Balle-Franche (Aimard)/XXIII

La bibliothèque libre.
C. Lahure (p. 115-119).

XXIII

PLAN DE CAMPAGNE.


La nuit était noire, sombre et toute chargée d’orages.

Le vent sifflait avec de lugubres murmures à travers les branches. À chaque rafale de la brise, les arbres secouaient leurs têtes humides et faisaient pleuvoir de courtes ondées qui grésillaient sur les buissons.

Le ciel avait une teinte d’acier sinistre et menaçante.

Tel était le silence de ce désert qu’on y entendait la chute d’une feuille desséchée ou le froissement de la branche touchée au passage par quelque animal invisible.

Ivon et ses guides s’avançaient avec précaution à travers le bois, cherchant leur route dans les ténèbres, à demi couchés sur leurs chevaux, afin d’éviter les branches qui leur fouettaient à chaque pas le visage, sondant de l’œil le terrain qu’ils foulaient, mais que, dans l’obscurité, il leur était presque impossible de reconnaître.

Grâce aux méandres sans nombre qu’ils étaient contraints de suivre, près de deux heures s’écoulèrent avant qu’ils sortissent du bois ; enfin ils débouchèrent dans la plaine et se trouvèrent presque instantanément sur les bords du Missouri.

Le fleuve, grossi par les pluies et les neiges, roulait bruyamment ses eaux jaunâtres.

Les fugitifs suivirent les rives en remontant vers le sud-ouest. Maintenant qu’ils avaient trouvé le fleuve, toute incertitude avait cessé pour eux, leur route était clairement et nettement tracée sans qu’ils redoutassent de se perdre.

Arrivés à un certain endroit où une pointe de sable s’avançait de quelques mètres dans le lit du fleuve et formait une espèce de cap, de l’extrémité duquel, malgré l’obscurité, grâce à la transparence des eaux, on distinguait les objets à une certaine distance, le Loup-Rouge fit signe à ses compagnons de s’arrêter, et lui-même mit pied à terre.

Fleur-de-Liane et le Breton imitèrent ce mouvement.

Ivon n’était pas fâché de prendre quelques instants de repos et surtout de se renseigner avant d’aller plus loin.

Dans le premier moment, entraîné malgré lui par un mouvement irréfléchi du cœur qui le poussait à sauver le plus tôt possible son maître, par tous les moyens qui se présenteraient à lui, il n’avait pas hésité à suivre ses deux étranges conducteurs ; mais, avec la réflexion, sa méfiance était revenue plus vive et plus forte, et le Breton voulait ne s’engager davantage avec les gens qu’il avait rencontrés que sur des renseignements positifs et des preuves irrécusables de leur loyauté.

Leur qualité d’Indiens appartenant à la même tribu et au même village que l’homme dont son maître était prisonnier, suffisait amplement pour justifier la méfiance que le digne Breton éprouvait à leur égard, d’autant plus que, depuis qu’il voyageait avec eux, rien n’était venu lui prouver le dévouement dont ils avaient fait parade à ses yeux, et qu’au contraire ils avaient tous deux constamment gardé un morne silence.

Comme beaucoup de gens, dont pourtant la majeure partie de l’existence s’est écoulée en Amérique, Ivon ne connaissait les Indiens que par les récits mensongers faits par leurs ennemis, avant d’entrer au désert ; malheureusement, depuis son arrivée dans les prairies, une suite fatale de faits étaient venus donner raison à ces récits et raffermir le Breton dans la mauvaise opinion qu’il s’était formée de la race rouge.

Aussitôt qu’il eut mis pied à terre et débarrassé de la bride son cheval afin qu’il pût brouter les jeunes pousses d’arbres, Ivon s’approcha résolument du Loup-Rouge et lui frappa sur l’épaule.

L’Indien, dont les yeux étaient avidement fixés sur le fleuve, se retourna vers lui.

« Que veut l’homme pâle ? lui demanda-t-il.

— Causer un peu avec vous, chef.

— Le moment n’est pas bon pour parler, répondit sentencieusement l’Indien, les visages pâles sont comme l’oiseau moqueur, il faut toujours que leur langue soit en mouvement ; que mon frère attende quelques instants ! »

Ivon ne comprit pas l’épigramme, ou s’il la comprit, il la dédaigna ; il avait son idée, il insista avec cet entêtement de mulet qui formait le côté saillant de son caractère.

« Non, dit-il, il faut que nous causions tout de suite. »

L’Indien réprima un geste d’impatience.

« Les oreilles du Loup-Rouge sont ouvertes, fit-il, la pie bavarde peut s’expliquer. »

Les Peaux-Rouges ne parviennent que difficilement à prononcer les noms des étrangers avec lesquels les hasards de la chasse ou du commerce les mettent en rapport, aussi ont-ils l’habitude à ces noms d’en substituer d’autres, tirés du caractère ou de l’apparence physique de l’individu qu’ils veulent désigner.

Ivon était appelé par les Indiens pieds-noirs la Pie-Bavarde, nom dont nous nous dispenserons de discuter ici le plus ou le moins de justesse.

Le Breton ne parut pas se choquer de ce que lui disait le Loup-Rouge, absorbé par la pensée qui le chagrinait, toute autre considération lui devenait indifférente.

« Vous m’avez promis de sauver l’Œil-de-Verre, dit-il.

— Oui, répondit laconiquement le chef.

— J’ai accepté vos propositions sans discuter ; voilà trois heures que je vous suis sans rien dire ; mais avant d’aller plus loin, je ne serais pas fâché de connaître les moyens que vous comptez employer pour le sortir des mains de ses ennemis.

— Mon frère est-il sourd ? demanda l’Indien.

— Je ne crois pas, répondit Ivon assez blessé de cette question.

— Alors qu’il écoute.

— C’est ce que je fais.

— Mon frère n’entend rien ?

— Pas la moindre des choses, je dois en convenir. »

Le Loup-Rouge haussa les épaules.

« Les visages pâles sont des renards sans queue, dit-il avec mépris, plus faibles, que des enfants dans le désert ; que mon frère regarde, » ajouta-t-il en étendant le bras vers le fleuve.

Ivon suivit la direction qui lui était indiquée, en écarquillant les yeux et plaçant sa main en abat-jour, afin de concentrer les rayons visuels.

« Eh bien ! demanda l’Indien au bout d’un instant, mon frère a vu ?

— Rien du tout ! fit résolument le Breton ; je veux que le diable me torde le cou s’il m’est possible de distinguer quoi que ce soit.

— Alors que mon frère attende quelques minutes, comme je le lui ai dit déjà, reprit l’Indien toujours impassible ; au bout de ce temps il verra et il entendra.

— Hum ! murmura le Breton médiocrement satisfait de cette explication ; que verrai-je et qu’entendrai-je dans quelques minutes ?

— Mon frère saura. »

Ivon voulut insister, mais le chef le prit par le bras, l’emmena vivement en arrière et le cacha avec lui derrière un bouquet d’arbres, où Fleur-de-Liane était déjà abritée.

« Silence ! » murmura le Loup-Rouge d’un ton tellement impératif que le Breton, convaincu de la gravité de la situation, remit à un moment plus opportun la suite des questions qu’il se proposait d’adresser au chef.

Quelques moments s’écoulèrent.

Le Loup-Rouge et Fleur-de-Liane, le corps penché en avant, écartant avec soin les feuilles, regardaient avidement dans la direction du fleuve, en retenant leur respiration.

Ivon, intrigué malgré lui par cette façon d’agir, imitait tous leurs mouvements.

Bientôt un bruit frappa ses oreilles, mais si faible, si léger, que dans le premier moment il crut s’être trompé ; cependant le bruit augmenta peu à peu, ressemblant au son de deux rames frappant l’eau avec précaution ; puis un point noir, d’abord presque imperceptible, mais qui grandit peu à peu, parut sur le fleuve.

Il ne resta plus de doute au Breton, ce point noir était une pirogue.

Arrivée à une certaine distance, le bruit cessa tout à coup de se faire entendre, et la pirogue demeura immobile, à peu près à égale distance des deux rives.

En ce moment le cri de la pie s’éleva dans le silence, répété à trois reprises différentes, avec une perfection telle que le Breton leva instinctivement la tête vers les branches supérieures de l’arbre, derrière lequel il s’abritait.

À ce signal, la barque recommença à s’avancer vers le cap, où elle aborda au bout de quelques instants.

Mais avant de descendre à terre, la personne qui la montait leva deux fois sa pagaie en l’air.

Le cri de la pie s’éleva de nouveau, modulé trois fois.

Alors la personne placée dans la pirogue, parfaitement renseignée, à ce qu’il paraît, sauta sur le sable, tira l’embarcation à demi hors de l’eau et marcha résolument dans la direction du bouquet d’arbres qui servait d’observatoire aux compagnons d’Ivon et à lui-même.

Ceux-ci jugeant inutile d’attendre plus longtemps, quittèrent leur abri et s’avancèrent au devant du nouveau venu après avoir recommandé au Breton de ne pas se montrer sans leur autorisation.

Celui-ci n’avait garde de le faire ; seulement, avec cette prudence qui le distinguait, il arma ses pistolets, en prit un de chaque main, et, rassuré par cette précaution, il attendit plus tranquille ce qui allait arriver.

Le nouvel acteur qui venait d’entrer si à l’improviste en scène, et que le lecteur a déjà reconnu sans doute, était mistress Margaret, celle que les Indiens nommaient la Louve-Menteuse des prairies ; elle avait quitté depuis une heure à peine le major Melvil, avec lequel elle avait eu dans le fort Mackensie la longue conversation à laquelle nous avons assisté.

Bien qu’elle ne s’attendît pas à rencontrer Fleur-de-Liane en cet endroit, elle ne parut cependant nullement étonnée de la voir, et lui fit de la tête un signe amical, auquel la jeune fille répondit par un sourire.

« Quoi de nouveau ? demanda-t-elle en se tournant vers l’Indien.

— Beaucoup de choses, répondit celui-ci.

— Parle. »

Le Loup-Rouge raconta alors tout ce qui s’était passé pendant la chasse, de quelle façon il l’avait appris et comment Ivon s’était échappé pour chercher des sauveurs pour son maître.

Margaret écouta ce long récit sans laisser paraître aucune trace d’émotion sur son visage impassible, étoilé de rides et flétri par la misère. Lorsque le Loup-Rouge eut fini de parler, elle réfléchit quelques minutes, puis relevant la tête :

« Où est ce visage pâle ? dit-elle.

— Ici, répondit l’Indien en désignant le bouquet d’arbres.

— Qu’il vienne. »

Le chef se mit en devoir d’obéir ; mais le Breton avait entendu ce dernier mot prononcé en anglais, et jugeant que c’était à lui qu’il s’adressait, il sortit de sa cachette, après avoir repassé ses pistolets à sa ceinture, et rejoignit le groupe.

En ce moment les premières lueurs du jour commençaient à paraître, l’obscurité se dissipait rapidement, et une ligne rougeâtre qui se dessinait à l’extrême limite de l’horizon indiquait que le soleil ne tarderait pas à se lever.

La Louve fixa sur le Breton son œil fauve avec une fixité qui semblait vouloir sonder les replis les plus secrets de son cœur.

Ivon n’avait rien à se reprocher, au contraire ; aussi il supporta bravement ce regard.

La Louve, satisfaite sans doute de l’examen muet qu’elle avait fait subir au Breton, adoucit alors l’expression dure de son visage, et d’une voix qu’elle tâcha de rendre conciliatrice, elle lui adressa enfin la parole.

« Écoute bien, lui dit-elle.

— J’écoute.

— Tu es dévoué à ton maître ?

— Jusqu’à la mort, répondit fermement le Breton.

— Bien. Ainsi je puis compter sur toi ?

— Oui.

— Tu comprends, n’est-ce pas, que nous ne sommes pas assez forts, à nous quatre, pour sauver ton maître ?

— Cela me paraît difficile, en effet.

— Nous aussi nous voulons nous venger de Natah-Otann.

— Fort bien.

— Depuis longtemps, nos mesures sont prises pour atteindre ce but à un moment donné ; ce moment est arrivé, mais nous avons des auxiliaires qu’il faut prévenir.

— C’est juste. »

Elle ôta une bague de son doigt.

« Prends cet anneau ; tu sais te servir d’une pagaie, je suppose ?

— Je suis Breton, c’est-à-dire marin.

— Monte donc dans la pirogue qui est là, et, sans perdre un instant, descends le fleuve jusqu’à ce que tu arrives à un fort.

— Hum ! Est-ce bien loin ?

— Tu l’atteindras dans moins d’une heure, si tu fais diligence.

— Soyez tranquille.

— Dès que tu seras au fort, tu demanderas à parler au major Melvil, tu lui présenteras cette bague et tu lui raconteras les événements dont tu as été témoin.

— Est-ce tout ?

— Non, le major te donnera un détachement de soldats avec lesquels tu viendras nous rejoindre au défrichement de John Bright ; pourras-tu le retrouver ?

— Je pense que oui, d’autant plus qu’il est, je crois, sur la rive du fleuve.

— Et que tu dois passer devant pour aller au fort.

— Et la pirogue, qu’en ferai-je ?

— Tu l’abandonneras.

— Quand dois-je partir ?

— À l’instant ; le soleil est levé déjà depuis plus d’une demi-heure, il faut se hâter.

— Et vous, qu’allez-vous faire ?

— Nous allons, je te l’ai dit, au défrichement du Squatter, où nous t’attendrons. »

Le Breton réfléchit une minute.

« Écoutez à votre tour, dit-il, je n’ai pas l’habitude de discuter les ordres qu’on me donne lorsque je les crois justes ; je ne suppose pas que vous ayez eu l’intention, dans une circonstance aussi grave, de vouloir vous moquer d’un pauvre diable que la douleur rend à moitié fou et qui sacrifierait avec joie sa vie pour sauver celle de son maître.

— Tu as raison.

— Je vais donc vous obéir.

— Tu devrais l’avoir déjà fait.

— C’est possible, mais j’ai un dernier mot à dire.

— J’écoute.

— Si vous me trompez, si vous ne m’aidez pas réellement, ainsi que vous vous y engagez, à sauver mon maître, je suis poltron, c’est connu, mais, foi d’Ivon Kergollec, qui est mon nom, je vous brûlerai la cervelle ; quand même vous seriez cachée dans les entrailles de la terre, j’irais vous chercher pour accomplir mon serment. Vous m’entendez, n’est-ce pas ?

— Parfaitement ; maintenant, as-tu fini ?

— Oui.

— Alors, pars.

— C’est, ce que je fais, adieu !

— Au revoir ! »

Le Breton s’inclina une dernière fois, s’avança vers la barque, la remit à l’eau, sauta dedans, prit la pagaie et s’éloigna d’un train qui faisait supposer qu’il ne tarderait pas à arriver à sa destination.

Ses ex-compagnons le suivirent des yeux jusqu’à ce qu’il eut disparu à un coude du fleuve.

« Et nous, dit Fleur-de-Liane ? qu’allons-nous faire ?

— Aller au défrichement, afin dé nous concerter avec John Bright. »

Margaret monta sur le cheval d’Ivon, Fleur-de-Liane et le Loup-Rouge reprirent chacun le leur, et tous trois s’éloignèrent au galop.

Par une heureuse coïncidence, ce jour était celui choisi par le squatter pour donner du repos à sa famille.

Il était, ainsi que nous l’avons dit, sorti, accompagné de son fils Williams, afin d’aller faire une tournée dans ses propriétés.

Après une course assez longue, pendant laquelle, à la vue des belles et riches terres qu’il possédait, des magnifiques essences qui poussaient dans ses bois, le squatter s’était extasié à plusieurs reprises avec cette expression de jubilation que seuls connaissent les propriétaires, de fraîche date surtout, les promeneurs se préparaient à reprendre le chemin de leur forteresse, lorsque tout à coup Williams fit apercevoir à son père trois cavaliers qui se dirigeaient vers eux à toute bride.

« Hum ! fit John Bright, des Indiens ; mauvaise rencontré ; dissimulons-nous derrière ce taillis et tâchons de savoir ce qu’ils nous veulent.

— Arrêtez, père, répondit le jeune homme, je crois que cette précaution est inutile.

— Pourquoi cela, garçon ?

— Parce que, dans ces cavaliers, il y a deux femmes.

— Ce n’est pas une raison, cela, fit le squatter qui, depuis l’assaut des Peaux-Rouges, était devenu excessivement prudent, vous savez que, dans ces maudites tribus, les femmes se battent aussi bien que les hommes.

— C’est vrai ; mais tenez, les voilà qui déploient une robe de bison en signe de paix. »

En effet, un des cavaliers faisait flotter au vent une robe de bison.

« Vous avez raison, garçon, reprit le squatter au bout d’un instant ; attendons-les, d’autant plus que, si je ne me trompe, je crois reconnaître parmi eux une ancienne connaissance.

— La femme qui nous a sauvés, n’est-ce pas ?

— Juste ; pardieu ! la rencontre est bizarre. Pauvre femme, je suis heureux de la revoir. »

Dix minutes plus tard, les cavaliers les avaient rejoints.

Après les premières salutations, la Louve prit la parole :

« Me reconnaissez-vous, John Bright ? lui dit-elle.

— Certes, oui, je vous reconnais, ma digne femme, répondit-il avec effusion ; bien que je ne vous aie vue que peu d’instants et dans une terrible circonstance, votre souvenir n’est pas sorti de ma mémoire ni de mon cœur ; soyez tranquille, je n’ai qu’un désir, c’est que vous me procuriez l’occasion de vous le prouver. »

Un éclair de joie passa dans l’œil de la Louve.

« Parlez-vous sérieusement ? lui dit-elle.

— Mettez-moi à l’épreuve, répondit-il vivement.

— Bien ; je ne m’étais pas trompée sur vous ; je suis heureuse de ce que j’ai fait, je vois que le service que je vous ai rendu n’est pas tombé dans un terrain ingrat.

— Parlez.

— Pas ici ; ce que j’ai à vous dire est trop long et trop sérieux pour que nous puissions nous entretenir convenablement en cet endroit.

— Voulez-vous venir chez moi, là nous ne craindrons pas d’être dérangés.

— Si vous y consentez.

— Comment, si j’y consens, ma digne femme, mais la maison, tout ce qu’elle contient et les maîtres par-dessus le marché, tout est à vous, vous le savez bien. »

Margaret sourit tristement.

« Merci, » dit-elle en lui tendant la main.

John Bright la serra joyeusement.

« Allons, dit-il, puisque nous n’avons plus rien à faire ici, partons.

— Partons, » répondit Margaret.

Ils reprirent le chemin de l’habitation.

Le retour fut silencieux ; chacun, absorbé par ses pensées, marchait sans songer à adresser la parole à ses compagnons.

Ils n’étaient plus qu’à une faible distance de l’habitation, lorsque tout à coup ils virent déboucher d’un bois épais, qui s’étendait sur la droite, une vingtaine au moins de cavaliers revêtus, autant qu’on pouvait le distinguer d’aussi loin, du costume de coureurs des bois.

« Qu’est-ce là ! s’écria John Bright avec étonnement, en tirant la bride et arrêtant son cheval.

— Eh ! fit la Louve, sans répondre au squatter, le Français a fait diligence.

— Que voulez-vous dire ?

— Je vous expliquerai tout cela plus tard ; quant à présent, bornez-vous à donner l’hospitalité à ces braves gens et à les bien recevoir.

— Hum ! fit John Bright avec défiance, je ne demande pas mieux, mais encore faut-il que je sache qui ils sont et ce qu’ils me veulent.

— Ce sont des Américains comme vous, John Bright, c’est moi qui ai demandé au commandant du fort, où ils sont en garnison, de les envoyer ici au plus vite.

— De quel fort et de quel le garnison parlez-vous, ma bonne femme ? sur mon âme, je ne sais ce que vous voulez dire.

— Comment, depuis que vous êtes ici, vous ne connaissez pas vos voisins ?

— J’ai donc des voisins ? fit-il d’un ton de mauvaise humeur.

— À dix kilomètres au plus, se trouve le fort Mackensie, commandé par un brave officier, nommé le major Melvil. »

À cette explication, le visage du squatter se dérida ; ce n’était pas un concurrent, mais un défenseur qu’il avait pour voisin ; donc, tout était pour le mieux.

« Oh ! oh ! j’irai lui présenter mes respects, dit-il ; c’est une connaissance à ne pas négliger dans le désert, que celle du commandant d’un fort. »

Le major Melvil avait expédié immédiatement le détachement demandé par sa sœur ; mais réfléchissant que des soldats ne pourraient aussi bien que des chasseurs exécuter le coup de main qu’on méditait, il avait envoyé une vingtaine de coureurs des bois et d’engagés résolus et aguerris, sous les ordres d’un officier de confiance qui, depuis longtemps, était au service de la société des Pelleteries, connaissait à fond le désert et était au courant des ruses des astucieux ennemis qu’il aurait à combattre.

Au pied de la colline, les deux troupes se rejoignirent. John Bright, bien qu’il ignorât encore dans quel but on lui envoyait ce détachement, reçut avec affabilité les renforts qui lui arrivaient.

Ivon rayonnait ; le digne Breton, maintenant qu’il pouvait disposer d’un si grand nombre de bons rifles, se croyait certain de sauver son maître ; tous ses soupçons avaient disparu ; il se confondait en remercîments et en excuses auprès de la Louve des prairies et de ses deux amis indiens.

Aussitôt que chacun fut casé dans l’habitation, que les chasseurs se furent installés convenablement, John Bright revint près de ses hôtes, et après leur avoir offert des rafraîchissements :

« Maintenant, dit-il, j’attends votre explication. »

Comme nous verrons bientôt se développer le plan qui fut arrêté dans cette réunion, nous croyons inutile de le détailler ici.