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Balle-Franche (Aimard)/XXIV

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C. Lahure (p. 119-125).

XXIV

LE CAMP DES PIEDS-NOIRS.


Deux jours se sont écoulés depuis les événements que nous avons rapportés dans notre précédent chapitre.

C’est le soir au village des Kenhàs.

Le tumulte est grand ; tout se prépare pour une expédition.

La nuit est claire, étoilée.

De grands feux, allumés devant chaque calli, répandent d’immenses lueurs rougeâtres qui éclairent tout le village.

Il y a quelque chose d’étrange et de saisissant dans l’aspect que présente le village, où grouille et foisonne une population empressée aux reflets fantastiques des flammes des brasiers.

Le comte de Beaulieu et Balle-Franche, libres en apparence, causent entre eux à voix basse, assis sur le sol nu, le dos appuyé au mur d’un calli.

Depuis longtemps déjà est écoulé le terme fixé par le comte pour rester prisonnier sur parole ; cependant les chefs indiens se sont contentés de lui enlever ses armes, ainsi qu’au chasseur, sans paraître autrement s’inquiéter d’eux.

Sur la grande place du village, deux immenses feux sont allumés. Autour du premier, placé devant la loge du conseil, sont assis le Bison-Blanc, Natah-Otann, le Loup-Rouge et trois ou quatre autres principaux chefs de la tribu.

Autour du second, une vingtaine de guerriers fument silencieusement leur calumet.

Tel était l’aspect que présentait le village des Kenhàs le jour où nous reprenons notre récit, à neuf heures du soir environ.

« Pourquoi laisser ainsi les visages pâles errer dans le village ? » demanda le Loup-Rouge.

Natah-Otann sourit.

« Les blancs ont-ils les pieds de la gazelle et les yeux de l’aigle pour retrouver leur piste perdue dans le désert ?

— Mon père a raison, s’il parle de l’Œil-de-Verre, reprit le Loup-Rouge avec insistance ; mais Balle-Franche a le cœur des Peaux-Rouges.

— Oui, s’il était seul, il chercherait à s’échapper, mais il n’abandonnera pas son ami.

— Celui-ci peut le suivre.

— L’Œil-de-Verre a le cœur brave, mais ses pieds sont faibles ; il ne sait pas marcher dans le désert. »

Le Loup-Rouge baissa la tête d’un air convaincu et ne répliqua pas.

« L’heure est arrivée de se mettre en marche ; les nations alliées se dirigent vers le rendez-vous, dit le Bison-Blanc d’une voix sombre ; il est neuf heures, la chouette a chanté deux fois et la lune se lève.

— Bon ! fit Natah-Otann ; on va fumer les chevaux, afin de se mettre en marche aussitôt après. »

Le Loup-Rouge donna un strident coup de sifflet.

À ce signal, une vingtaine de cavaliers firent irruption au galop sur la place et se dirigèrent en caracolant vers le feu dont nous avons parlé, autour duquel une vingtaine de guerriers, nus jusqu’à la ceinture, fumaient accroupis silencieusement.

Ces hommes étaient des guerriers de la tribu qui, soit par accident, soit par suite de combats ou de maladies, se trouvaient démontés ; les cavaliers qui en ce moment caracolaient autour d’eux étaient leurs amis, et venaient leur faire cadeau à chacun d’un cheval avant le départ de l’expédition.

Cependant, tout en faisant tourner leurs chevaux, les cavaliers arrivèrent bientôt assez près des fumeurs, qui ne semblaient pas les apercevoir ; chaque cavalier choisit l’homme auquel il voulait donner son cheval, et une grêle de coups de fouet commença à tomber sur les épaules nues des guerriers impassibles.

À chaque coup qu’ils portaient, les guerriers criaient en appelant chacun leur ami par son nom.

« Un tel ! tu es un mendiant et un misérable ! Tu désires mon cheval, je te le donne ; mais tu porteras sur tes épaules les traces sanglantes de mon fouet ! »

Ce manège dura un quart d’heure environ, pendant lequel les patients, bien que le sang ruisselât sur leur corps, ne jetèrent pas un cri, ne poussèrent pas une plainte, et demeurèrent au contraire calmes et immobiles, comme s’ils eussent été métamorphosés en statues de bronze.

Enfin le Loup-Rouge donna un second coup de sifflet ; les cavaliers disparurent alors aussi vite qu’ils étaient venus.

Les patients se levèrent comme si rien ne leur était arrivé, puis ils allèrent, le visage rayonnant et d’un pas ferme, prendre possession chacun d’un magnifique coursier tout harnaché, tenu en bride par leurs ex-bourreaux, redevenus leurs amis.

Voilà ce que les Pieds-Noirs nomment fumer les chevaux.

Lorsque le tumulte occasionné par cet épisode semi-sérieux, semi-burlesque, fut apaisé, un hachesto ou crieur public monta sur le rebord de la hutte du conseil.

Toute la population du village se rangea silencieuse sur la place.

« L’heure a sonné ! l’heure a sonné ! l’heure a sonné ! cria le hachesto. Guerriers, à vos lances et à vos fusils ! les chevaux piétinent d’impatience, vos chefs vous attendent, et vos ennemis sont endormis ! Aux armes ! aux armes ! aux armes !

— Aux armes ! » s’écrièrent tous les guerriers d’une seule voix.

Natah-Otann, suivi de guerriers montés comme lui sur des coursiers fringants, parut alors sur la place et poussa avec un accent terrible le redoutable cri de guerre des Pieds-Noirs.

À ce cri, chacun se précipita sur ses armes, se mit en selle et vint se ranger autour des chefs, qui, au bout de dix minutes à peine, se trouvèrent à la tête de cinq cents guerriers d’élite parfaitement armés et équipés.

Natah-Otann jeta un regard de triomphe autour de lui ; ses yeux tombèrent par hasard sur les deux prisonniers, qui étaient demeurés tranquillement assis, causant entre eux et indifférents en apparence à tout ce qui se passait.

À cette vue, les épais sourcils du chef se froncèrent ; il se pencha vers le Bison-Blanc, qui se tenait auprès de lui, et murmura quelques mots à son oreille.

Le vieillard fit un geste d’assentiment et se dirigea vers les prisonniers, tandis que Natah-Otann, prenant la tête du détachement de guerre, donnait l’ordre du départ et s’éloignait en ne laissant sur la place qu’une dizaine de cavaliers destinés, si besoin était, à prêter main forte au Bison-Blanc.

« Messieurs, dit-il d’un ton bref, mais avec un geste courtois, veuillez monter à cheval et me suivre, s’il vous plaît.

— Est-ce un ordre que vous me donnez, monsieur ? répondit le comte avec hauteur.

— Pourquoi cette question ?

— Parce que j’ai l’habitude de n’obéir à personne.

— Monsieur, répondit le chef, toute résistance serait insensée et plutôt nuisible qu’utile à vos intérêts : donc, à cheval sans plus tarder.

— Le chef a raison, dit Balle-Franche en jetant un regard significatif au comte. À quoi bon nous entêter, nous ne serons pas les plus forts.

— Mais… fit le jeune homme.

— Voilà, votre cheval, interrompit vivement le chasseur. Nous obéissons au chef, » dit-il à voix haute.

Puis il ajouta tout bas :

« Êtes-vous fou, monsieur Édouard ? Qui sait les chances que nous réserve le hasard pendant cette expédition maudite ?

— Cependant…

— Montez, montez. »

Enfin le jeune homme, à demi convaincu, obéit au chasseur. Lorsque les prisonniers furent en selle, les cavaliers les entourèrent et les entraînèrent au galop, à la suite de la colonne qu’ils rejoignirent bientôt et dont ils prirent la tête.

Malgré la résistance du comte de Beaulieu, Natah-Otann et le Bison-Blanc n’avaient pas renoncé au plan qu’ils avaient formé de le faire passer pour Montezuma, et de le mettre à la tête des nations alliées.

Seulement ce plan s’était modifié, en ce sens que, puisque le jeune comte refusait son concours, ils le forceraient malgré lui à le leur donner. Voici de quelle façon ils comptaient agir. Ils étaient parvenus à persuader aux Indiens qui les accompagnaient à la chasse que la lutte soutenue par le comte, lutte qui les avait frappés de stupeur, à cause de l’énergique résistance de ces deux hommes qui avaient tenu si longtemps tête à cinquante guerriers, n’était qu’une ruse inventée par eux pour faire briller leur force et leur puissance aux yeux de tous.

Les Peaux-Rouges, à cause de leur ignorance, sont d’une crédulité stupide. Le grossier mensonge de Natah-Otann, qui aurait fait hausser les épaules de mépris à n’importe quel homme un peu civilisé, obtint le plus grand succès auprès de ces natures abruties, et rehaussa encore à leurs yeux la valeur personnelle du comte qu’ils virent, sans en chercher la raison, continuer en apparence à vivre en bonne intelligence avec leurs chefs et à demeurer libre dans le village.


Le Breton arma ses pistolets.

Les choses étaient trop avancées, le jour choisi pour l’explosion du complot trop proche pour que les chefs pussent donner contre-ordre à leurs alliés, et aviser à trouver un moyen de remplacer le prophète qu’ils avaient annoncé aux grandes nations du Missouri.

Si, arrivés au rendez-vous, l’homme qu’ils attendaient ne leur était pas présenté, il était évident qu’ils se retireraient avec leurs contingents et que tout serait rompu pour ne se renouer peut-être jamais.

Donc il fallait de toute nécessité parer à cette catastrophe.

Voilà à quelle résolution s’étaient arrêtés Natah-Otann et le Bison-Blanc, résolution, désespérée s’il en fut, mais que les circonstances impérieuses dans lesquelles ils se trouvaient les avaient forcés d’adopter, s’en rapportant au hasard du soin de la faire réussir.

Le comte de Beaulieu et son compagnon devaient, pendant tout le cours de l’expédition, marcher en tête des colonnes d’attaque, sans armes, il est vrai, libres en apparence, mais surveillés avec soin par dix guerriers de confiance qui ne les quitteraient point d’un pas et leur casseraient la tête au moindre geste suspect.

Ce plan était absurde, et, avec d’autres hommes que les Indiens, l’impossibilité en aurait été reconnue en moins d’une heure ; mais par son invraisemblance même, il offrait des chances de réussite à cause de son audace et surtout de la certitude dans laquelle se croyaient les Indiens que le comte était isolé dans la prairie et n’avait point d’amis prêts à tenter de le sauver.

La fuite du Breton avait inquiété Natah-Otann pendant quelques instants ; mais la rencontre faite dans le bois même où Ivon s’était réfugié en se sauvant, du corps à demi dévoré par les bêtes fauves d’un homme revêtu des habits du domestique, lui avait rendu toute sa sécurité en lui prouvant qu’il n'avait plus rien à redouter du dévouement du pauvre homme.

Trois heures avant le départ de la colonne pour le rendez-vous, le chef avait fait, sur les indications du Bison-Blanc, étrangler en secret cinq espions.

Le Loup-Rouge, dans lequel Natah-Otann et le Bison-Blanc avaient une confiance illimitée, et dont le courage ne pouvait être révoqué en doute, avait été nommé chef du détachement chargé de surveiller les prisonniers.

Les choses étaient donc aussi bien qu’il était possible qu’elles fussent.

Les deux chefs marchaient à cinquante pas en avant de leurs guerriers, en causant à voix basse entre eux et en arrêtant définitivement leurs derniers plans.

Le Bison-Blanc résuma en quelques mots la position et ses espérances.

« Notre projet est désespéré, dit-il ; un hasard peut le faire échouer, un hasard le faire réussir ; tout dépend du premier assaut. Si, comme je le crois, nous surprenons la garnison américaine et nous nous emparons du fort Mackensie, nous n’aurons plus besoin de ce comte qu’il nous sera facile de faire disparaître, eh disant qu’il est remonté au ciel parce que nous sommes vainqueurs ! sinon, ma foi, nous verrons : tout sera décidé dans quelques heures. D’ici là, courage et prudence. »

Natah-Otann ne répondit pas et jeta un regard sur Fleur-de-Liane, qui trottait insoucieuse en apparence sur le flanc de la colonne qu’elle avait demandé à suivre, permission que le chef lui avait accordée avec joie.

Les guerriers s’avançaient en une longue ligne, suivant silencieusement une de ces sentes aux méandres infinis, tracés depuis des siècles dans les prairies par les pieds des bêtes fauves.

De loin, aux reflets argentés de la lune, ils semblaient un immense serpent déroulant ses énormes anneaux dans la plaine.

La nuit était transparente et douce ; le ciel, pailleté de millions d’étoiles, laissait ruisseler sur le paysage des flots d’une lumière mélancolique en harmonie avec la nature grandiose et primitive du désert.

Vers quatre heures du matin, Natah-Otann fit halte au sommet d’une colline boisée, dans le centre d’une clairière immense, où tout le détachement s’engloutit et disparut sans laisser de traces.

Le fort Mackensie se dressait, sombre et majestueux, à une portée de canon à peu près un peu sur la gauche.

Les Indiens avaient conduit leur marche, avec tant de prudence, que la garnison américaine n’avait donné aucun signe d’inquiétude.

Natah-Otann fit tendre une tente dans laquelle il pria courtoisement ses prisonniers d’entrer.

Ceux-ci obéirent.

« À quoi bon tant de politesse ? dit le comte.

— N’êtes-vous pas mon hôte ? répondit le chef avec un sourire ironique ; et il se retira.

Le comte et son compagnon, demeurés seuls, se laissèrent aller sur un monceau de fourrures destinées à leur servir de lit.

« Que faire ? murmura le comte avec découragement.

— Dormir, répondit insoucieusement le chasseur. Je me trompe fort, ou bientôt nous aurons du nouveau.

— Dieu vous entende !

— Amen ! fit Balle-Franche en riant. Bah ! nous n’en mourrons pas encore cette fois-ci.

- Je l’espère, reprit le comte pour dire quelque chose.

— Et moi j’en suis sûr. Il serait curieux, ma foi ! s’écria en riant le chasseur, que, moi qui cours le désert depuis si longtemps, je sois tué par ces brutes rouges. »

Le jeune homme ne put s’empêcher d’admirer intérieurement l’aplomb naïf avec lequel le Canadien émettait une aussi incroyable opinion.

En ce moment, les prisonniers entendirent un léger bruit auprès d’eux.

« Silence ! » dit Balle-Franche.

Ils prêtèrent attentivement l’oreille. Une voix harmonieuse chanta alors avec une mélodie pleine de douceur et de mélancolie la charmante chanson des Pieds-Noirs, qui commence par ces vers :

Nu biim nitcha umadea,
Taneschtupa evarcuri,
Tapitschaco tanetschtupa,
Edaiare menadii, etc., etc.[1]

« Oh ! murmura le comte avec joie, je reconnais cette voix, mon ami.

— Et moi aussi, pardieu ! C’est celle de Fleur-de-Liane.

— Que veut-elle dire ?

— Pardieu ! fit Balle-Franche, c’est un avertissement qu’elle nous donne.

— Croyez-vous ?

— Fleur-de-Liane vous aime, monsieur Édouard.

— Pauvre enfant, et moi aussi je l’aime ; mais, hélas !

— Bah ! après la pluie le beau temps.

— Si je pouvais la voir.

— À quoi bon ? Elle saura bien, quand il le faudra, se rendre visible. Allez, sauvages ou civilisées, toutes les femmes sont les mêmes. Mais, attention, voilà quelqu’un. »

Ils se rejetèrent sur leurs fourrures, où ils feignirent de dormir.

Un homme avait doucement levé le rideau de la tente. À la lueur du rayon lunaire qui passa par l’ouverture, les prisonniers reconnurent le Loup-Rouge.

L’Indien regarda un instant au dehors ; puis, rassuré probablement par la tranquillité qui régnait aux environs, il laissa retomber le rideau de la tente et fit quelques pas dans l’intérieur.

« Le jaguar est fort et courageux, dit-il à voix haute, comme s’il se parlait à lui-même ; le renard est rusé ; mais l’homme dont le cœur est grand, est plus fort que le jaguar et plus rusé que le renard, lorsqu’il a entre les mains des armes pour se défendre. Qui dit que l’Œil-de-Verre et la Balle-Franche se laisseront égorger comme de timides gazelles ? »

Et, sans regarder les prisonniers, le chef laissa tomber à ses pieds deux fusils auxquels pendaient des poires à poudre, des sacs à balles et deux longs couteaux ; puis il ressortit de la tente d’un pas aussi calme et aussi tranquille que s’il avait fait la chose la plus simple du monde.

Les prisonniers se regardaient avec étonnement.

« Que pensez-vous de cela ? murmura Balle-Franche stupéfait.

— C’est un piège, répondit le comte.

— Hum ! piège ou non, les armes sont là et je m’en empare. »

Le chasseur saisit les fusils et les couteaux qu’il cacha immédiatement sous les fourrures.

À peine les armes étaient-elles en sûreté, que le rideau de la tente fut levé de nouveau.

Les prisonniers eurent à peine le temps de reprendre leur place.

L’homme qui entrait en ce moment était Natah-Otann ; il tenait à la main une branche de bois d’ocote, ou bois de chandelle, qui éclairait son visage soucieux et lui donnait une expression encore plus sombre et plus sinistre.

Le chef creusa le sol avec son couteau, planta sa torche en terre et s’avança vers les prisonniers qui nonchalamment appuyés sur le coude, le regardaient approcher sans faire un mouvement.

« Messieurs, dit Natah-Otann, je viens vous demander un moment d’entretien.

— Parlez, monsieur ; nous sommes vos prisonniers, et, comme tels, contraints de vous entendre sinon de vous écouter, répondit sèchement le comte en s’accommodant sur ses fourrures, tandis que Balle-Franche se levait nonchalamment et allait allumer sa pipe à la torche de bois de chandelle.

— Depuis que vous êtes mes prisonniers, messieurs, reprit le chef, vous n’avez pas eu, que je sache, à vous plaindre de la façon dont je vous ai traités.

— C’est selon ; d’abord, je n’admets pas que je sois légalement votre prisonnier.

— Oh ! monsieur le comte, dit Natah-Otann avec un sourire railleur, vous parlez de légalité à un pauvre Indien ? Vous savez bien que nous ignorons ce mot, nous autres.

— C’est juste ; continuez.

— Je viens vous trouver…

— Pourquoi ? interrompit le comte avec impatience, expliquez-vous.

— J’ai un marché à vous proposer.

— À moi ?

— Oui.

— Hum ! je vous avouerai franchement que votre manière de traiter les affaires ne me donne pas grande confiance. »

L’Indien fit un geste.

« C’est égal, reprit le comte, voyons toujours ce marché.

— Monsieur, je ne voudrais pas être obligé de vous faire garrotter de nouveau, comme vous l’avez été lorsqu’on vous a pris.

— Je vous en suis obligé.

— Mais j’ai en ce moment absolument besoin de tous mes guerriers, et je ne puis laisser personne pour vous garder, ainsi que votre compagnon.

— Ce qui veut dire ?…

— Que je vous demande votre parole de ne pas vous échapper d’ici vingt-quatre heures.

— Mais ce n’est pas un marché, cela.

— Attendez, j’y arrive.

— Bon, j’attends.

— En revanche, je m’engage, moi…

— Ah ! fit le comte d’un ton goguenard, voyons un peu à quoi vous vous engagez, vous ; ce doit être curieux.

— Je m’engage, reprit le chef toujours froid et impassible, à vous rendre votre liberté dans vingt-quatre heures.

— Et à mon compagnon ? »

L’Indien baissa affirmativement la tête.

Le comte de Beaulieu partit d’un formidable éclat de rire.

« Et si nous n’acceptons pas ? dit-il.

— Si vous n’acceptez pas ?

— Oui.

— Mais vous accepterez, fit-il avec un sourire ironique.

— C’est possible ; mais supposez un instant le contraire.

— Au point du jour vous serez tous deux attachés au poteau et torturés jusqu’au coucher du soleil.

— Oh ! oh ! est-ce votre dernier mot ?

— Le dernier ; dans une demi-heure je viendrai chercher votre réponse. »

Et il se détourna pour sortir.

Le comte bondit comme un jaguar, et se trouva debout devant le chef, son fusil d’une main et son couteau de l’autre.

« Un moment ! cria-t-il.

Ooah ! fit le chef en se croisant les bras sur sa large poitrine et les regardant d’un air railleur, vos précautions étaient prises, il me semble.

— Pardieu ! fit Balle-Franche en ricanant, je crois que maintenant c’est à nous à faire nos conditions, hein ?

— Peut-être, reprit Natah-Otann froidement ; mais je n’ai pas de temps à perdre en vaines paroles, laissez-moi passer, messieurs. »

Balle-Franche se jeta vivement devant la porte la crosse à l’épaule.

« Allons donc, chef, s’écria-t-il, cela ne peut finir ainsi, vous le savez bien ; nous ne sommes pas de vieilles femmes que l’on effraye, que diable ! nous autres avant d’être attachés au poteau nous vous tuerons. »

Le chef haussa dédaigneusement les épaules.

« Vous êtes fou, répondit-il ; allons, livrez-moi passage, vieux chasseur, et ne m’obligez pas à vous y contraindre.

— Non, non, chef, reprit en riant ironiquement Balle-Franche, nous ne nous quitterons pas ainsi ; tant pis pour vous, il ne fallait pas venir vous jeter dans la gueule du loup. »

Natah-Otann fit un geste d’impatience.

« Vous le voulez, dit-il ; eh bien ! voyez. »

Portant alors à ses lèvres le sifflet de guerre fait d’un tibia humain qu’il portait suspendu à son cou, il en tira un son aigu et saccadé.

Tout à coup, avant même que les deux Européens pussent se rendre compte de ce qui se passait, les parois de la tente furent fendues, les Pieds-Noirs bondirent dans l’intérieur, le comte et Balle-Franche furent saisis et désarmés.

Le sachem, les bras toujours croisés sur la poitrine, avait assisté muet, impassible, à ce qui s’était passé.

Les Kenhàs, les yeux fixés sur le chef, le tomahawk levé, semblaient attendre de lui un dernier ordre, un dernier signe.

Il y eut un instant d’inquiétude ou plutôt d’anxiété suprême ; si brave qu’ils fussent, l’attaque dont ils étaient victimes avait été si brusque, si rapide, que malgré eux les deux blancs se sentaient intérieurement frissonner.

Pendant quelques secondes le chef jouit de son triomphe ; puis levant la main avec un geste de suprême commandement :

« Allez, dit-il, rendez leurs armes à ces guerriers, ils sont les hôtes de Natah-Otann ! »

Les Pieds-Noirs se retirèrent aussi subitement qu’ils étaient apparus, en laissant toutefois tomber à terre les fusils et les couteaux dont ils s’étaient prestement emparés.

« Eh bien, demanda le chef avec une légère ironie, me comprenez-vous, enfin ? Me croyez-vous toujours en votre pouvoir ?

— C’est bien, monsieur, répondit sèchement le comte encore tout froissé de la lutte qu’il avait soutenue, je suis contraint de reconnaître l’avantage que le hasard vous donne sur moi ; toute résistance serait inutile ; je consens à me soumettre, quant à présent, à votre volonté, mais à deux conditions.

— Elles sont acceptées d’avance, monsieur le comte, répondit en s’inclinant Natah-Otann.

— Ne vous avancez pas ainsi, monsieur, vous ne savez pas encore ce que je veux vous demander.

— J’attends que vous vous expliquiez, monsieur le comte.

— Puisqu’il le faut, je marcherai en tête de vos tribus, mais seul, sans armes et sans que vous puissiez, sous aucun prétexte, m’imposer dans la sombre tragédie que vous préparez un autre rôle que celui-là. »

Le chef fronça le sourcil,

« Et si je refuse, monsieur le comte, dit-il d’une voix sourde.

— Si vous refusez, répondit M. de Beaulieu de son air le plus tranquille et de son ton le plus calme, j’emploierai pour vous y contraindre un moyen sûr et d’une efficacité incontestable.

— C’est-à-dire, monsieur le comte ? demanda-t-il.

— C’est-à-dire, monsieur, que je me ferai sauter la cervelle devant tous vos guerriers. »

Le chef lui lança un regard de vipère.

« C’est bien, dit-il au bout d’un instant, j’accepte ; voyons maintenant l’autre condition.

— La voici : vainqueur ou vaincu, et je souhaite que la seconde hypothèse se réalise plutôt que la première…

— Merci, interrompit le chef avec un salut ironique.

— Après la bataille, quelle qu’en soit l’issue, continua le comte, vous vous mesurerez loyalement avec moi à armes égales.

— Oh ! oh ! mais c’est ce que vous autres blancs vous nommez un duel, que vous me proposez là, monsieur le comte.

— Oui ; cela vous déplaît-il ?

— À moi ? non certes, et j’accepte de grand cœur, d’autant plus que nous autres Indiens du sang, nous avons l’habitude de nous livrer très-souvent de semblables combats pour vider nos querelles personnelles.

— Ainsi vous acceptez mes conditions ?

— Je les accepte, monsieur le comte.

— Mais qui me garantira, reprit le jeune homme, la véracité de vos paroles ?

— Moi, monsieur ? dit une voix forte.

Les trois hommes se retournèrent.

Le Bison-Blanc se tenait froid et immobile sur le seuil de la tente.

À l’aspect imprévu de cet homme étrange, dont les traits respiraient en ce moment une imposante majesté, le jeune comte se sentit dominé malgré lui et s’inclina sans répondre.

« Messieurs, reprit Natah-Otann, vous êtes libres dans l’enceinte du camp.

— Merci, répondit Balle-Franche d’un ton bourru ; mais je n’ai rien promis, moi.

— Vous ! fit le chef avec insouciance, partez ou restez, peu m’importe. »

Après avoir cérémonieusement salué M. de Beaulieu, les deux chefs se retirèrent.

  1. Je te confie mon cœur, au nom du maître de la vie, je suis malheureux et personne n’a pitié de moi, et pourtant le maître de la vie est grand pour moi.