Barnabé Rudge/10

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Traduction par P. Bonnomet.
Hachette (p. 90-102).
CHAPITRE X.

C’était par une de ces matinées si fréquentes au commencement du printemps, lorsque l’année volage et changeante en sa jeunesse, comme toutes les autres créatures de ce monde, est encore incertaine si elle doit reculer jusqu’à l’hiver ou avancer jusqu’à l’été, et, dans son doute, incline tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre, tantôt vers tous les deux à la fois, courtisant l’été, au soleil, et s’attardant avec l’hiver, à l’ombre. Bref, c’était par une de ces matinées où le temps est, dans le court espace d’une heure, chaud et froid, humide et sec, clair et sombre, triste et gai, désenchanteur et réconfortant, que John Willet, qui s’endormait tout doucement auprès du chaudron de cuivre, fut réveillé par le bruit des pas d’un cheval, et que, donnant un coup d’œil à la fenêtre, il aperçut un voyageur de belle apparence s’arrêter à la porte du Maypole.

Ce n’était pas un de vos jeunes gens dégagés qui demanderaient un pot d’ale épicée, et se mettraient tout aussi à leur aise que s’ils se faisaient servir un muid de vin ; un de vos jeunes casseurs d’assiettes qui ne respectent rien, et qui pénétreraient même dans le comptoir, ce solennel sanctuaire, pour donner au vieux John une tape sur le ventre, et s’informer s’il n’y aurait pas quelque jolie fille dans la maison, où c’est qu’il cache ses petites chambrières, avec cent autres impertinences de ce genre ; un M. Sans-Gêne qui décrotterait ses bottes sur les chenets dans la salle commune, et ne se montrerait pas difficile pour trouver les crachoirs ; un de vos jeunes fous qui s’en viennent exiger des côtelettes impossibles, et commander des sauces qu’on n’a jamais vues ni connues. C’était un gentleman rassis, grave, tranquille, un peu au delà du printemps de la vie, se tenant droit encore, malgré cela, et mince comme un lévrier. Bien monté sur un double poney alezan, il avait l’assiette gracieuse d’un cavalier expérimenté ; quant à son équipement, quoique exempt des affectations alors en vogue, il était beau et bien choisi. Il portait une redingote d’un vert plus clair peut-être qu’on ne s’y serait attendu de la part d’un monsieur de son âge, avec un petit collet de velours noir, poches et parements garnis, le tout d’une façon élégante ; son linge, aussi, était de fine étoffe, travaillé sur un riche dessin aux poignets et aux devants, et d’une blancheur irréprochable. Quoiqu’il semblât, à en juger d’après la boue qu’il avait ramassée sur la route, venir de Londres, son cheval n’était pas moins lisse ni moins frais que la perruque gris de fer et la queue de son maître. Ni l’homme ni l’animal n’avaient un poil de dérangé ; et, sauf les taches de ses basques et de ses guêtres, ce monsieur, avec sa figure fleurie, ses dents blanches, son costume régulier et propret, et son calme parfait, aurait pu tout aussi bien sortir de faire exprès sa toilette afin de venir, à la porte du vieux John Willet, poser pour un portrait équestre.

Bien entendu que John n’observa pas d’un seul coup d’œil tous ces détails caractéristiques ; il y mit du temps au contraire, il les recueillit un à un, brin à brin, après bien des suppositions et de sérieuses réflexions avant de se décider. Soyons francs : s’il eût été troublé tout d’abord par des questions et des ordres, il lui aurait fallu au moins une quinzaine pour prendre note de tous les renseignements que nous venons de donner ; mais il arriva que le monsieur, étonné de l’aspect de la vieille auberge, ou des pigeons dodus qui la saluaient dans leur vol rapide, ou du mat élevé au faîte duquel une girouette, en mauvais état depuis quinze ans, exécutait une perpétuelle promenade au son criard de sa propre musique, resta en selle quelque temps à regarder autour de lui en silence. Voilà pourquoi John, debout, la main sur la bride du cheval, et ses grands yeux sur le cavalier, rien ne passant sur la route qui pût distraire ses pensées, avait réellement recueilli dans son cerveau plusieurs de ces petits détails, au moment où il fut invité à parler.

« Curieux endroit que celui-ci ! dit le gentleman, et sa voix avait la richesse de son habillement. Êtes-vous l’aubergiste ?

— À votre service, monsieur, répondit John Willet.

— Vous pouvez, n’est-ce pas, faire bien soigner mon cheval à l’écurie, et me donner promptement à dîner (n’importe quoi, pourvu que ce soit proprement servi), et une chambre décente ? Il n’en manque pas apparemment dans cette grande maison, dit l’étranger, parcourant de nouveau du regard l’extérieur de l’auberge.

— Vous aurez, monsieur, répliqua John avec une promptitude surprenante, tout ce que vous voudrez.

— Il est fort heureux que je me contente aisément, repartit l’autre avec un sourire ; sans cela vous pourriez bien perdre la gageure, mon ami. »

Et en même temps, il descendit de cheval en un clin d’œil, à l’aide du billot placé devant la porte.

« Holà, quelqu’un ! Hugh ! rugit John. Je vous demande pardon, monsieur, de vous retenir là debout sous le porche ; mais mon fils est allé à la ville[1] pour affaire, et comme ce garçon, voyez-vous, m’est assez utile, je me trouve dans l’embarras lorsqu’il n’est pas ici. Hugh ! Celui-là, monsieur, c’est un terrible paresseux, un franc vagabond, monsieur, une espèce de bohémien, j’imagine, toujours à dormir au soleil en été, monsieur, et dans la paille en hiver, Hugh. Bon dieu, faire attendre un monsieur sous le porche, à cause de lui ! Hugh ! Je voudrais que le drôle fût mort, en vérité, je le voudrais.

— Peut-être l’est-il, répliqua l’autre. S’il était en vie, je suppose qu’il vous aurait entendu maintenant.

— Quand il est dans ses accès de paresse, il dort si profondément, dit l’aubergiste bouleversé, que, si vous lui tiriez des boulets de canon dans les oreilles, ça ne le réveillerait pas, monsieur. »

Son hôte ne fit aucune remarque sur ce nouveau traitement d’une hypertrophie de sommeil, et sur la recette proposée pour donner aux gens de la vivacité, mais il resta sous le porche, les mains croisées derrière le dos. Il semblait s’amuser beaucoup à voir le vieux John, la bride à la main, hésiter entre une violente envie d’abandonner l’animal à sa destinée, et une demi-disposition à l’introduire dans la maison et à l’enfermer dans la salle à manger, pendant qu’il s’occuperait de son maître.

« Peste soit de ce garçon ! ah ! le voici enfin, cria John, arrivé au zénith de sa détresse. Ne m’entendiez-vous pas appeler, polisson ? »

Le personnage auquel il s’adressait ne fit pas de réponse ; mais, mettant sa main sur la selle, il sauta dessus d’un bond, tourna la tête du cheval vers l’écurie, et disparut en un instant.

« Assez alerte, quand il est éveillé ! dit l’étranger.

— Assez alerte, monsieur ! répliqua John en regardant la place où il avait vu le cheval, comme s’il ne comprenait pas encore parfaitement ce qu’il était devenu.

— Il fond à l’œil, c’est comme une goutte de mousse de vin de Champagne. Vous le regardez, il est là ; vous le regardez encore, et il n’y est plus. »

Après avoir, sans plus de paroles, résumé dans cette brusque conclusion le long exposé qu’il voulait faire de toute la vie et du caractère de son domestique, John Willet, fier d’avoir parlé comme un oracle, conduisit le gentleman, par son grand escalier démantibulé, au meilleur appartement du Maypole.

En conscience, il était bien assez spacieux, car il occupait toute la profondeur de la maison, et il avait à chaque bout une grande fenêtre dont l’ouverture était aussi large que beaucoup de chambres modernes. À ces fenêtres, quelques panneaux de verres de couleur, emblasonnés de fragments d’armoiries, quoique fêlés, rapiécés et brisés, restaient encore pour attester par leur présence que le premier propriétaire avait fait servir la lumière elle-même à la splendeur de son rang et enrôlé jusqu’au soleil parmi ses flatteurs, en lui commandant, lorsqu’il brillait dans sa chambre, de réfléchir les insignes de son ancienne famille et d’emprunter de nouvelles nuances à leur orgueil.

Mais c’était dans les temps jadis, et à présent chaque petit rayon allait et venait à son gré, disant la vérité toute simple, toute nue et toute pénétrante. Quoique cette pièce fût la meilleure de l’auberge, elle avait le mélancolique aspect de la grandeur déchue, et elle était trop vaste pour qu’on y trouvât du confortable. Le frôlement de riches tentures flottant sur les murailles, et, ce qui vaut bien mieux, le frôlement des habits de la jeunesse et de la beauté ; l’éclat des yeux des femmes, éclipsant les flambeaux et les bijoux qu’elfes portaient ; le son de douces voix, et la musique, et le bruit des pas des jeunes filles, tout cela autrefois avait été dans ce lieu et l’avait rempli de délices. Mais tout cela était parti, et en même temps toute allégresse. Il n’y avait plus là d’intérieur ; d’enfants naissants, d’enfants élevés près du foyer paternel ; le foyer même était devenu mercenaire, quelque chose qui s’achète et qui se vend, une vraie courtisane : mourez-y, asseyez-vous là, ou décampez ; comme il vous plaira, ça m’est égal, il ne regrettait personne, ne s’inquiétait de personne, il entretenait seulement une chaleur égale et des sourires stéréotypés pour tout le monde. Dieu assiste l’homme dont le cœur change sans cesse dans le monde, comme un antique manoir qui devient une auberge ! On n’avait fait aucun effort pour meubler cette glaciale solitude, mais on avait planté devant la large cheminée une colonie de chaises et de tables sur carré de tapis ; elle était flanquée d’un paravent épouvantable que décoraient des figures grotesques et grimaçantes. Après avoir allumé de ses propres mains les fagots entassés sur l’âtre, le vieux John se retira pour tenir un grave conseil avec sa cuisinière touchant le repas de l’étranger ; tandis que celui-ci, trouvant peu de chaleur dans ces fagots qui n’étaient pas encore enflammés, alla ouvrir un treillis à la fenêtre lointaine, et se réchauffa à la lueur languissante d’un froid soleil de mars.

Quittant de temps en temps la fenêtre pour arranger les bûches qui pétillaient, ou pour se promener d’un bout à l’autre de cette chambre sonore, il la ferma quand le bois fut tout à fait embrasé, et ayant roulé dans le coin le plus chaud la meilleure bergère, il appela John Willet.

« Monsieur, » dit John.

C’était une plume, de l’encre, et du papier qu’il désirait. Il y avait sur la haute tablette de la cheminée un vieil écritoire contenant, parmi la poussière, quelque chose qui pouvait, à la rigueur, représenter ces trois articles. Ayant mis cela devant l’étranger, l’aubergiste se retirait quand on lui fit signe de rester.

« Il y a une maison non loin d’ici, dit le monsieur, après avoir écrit quelques lignes, que vous nommez, je crois, la Garenne ? »

Comme c’était dit du ton d’une personne qui connaissait le fait et ne questionnait que pour la forme, John se contenta d’incliner la tête en signe d’affirmation ; il tira en même temps de son gousset une de ses mains, derrière laquelle il toussa, puis il la remit dans sa poche.

« Je voudrais que ce billet, dit son hôte en jetant un coup d’œil sur ce qu’il avait écrit et le pliant, fût porté là le plus tôt possible, et qu’on me rapportât une réponse. Avez-vous un messager tout prêt ? »

John resta pensif une minute ou environ, et alors il dit oui.

« Faites-le monter. »

Il y avait de quoi déconcerter notre homme : car Joe étant dehors, et Hugh occupé à étriller le double poney alezan, il se proposait de charger de la commission Barnabé, qui venait précisément d’arriver au Maypole dans une de ses excursions, et qui, une fois persuadé qu’il était chargé de quelque affaire grave et sérieuse, serait allé n’importe où.

« Mais, la vérité est, dit John après une longue pause, que la personne qui ferait le plus vite la commission est une espèce d’idiot, monsieur ; et quoiqu’il ait le pied leste, et qu’on puisse se fier à lui comme à la poste elle-même, il n’est pas bon pour parler ; car il est timbré, monsieur, il bat la campagne.

— Vous ne voulez pas, dit son hôte, levant les yeux sur la grasse figure de John, vous ne voulez pas parler de… Quel est donc le nom de ce garçon ? Vous ne voulez pas parler de Barnabé ?

— Si fait bien, répliqua l’aubergiste, dont la surprise rendait les traits singulièrement expressifs.

— Comment se trouve-t-il ici ? demanda l’étranger en se renversant dans la bergère, parlant du ton agréable et égal qu’il avait toujours soutenu, et gardant sur sa figure le même sourire invariablement doux et courtois. Je l’ai vu à Londres hier soir.

— Il est toujours comme ça, ici à cette heure, là le moment d’après, répondit le vieux John, après sa pause ordinaire pour laisser le temps à la question de bien entrer dans son esprit. Quelquefois il marche ; quelquefois il court. Chacun le connaît tout le long de la route ; quelquefois il arrive ici dans un chariot ou dans une voiture, quelquefois en croupe. Il va et vient, à travers le vent, la pluie, la neige, la grêle, et par les nuits les plus noires. Rien ne lui fait du mal, à lui.

— Il va souvent à la Garenne, n’est-ce pas ? dit l’hôte négligemment. Je crois me rappeler que sa mère me contait hier quelque chose comme ça. Mais je n’ai pas fait grande attention à ce que me disait la bonne femme.

— Vous ne vous trompez pas, monsieur, répondit John, il y va souvent. Son père, monsieur, a été assassiné dans cette maison.

— Je l’ai entendu dire, répliqua l’hôte en tirant de sa poche, avec le même sourire, un cure-dent d’or. C’est très désagréable pour la famille.

— Extrêmement, dit John d’un air embarrassé, comme s’il entrevoyait à l’horizon que c’était traiter le sujet un peu légèrement.

— Toutes les circonstances qui suivent un assassinat, continua l’étranger dans une espèce de soliloque, doivent être terriblement déplaisantes. Tant de mouvement et de remue-ménage, pas de repos, un texte éternel de conversation, des gens qui entrent et sortent en courant, qui montent et descendent l’escalier, c’est intolérable. Je ne voudrais pas que pareille chose arrivât à n’importe qui dans mes connaissances, ma parole d’honneur. Il y aurait de quoi rendre malheureux au possible. Vous vouliez me dire, mon ami ? ajouta-t-il en se retournant de nouveau vers John.

— Seulement que Mme Rudge vit d’une petite pension qu’elle reçoit de la famille, et que Barnabé n’est pas plus gêné là que le chat ou le chien de la maison, répondit John. Le chargerai-je de votre commission, monsieur ?

— Oh ! oui, répliqua l’hôte, oh ! certainement. Il faut que vous l’en chargiez. Ayez la bonté de l’amener ici pour que je lui recommande d’aller vite. S’il faisait quelque objection, vous pouvez lui dire que c’est M. Chester. Il se rappellera mon nom, j’en suis sûr. »

John fut si étonné d’apprendre qui était son hôte, qu’il fut incapable d’en exprimer son étonnement, ni par son regard, ni d’aucune autre manière ; et il quitta la chambre aussi tranquille, aussi imperturbable que si de rien n’était. On rapporte qu’après avoir descendu l’escalier, il regarda fixement le chaudron dix minutes durant à l’horloge, et que pendant ce temps-là il ne cessa pas de secouer sa tête. Ce fait prend un nouveau caractère de vraisemblance, si on le rapproche de cette circonstance, qu’il est certain que c’est juste l’intervalle de temps qui s’écoula, montre en main, avant que John revînt avec Barnabé à l’appartement de son hôte.

« Approchez, mon garçon, dit M. Chester. Vous connaissez M. Geoffroy Haredale ? »

Barnabé se mit à rire, et il regarda l’aubergiste comme pour lui dire : « Vous l’entendez ? »

John, choqué grandement de cette atteinte portée au décorum, appliqua son doigt sur son nez, et secoua la tête en manière de muette remontrance.

« Il le connaît, monsieur, dit John en regardant Barnabé de côté et en fronçant le sourcil, aussi bien que vous et moi.

— Je n’ai pas le plaisir de connaître beaucoup ce monsieur, répliqua l’hôte. Vous, c’est peut-être différent. Par conséquent parlez pour vous, mon ami. »

Quoiqu’il eût dit cela avec la même affabilité pleine d’aisance et le même sourire, John se sentit remis à sa place, et, jetant sur le dos de Barnabé cette mortification, il se promit bien de chasser à coups de pied son corbeau à la première occasion favorable.

« Donnez ceci, dit l’hôte, qui avait maintenant cacheté le billet, et qui tout en parlant faisait signe à son commissionnaire d’approcher de lui, à M. Haredale en personne. Attendez la réponse, et apportez-la-moi ici. Dans le cas où M. Haredale serait occupé en ce moment, dites-lui…. Peut il se rappeler un message verbal, monsieur l’aubergiste ?

— Quand il veut, monsieur, répliqua John. Il n’oubliera pas celui-ci.

— Comment êtes-vous certain de cela ? »

John lui montra simplement Barnabé, debout, la tête penchée en avant, son œil sérieux étroitement fixé sur la figure du monsieur qui l’interrogeait, et lui faisant gravement signe de la tête qu’il avait compris ses ordres.

« Dites-lui donc, Barnabé, s’il était occupé, reprit M. Chester, que j’attendrai avec plaisir qu’il soit à sa convenance de se rendre ici, et que je le recevrai (s’il me demande) à n’importe quelle heure, ce soir…. Au pis aller, je peux avoir un lit ici, Willet, je suppose ? »

Le vieux John, immensément flatté de la notoriété personnelle qu’impliquait cette forme familière d’interpellation, répondit d’un air malin : « Mais je le pense, monsieur, je le pense, » et il roulait dans son esprit diverses formes d’éloges, avec l’intention d’en choisir une appropriée aux qualités de son meilleur lit, lorsque ses idées furent mises en déroute par M. Chester, qui donna la lettre à Barnabé en lui commandant de partir à toute vitesse.

« Vitesse ! dit Barnabé en serrant le petit paquet dans son gilet ! Vitesse ! Si vous voulez voir hâte et mystère, venez ici. Ici ! »

En disant cela, il mit sa main, à la grande horreur de John Willet, sur la belle manche de la redingote de M. Chester, et le conduisit à pas furtifs vers la fenêtre du fond.

« Regardez là en bas, dit-il doucement ; voyez comme ils chuchotent aux oreilles les uns des autres ; et puis comme ils dansent et sautent pour faire croire qu’ils s’amusent ! Voyez-vous comme ils s’arrêtent un moment, quand ils présument que personne n’est là qui les voie, et marmottent de nouveau entre eux, et puis comme ils se roulent et gambadent, ravis des méfaits qu’ils viennent de comploter ? Regardez-les maintenant. Voyez comme ils tourbillonnent et plongent. Et maintenant ils s’arrêtent encore, et chuchotent ensemble avec précaution. Ils ne songent guère, voyez-vous, combien de fois je me suis couché sur l’herbe pour les épier… Dites donc, quel est le complot qu’ils couvent ? Le savez-vous ?

— Je ne vois là que du linge, répliqua l’hôte, tel que nous en portons. Il pend sur ces cordes pour sécher, et il voltige au vent.

— Du linge ! répéta Barnabé en le regardant presque dans le blanc des yeux et se rejetant aussitôt en arrière. Ha ! ha ! Eh mais ! en ce cas, il vaut mieux être insensé comme moi que d’avoir la raison comme vous ! Vous ne voyez pas là des êtres fantastiques semblables à ceux qui habitent le sommeil ? Vous ne les voyez pas, vous ? Ni des yeux dans les panneaux de vitres, ni des spectres rapides lorsque le vent souffle avec violence, et vous n’entendez pas des voix dans l’air, et vous ne voyez pas des hommes qui marchent dans le ciel ? Rien de tout cela n’existe pour vous ! Je mène une vie plus joyeuse que vous, avec toute votre raison. Vous êtes des esprits lourds. Les esprits subtils, c’est nous autres. Ha ! ha ! je ne changerais pas avec vous, moi ! avec tout votre esprit. »

En disant cela, il agita son chapeau au-dessus de sa tête et partit comme un trait.

« Étrange créature, ma parole ! dit M. Chester en tirant une belle boîte et prenant une prise de tabac.

— Il manque d’imagination, dit M. Willet très lentement et après un long silence ; c’est là ce qui lui manque. J’ai essayé de lui en infuser mainte et mainte fois ; mais…. (John ajouta ceci d’une manière confidentielle) il n’est pas propre à ça, voilà le fait. »

Il serait bien déplacé de rappeler que M. Chester sourit de la remarque de John. Dans tous les cas, cela ne l’empêcha pas de conserver toujours le même regard conciliant et agréable. Toutefois il rapprocha du feu sa bergère, comme s’il eût voulu insinuer qu’il préférait être seul, et John, n’ayant plus d’excuse raisonnable pour rester, le laissa à lui-même.

Le vieux John Willet fut très-pensif pendant qu’on prépara le dîner ; et, si son cerveau était jamais moins lucide dans un moment que dans un autre, il est fort naturel de supposer qu’il dut y jeter ce jour-là un fier trouble à force de secouer sa tête en ruminant. Que M. Chester, connu dans tout le voisinage pour être au plus mal avec M. Haredale, fût venu de Londres dans l’unique but, semblait-il, de le voir, et qu’il eût choisi le Maypole pour le théâtre de leur entrevue, et qu’il eût envoyé un exprès, c’étaient là autant de pierres d’achoppement contre lesquelles venait se briser toute l’intelligence de John. Sa seule ressource était de consulter le chaudron et d’attendre avec impatience le retour de Barnabé

Mais Barnabé n’avait jamais été si long à revenir. Le dîner de l’hôte fut servi, enlevé, son vin fut mis sur la table, le feu ravitaillé, l’âtre proprement balayé ; le jour baissa, la brune vint, il fit tout à coup noir, et Barnabé ne parut pas. Cependant, quoique John Willet fût plein d’étonnement et de méfiance, son hôte demeura assis dans sa bergère, une jambe sur l’autre, sans plus de dérangement, selon toute apparence, en ses pensées qu’en son costume ; le même monsieur tranquille, à son aise, froid, n’ayant pas l’air de songer à autre chose qu’à son cure-dent d’or.

« Barnabé tarde bien, dit John, qui hasarda cette observation en plaçant sur la table une paire de chandeliers ternis, hauts de trois pieds, ou peu s’en faut, et en mouchant les chandelles qui les allongeaient encore.

— Il tarde un peu, répliqua l’hôte en dégustant son vin. Il ne tardera guère davantage, assurément. »

John toussa, et en même temps il dégagea le feu.

« Comme vos routes n’ont pas une très bonne réputation, si du moins j’en peux juger d’après l’accident de mon fils, dit M. Chester, et comme je ne me soucie pas de recevoir un coup sur la tête, ce qui non seulement déconcerte pour l’instant, mais vous met en outre dans une position ridicule aux yeux des gens qui surviennent et vous ramassent, je resterai ici ce soir. Vous m’avez dit, il me semble, que vous aviez un lit de réserve ?

— Et un lit, monsieur, répliqua John, un lit comme il y en a peu, même dans les maisons aristocratiques, un lit qui ne bouge pas d’ici, monsieur. J’ai entendu dire que ce lit-là avait près de deux cents ans. Votre noble fils, un beau jeune homme, est la dernière personne, monsieur, qui ait couché dedans il y a six mois.

— Ma foi, vous êtes heureux dans vos recommandations ! dit l’hôte en haussant les épaules et roulant sa bergère plus près du feu. Veillez à ce que les draps soient bien séchés, monsieur Willet, et faites allumer en même temps un feu vif dans la chambre. Cette maison est humide et glaciale. »

John releva encore les fagots, plus par habitude que par présence d’esprit, ou pour donner satisfaction à l’observation faite, et il était sur le point de se retirer quand on entendit rebondir un pas sur l’escalier. Barnabé entra haletant.

« Il aura le pied à l’étrier dans une heure d’ici, cria-t-il en s’approchant ; il a couru à cheval toute la journée, il arrive chez lui à la minute ; mais il se remettra en selle, dès qu’il aura mangé et bu, pour venir voir son bien cher ami.

— Est-ce là son message ? demanda l’hôte en levant les yeux, mais sans le plus léger trouble, ou du moins sans le plus léger signe de trouble.

— Tout son message, sauf les derniers mots, répliqua Barnabé, mais il en avait la pensée : j’ai vu cela sur sa figure.

— Voici pour votre peine, dit l’autre en lui mettant de l’argent dans la main et le regardant fixement ; voici pour votre peine, pénétrant Barnabé.

— Pour Grip, et moi, et Hugh, à partager entre nous, répliqua-t-il en serrant l’argent et en inclinant la tête, tandis qu’il le comptait sur ses doigts. Grip un, moi deux, Hugh trois ; le chien, la chèvre, les chats, bon ; nous aurons bientôt dépensé ça, je vous en avertis. Arrêtez, regardez. Vous autres hommes sensés, vous ne voyez rien ici, maintenant ? »

Il se pencha vivement, un genou sur l’autre, et contempla d’un regard intense la fumée roulant vers le haut de la cheminée en un nuage épais et noir. John Willet, qui paraissait se considérer comme la personne à laquelle Barnabé avait fait particulièrement et principalement allusion en parlant d’hommes sensés, regarda du même côté que lui et avec une physionomie des plus assurées.

« Maintenant, dites-moi où ils vont quand ils s’élancent aussi vite que ça, demanda Barnabé. Pourquoi se serrent-ils de si près en se talonnant les uns les autres, et pourquoi se dépêchent-ils toujours ainsi ? Vous me blâmez d’en faire autant, mais je ne fais que prendre exemple sur ces êtes actifs qui m’entourent. Là ! les voilà encore ! ils se saisissent les uns les autres par leurs basques ; et, si vite qu’ils aillent, il y en a d’autres qui les suivent et les rattrapent ! La joyeuse danse que c’est là ! Je voudrais que Grip et moi pussions nous trémousser de la sorte !

— Qu’a-t-il donc dans cette corbeille qui est sur son dos ? demanda l’hôte au bout de quelques moments, durant lesquels Barnabé resta penché sur l’âtre, à regarder le haut de la cheminée et à épier la fumée d’un air sérieux.

— Là dedans ? répondit-il en sautant tout droit sur ses pieds, avant que John Willet eût pu répondre, secouant la corbeille et baissant la tête pour écouter. Là dedans ? ce qu’il y a là dedans ? Dis-le-lui !

— Un démon, un démon, un démon, cria une voix rauque.

— Voici de l’argent ! dit Barnabé en le faisant sonner dans sa main, de l’argent pour nous régaler, Grip !

— Hourra ! hourra ! hourra ! répliqua le corbeau. Allons, courage. N’aie pas peur. Coa, coa, coa. »

M. Willet, qui semblait douter fortement qu’un chaland ayant un habit à garniture et portant de beau linge dût être exposé au soupçon d’avoir jamais eu le moindre rapport avec d’aussi vilains messieurs que le corps infernal dont l’oiseau se vantait d’être membre, emmena Barnabé là-dessus, pour éviter toute autre observation malsonnante, et quitta la chambre en faisant sa plus belle révérence.


  1. Londres.