant, et m’avoir donné un dernier baiser, vous vous élançâtes sur votre cheval, qui partit comme un trait et disparut bientôt dans un tourbillon de poussière. Hélas ! qui nous aurait dit alors, Harry, que nous ne devions plus nous revoir qu’aujourd’hui, après dix-sept ans de séparation, sur le territoire indien et dans des circonstances terribles ? enfin, ajouta-t-elle avec un soupir, Dieu l’a voulu, que son saint nom soit béni ! il lui a plu d’éprouver ses créatures et d’appesantir sur elles sa main redoutable.

— Ce fut avec un serrement de cœur indicible, répondit le major, que six mois après ces événements, lorsque je revenais parmi vous le cœur joyeux, je vis, en mettant pied à terre devant votre maison, un étranger m’en ouvrir la porte et répondre aux questions dont je le pressais, que depuis trois mois déjà toute la famille avait émigré, se dirigeant vers l’ouest, dans l’intention de fonder un nouvel établissement sur la frontière indienne. Ce fut en vain que pour avoir de vos nouvelles j’interrogeai l’un après l’autre tous vos voisins ; ils vous avaient oubliés ; nul ne put ou ne voulut peut-être me donner le moindre renseignement sur vous, et je fus obligé de repartir et de refaire, l’âme navrée, cette route que j’avais parcourue quelques jours auparavant le cœur si joyeux. Depuis, malgré tous les efforts que j’ai tentés, toutes les démarches que j’ai faites, jamais je n’ai rien pu apprendre sur votre sort et soulever le voile mystérieux qui enveloppait les événements sinistres dont, j’en étais convaincu, vous aviez été victimes pendant votre voyage.

— Vous ne vous trompiez qu’à demi, mon frère, dans vos suppositions, reprit-elle ; deux mois après votre visite, mon mari, qui depuis longtemps cherchait à abandonner notre défrichement, dont, disait-il, la terre ne valait plus rien et ne lui rendait pas les peines qu’elle lui coûtait, eut une discussion assez grave avec un de nos voisins à propos des limites d’un champ dont il croyait ou feignait plutôt de croire que ce voisin avait, dans une mauvaise intention, reculé les bornes ; dans toute autre circonstance, cette discussion aurait été facilement terminée ; mais mon mari cherchait un prétexte pour s’en aller, ce prétexte il le trouvait, il résolut de ne pas le lâcher. Quelque observation qu’on lui fît pour vider ce différend, il ne voulut rien entendre, fit tout doucement les préparatifs de l’expédition qu’il méditait depuis si longtemps, et un jour il nous annonça que nous partirions le lendemain. Lorsque mon mari avait une fois dit une chose, il n’y avait plus qu’à lui obéir, il ne revenait jamais sur une détermination une fois prise. Le jour dit, au lever du soleil, nous quittâmes le défrichement, nos voisins nous accompagnèrent pendant la première journée, puis le soir venu, après des souhaits chaleureux pour la réussite de nos projets, ils se séparèrent de nous et nous laissèrent seuls. C’était avec un serrement de cœur inexprimable et une tristesse infinie que j’avais quitté pour ne plus la revoir cette maison dans laquelle je m’étais mariée, où étaient nés mes enfants et où, pendant de longues années, j’avais été si heureuse. Mon mari chercha en vain à me consoler et à me rendre le courage qui me manquait, rien ne pouvait effacer de mon cœur les doux et pieux souvenirs que j’y conservais précieusement ; plus nous nous enfoncions dans le désert, plus ma tristesse devenait grande ; mon mari, au contraire, voyait tout en rose, l’avenir lui appartenait, il allait enfin être son maître et agir à sa guise ; il me détaillait ses projets, cherchait à m’y intéresser, et employait enfin tous les moyens en son pouvoir pour me distraire de mes sombres pensées, mais sans réussir à y parvenir. Cependant nous marchions sans relâche, la distance devenait chaque jour plus grande entre nous et les derniers établissements de nos compatriotes ; en vain je remontrais à mon mari combien nous étions, en cas de danger, éloignés de tout secours, l’isolement dans lequel nous allions nous trouver ; il ne faisait que rire de mes appréhensions, me répétait sans cesse que les Indiens étaient bien loin d’être aussi redoutables qu’on les représentait, que nous n’avions rien à craindre et qu’ils n’oseraient jamais nous attaquer. Mon mari était si convaincu de la vérité de ce qu’il avançait, qu’il négligeait de prendre les plus simples précautions pour se défendre d’une surprise, et il me répétait chaque matin, d’un air goguenard, au moment de nous mettre en route : « Tu vois bien que tu es une folle, Margaret, sois donc raisonnable, les Indiens se garderaient bien de nous insulter. » Une nuit, le camp fut attaqué par les Peaux-Rouges, nous fûmes surpris pendant notre sommeil, mon mari fut écorché tout vivant, pendant qu’à ses pieds ses enfants brûlaient à petit feu ! »

En prononçant ces paroles, la voix de la pauvre femme devint de plus en plus étranglée ; aux derniers mots, son émotion fut si profonde qu’elle ne put continuer.

« Courage ! » lui dit le major aussi ému qu’elle, mais plus maître de ses sentiments.

Elle fit un effort sur elle même et reprit d’une voix brève et saccadée :

« Par un raffinement de cruauté dont je ne compris pas tout de suite la barbarie, mon plus jeune enfant, ma fille, fut épargnée par les païens. En voyant le supplice de mon mari et de mes enfants auquel on me forçait d’assister, j’éprouvai un tel déchirement de cœur que je crus que j’allais expirer ; je poussai un grand cri et je tombai à la renverse. Combien de temps restai-je dans cet état ? je ne sais ; lorsque je repris mes sens, j’étais seule, les Indiens m’avaient sans doute crue morte, ils m’avaient abandonnée. Je me relevai, et sans avoir conscience de ce que je faisais, mais poussée par une force supérieure à ma volonté, je revins chancelante et tombant presque à chaque pas à l’endroit où s’était passée cette lugubre tragédie. Le trajet dura trois heures. Comment étais-je si loin du camp ? c’est ce que je ne pourrais dire ; enfin j’arrivai : un spectacle affreux s’offrit à mes yeux épouvantés, je roulai sans connaissance sur les cadavres défigurés et à demi carbonisés de mes enfants ; enfin, que vous dirai-je, mon frère, mon désespoir me rendit les forces qui me manquaient, je creusai une tombe, et, à demi folle de douleur, j’ensevelis dans la même fosse mon mari et mes enfants, tout ce que j’avais aimé sur la terre ! Ce pieux devoir accompli, je résolus de me laisser mourir là où avaient succombé les êtres qui m’étaient si chers ! Mais il est des heures dans les longues nuits, où pendant les ténèbres, les morts parlent aux vivants pour leur ordonner de les venger ! Cette voix terrible du sépulcre, je l’entendis une nuit sinistre où les éléments bouleversés semblaient menacer la nature d’un effroyable cataclysme. Dès ce moment ma résolution fut prise, je me résignai à vivre pour me venger ; depuis cette époque, j’ai marché ferme et implacable dans la voie que je m’étais tracée, rendant aux païens, chaque fois que l’occasion s’en est présentée, le mal qu’ils m’ont fait ! Je suis devenue la terreur des prairies, les Indiens me redoutent comme un mauvais génie, ils ont de moi une crainte superstitieuse, invincible ; enfin ils m’ont surnommée la Louve-Menteuse des prairies, car chaque fois qu’une catastrophe les menace, qu’un danger affreux plane sur leurs têtes, ils me voient apparaître ! Voilà dix-sept ans que je guette ma vengeance sans jamais me fatiguer, sans jamais me décourager, certaine que le jour viendra où j’appuierai à mon tour le genou sur la poitrine de mes ennemis et leur infligerai les atroces tortures qu’ils m’ont condamnée à souffrir. »

Le visage de cette femme avait pris, en prononçant ces paroles, une telle expression de cruauté, que le major, tout brave qu’il était, se sentit frissonner.

« Et vos ennemis, lui dit-il au bout d’un instant, les connaissez-vous enfin, Margaret, savez-vous leurs noms ?

— Je les connais tous, répondit-elle d’une voix sifflante, je sais leurs noms.

— Et ils se préparent à rompre la paix ? »

Mistress Margaret sourit avec ironie.

« Non, ils ne rompront pas la paix, mon frère, ils vous attaqueront à l’improviste, ils ont formé entre eux une ligue formidable à laquelle, ils le croient du moins, il vous sera impossible de résister.

— Ma sœur, s’écria le major avec énergie, donnez-moi les noms de ces misérables traîtres, et je vous jure que, fussent-ils cachés au fond des enfers, j’irai les y chercher pour leur infliger un châtiment exemplaire.

— Je ne puis encore vous donner ces noms, mon frère, mais soyez tranquille, bientôt vous les connaîtrez ; vous n’aurez pas besoin de les chercher bien loin, je me charge de les amener à portée des rifles de vos soldats et de vos chasseurs.

— Prenez garde, ma sœur, dit le major en hochant la tête, la haine est mauvaise conseillère dans une affaire comme celle-ci ; celui qui veut trop avoir risque souvent que tout lui échappe.

— Oh ! reprit-elle, mes précautions sont prises de longue main ; je les tiens, il me sera facile de les saisir lorsque cela me plaira, ou pour parler plus convenablement, lorsque le moment sera venu.

— Faites donc à votre guise, ma sœur, et comptez sur mon concours dévoué ; cette vengeance me touche de trop près pour que je la laisse échapper.

— Merci, dit-elle.

— Pardonnez-moi, reprit-il après quelques minutes de réflexion, si je reviens sur les douloureux événements que vous venez de me raconter, mais vous avez, il me semble, oublié un détail important dans votre récit.

— Je ne vous comprends pas, mon frère.

— Je vais m’expliquer ; vous m’avez dit, je crois, si ma mémoire est fidèle, que votre plus jeune fille avait échappé au sort affreux de ses frères et qu’elle avait été sauvée par un Indien.

— Oui, en effet, je vous ai dit cela, mon frère, répondit-elle d’une voix oppressée.

— Eh bien, qu’est devenue cette malheureuse enfant ? Vit-elle encore ? En avez-vous eu des nouvelles ? L’avez-vous revue ?

— Elle vit, je l’ai revue.

— Ah !

— Oui, l’homme qui l’avait sauvée l’a élevée ; il l’a adoptée même, fit-elle avec sarcasme. Cet homme, savez-vous ce qu’il veut faire de la fille de celui dont il a été le bourreau, car c’est lui, lui seul, qui après avoir garrotté mon mari à un arbre, l’a écorché vif sous mes yeux ; eh bien ! savez-vous ce qu’il veut faire ? dites, mon frère, le savez-vous ?

— Parlez, au nom du ciel !

— Ce que j’ai à vous dire est bien épouvantable ; c’est tellement affreux que j’hésite moi-même à vous le révéler.

— Mon Dieu ! fit le major en reculant malgré lui devant le regard flamboyant de sa sœur.

— Eh bien, reprit-elle avec un éclat de rire nerveux, ma fille a grandi, l’enfant est devenue une femme, belle autant qu’il est possible de l’être ; cet homme, ce bourreau, ce démon a senti son cœur de tigre s’amollir à la vue de l’ange ; il l’aime d’un amour insensé, il veut en faire sa femme.

— Horreur ! s’écria le major.

— N’est-ce pas que cela est bien hideux ? reprit-elle en riant toujours de ce rire nerveux et saccadé qui faisait mal à entendre ; il a pardonné à la fille de sa victime ! Oui, il est généreux, il oublie les atroces tortures qu’il a infligées au père, et maintenant il convoite la fille.

— Oh ! mais c’est effroyable cela, ma sœur, tant d’infamie et de cynisme est impossible, même parmi les Indiens.

— Croyez-vous donc que je vous en impose ?

— Loin de moi une telle pensée, ma sœur ; cet homme est un monstre.

— Oui, oui, cela est ainsi.

— Vous avez vu votre fille ? vous avez causé avec elle ?

— Oui ; ensuite ?

— Vous l’avez sans doute détournée de cet amour monstrueux ?

— Moi ! s’écria-t-elle en ricanant, je ne lui en ai pas dit un mot.

— Comment ! fit-il avec étonnement.

— De quel droit lui aurais-je parlé ainsi, moi ?

— Comment, de quel droit ! N’êtes-vous pas sa mère ?

— Elle l’ignore.

— Oh !

— Et ma vengeance ! » répondit-elle froidement.

Ce mot, qui résumait si bien tout le caractère de la femme qu’il avait devant lui, glaça d’épouvante le cœur du vieux soldat.

« Malheureuse ! » s’écria-t-il.

Un sourire de dédain plissa les lèvres de la Louve.

« Oui, voici comment vous êtes vous autres, dit-elle d’une voix acre, hommes des villes, natures atrophiées par la civilisation ; il faut, pour que vous la compreniez, que la passion soit maintenue dans certaines limites tracées d’avance ; la grandeur de la haine avec toutes ses fureurs et tous ses excès vous fait peur ; vous n’admettez que la vengeance légale et boiteuse que les codes vous permettent. Frère, qui veut la fin veut les moyens. Que m’importe à moi, pour arriver au but que je me suis tracé ; croyez-vous donc que je regarde si mes pieds trébuchent contre les ruines ou marchent dans le sang ? Non, je vais droit devant moi, avec l’impétuosité fatale du torrent qui brise et renverse tous les obstacles qui se dressent sur son passage. Mon but, à moi, c’est la vengeance ; sang pour sang, œil pour œil, ceci est la loi des prairies ; j’en ai fait la mienne, et je l’atteindrai, cette vengeance, dussé-je pour cela… Mais, ajouta-t-elle en se reprenant, à quoi bon entre nous, mon frère, une discussion oiseuse ; rassurez-vous, ma fille a été mieux prémunie par son instinct que par tous les conseils que j’aurais pu lui donner ; elle n’aime pas cet homme, je le sais, elle me l’a dit, jamais elle ne l’aimera.

— Dieu soit loué ! s’écria le major.

— Je n’ai qu’un désir, un seul, reprit-elle avec mélancolie, c’est, après l’accomplissement de ma vengeance, de retrouver ma fille, de la serrer dans mes bras et de la couvrir de baisers en lui révélant enfin que je suis sa mère. »

Le major secoua la tête avec tristesse.

« Prenez garde, ma sœur, dit-il d’une voix sévère ; Dieu a dit : « La vengeance m’appartient. » Prenez garde qu’après avoir voulu être l’instrument de la Providence et vous mettre à sa place, vous ne soyez châtiée cruellement par elle dans vos plus chères affections.

— Oh ! ne parlez pas ainsi, mon frère, s’écria-t-elle avec un geste d’effroi, vous me rendriez folle. »

Le major baissa silencieusement la tête.

Pendant quelques minutes, le frère et la sœur demeurèrent en face l’un de l’autre sans prononcer une parole.

Tous deux réfléchissaient.

Ce fut la Louve qui renoua l’entretien.

« Maintenant, mon frère, dit-elle, si vous me le permettez, nous laisserons pour un instant ce triste sujet et nous nous occuperons un peu de ce qui vous regarde, c’est-à-dire de la formidable conspiration ourdie contre vous par les Indiens.

— Ma foi, répondit-il avec un soupir de soulagement, je vous avoue, ma sœur, que je ne demande pas mieux ; j’ai la tête bourrelée, et si cela continuait encore quelques instants ainsi, je crois, Dieu me pardonne, que je resterais pendant plusieurs heures sans pouvoir remettre un peu d’ordre dans mes pensées, tant tout ce que vous m’avez raconté m’a touché.

— Merci.

— La nuit s’avance, ma sœur, elle est même écoulée presque tout entière. Nous n’avons pas un seul instant à perdre, donc je vous écoute.

— La garnison du fort est-elle complète ?

— Oui.

— De combien d’hommes se compose-t-elle ?

— Soixante-dix, sans compter une quinzaine de chasseurs et de trappeurs occupés en ce moment au dehors, mais que je vais rappeler sans retard.

— Très-bien ; toute votre garnison vous est-elle indispensable pour la défense du fort ?

— C’est selon. Pourquoi ?

— Parce que j’ai l’intention de vous emprunter une vingtaine d’hommes.

— Hum ! dans quel but ?

— Vous allez le savoir ; vous êtes seul ici, sans pouvoir espérer de secours d’aucun côté ; voici pour quelle raison : pendant que les Indiens feront le siège de la place que vous défendez, ils intercepteront vos communications avec le fort Clarke, le fort Union et les autres postes disséminés sur le Missouri.

— Je le crains, mais que faire ?

— Je vais vous le dire ; vous avez sans doute entendu parler d’un squatter américain qui, il y a quelques jours à peine, s’est établi à trois ou quatre lieues environ en avant de vous ?

— En effet, un certain John Bright, je crois.

— C’est cela même ; eh bien, le défrichement de cet homme vous sert naturellement d’avant-garde, n’est-ce pas ?

— Parfaitement.

— Profitez du peu de temps qui vous reste ; sous prétexte d’une chasse au bison, faites sortir une vingtaine d’hommes du fort et cachez-les chez John Bright, afin que, le moment venu d’agir, ils puissent faire en votre faveur une démonstration qui placera vos ennemis entre deux feux et leur donnera à supposer qu’il vous est venu des renforts des autres postes.

— C’est une idée, cela, dit le major.

— Seulement, choisissez des hommes sur lesquels vous puissiez compter.

— Tous me sont dévoués ; vous les verrez à l’œuvre.

— Tant mieux ; ainsi c’est bien convenu ?

— Oui !

— Maintenant, comme il est urgent que tout le monde ignore nos relations, ce qui autrement compromettrait le succès de notre affaire, je vous prie, mon frère, de m’ouvrir la porte du fort.

— Hé quoi ! sitôt ? par cette nuit affreuse ?

— Il le faut, mon frère, il est de la plus haute importance que je parte à l’instant.

— Vous l’exigez ?

— Je vous en prie, dans notre intérêt commun.

— Venez donc alors, ma sœur, et ne m’en veuillez point de ne pas vous retenir. »

Dix minutes plus tard, malgré l’orage qui sévissait toujours avec la même fureur, la Louve des prairies était remontée dans sa pirogue et s’éloignait à force de rames du fort Mackensie.