Barnabé Rudge/13

La bibliothèque libre.
Traduction par P. Bonnomet.
Hachette (p. 118-130).
CHAPITRE XIII.

Si Joseph Willet, le jeune homme dénoncé aux Apprentis et proscrit par eux, s’était trouvé à la maison quand l’hôte courtois de son père se présenta devant la porte du Maypole, c’est-à-dire si ce n’avait pas été, par une malice du sort, une des six fois de l’année entière dans lesquelles il était libre de s’absenter tout le jour durant sans question ni reproche, il serait parvenu, de manière ou d’autre, à plonger au fin fond du mystère de M. Chester, et à pénétrer son dessein avec la même certitude que s’il eût été son confident et conseiller. Dans cet heureux cas, les amants auraient été vite avertis des maux qui les menaçaient, et aidés, par-dessus le marché, de diverses inspirations aussi sages qu’opportunes ; car Joe, en pensées comme en actions, tenait toutes ses sympathies et ses meilleurs souhaits à la disposition de nos jeunes gens, et était fermement dévoué à leur cause. Cette disposition provenait-elle de ses anciennes préventions en faveur de la jeune demoiselle, dont l’histoire l’avait environnée dans son esprit, presque au sortir du berceau, de circonstances d’un intérêt extraordinaire ; ou de son attachement au jeune monsieur dans la confidence duquel il s’était presque imperceptiblement glissé, par son esprit subtil et ses vives allures, ainsi qu’en lui rendant plusieurs services d’importance comme éclaireur et comme messager ? que ce fût cela ou autre chose, par exemple, les persécutions fatigantes et les manies ennuyeuses de son vénérable père, ou bien encore quelque petite affaire d’amour secrète, qui le disposait favorablement à servir d’autres amoureux comme lui : il est inutile de chercher à le savoir, d’autant plus que Joe n’était pas là, et qu’il n’avait pas par conséquent, dans cette conjoncture, d’occasion particulière de fixer nos doutes par sa conduite.

C’était, par le fait, le vingt-cinq mars, jour qui, comme beaucoup de gens le savent à leurs dépens, est, de temps immémorial, une de ces désagréables époques qu’on appelle le terme. Ce jour là donc, John Willet se faisait chaque année un point d’honneur de régler son compte en espèces sonnantes avec un certain marchand de vin et distillateur de la Cité de Londres, et de remettre dans les mains de ce négociant un sac de toile contenant l’exact montant de la somme, pas un penny de plus, pas un penny de moins ; c’était pour Joe l’objet d’un voyage aussi sûr et aussi régulier que le retour annuel du vingt-cinq mars.

Le voyage s’accomplissait sur une vieille jument grise, sur laquelle John s’était fait dans l’esprit un système d’idées préconçues, par exemple, qu’elle était capable de gagner un couvert ou une tasse d’argent à la course si elle voulait l’essayer. Elle ne l’avait jamais essayé, et il ne fallait plus compter qu’elle l’essayât jamais maintenant, car elle était âgée de quelque quatorze ou quinze ans, poussive, ensellée, et passablement râpée de la crinière et de la queue. Nonobstant ces légères imperfections, John était fier de son animal ; et lorsque Hugh, en tournant, l’eut amenée jusqu’à la porte, il se retira pour l’admirer à son aise dans le comptoir, et là, caché par un bosquet de citrons, il se mit à rire avec orgueil.

« Voilà ce qui s’appelle une jument, Hugh ! dit John, quand il eut recouvré assez d’empire sur lui-même pour reparaître à la porte. Voilà une gracieuse créature l regardez-moi cette ardeur ! regardez-moi ces os ! »

Pour des os, il y en avait suffisamment, sans aucun doute ; c’est ce que semblait penser Hugh, assis en travers sur la selle, paresseusement plié en deux, son menton touchant presque ses genoux ; et, ne s’inquiétant ni des étriers qui pendillaient, ni de la bride flottante, il sauta de haut en bas sur la petite pelouse devant la porte.

« Songez à avoir bien soin d’elle, monsieur, dit John, laissant cet être inférieur, pour s’adresser à la sensibilité de son fils et héritier, qui parut alors équipé complétement et tout prêt à monter en selle ; n’allez pas trop vite !

— J’en serais bien embarrassé, j’imagine, père, répondit Joe en jetant sur l’animal un regard de désespoir.

— Pas de vos impertinences, monsieur, s’il vous plaît, riposta le vieux John. Quelle monture vous faut-il donc, monsieur ? Un âne sauvage ou un zèbre en serait une trop pacifique pour vous, n’est-ce pas, monsieur ? Vous voudriez monter un lion rugissant, monsieur ; n’est-ce pas, monsieur ? Taisez-vous, monsieur. »

Lorsque M. Willet, dans ses querelles avec son fils, avait épuisé toutes les questions qui s’offraient à son esprit, et que Joe n’avait répondu rien du tout, généralement il concluait en lui ordonnant de se taire.

« Et quelle idée a donc ce petit garçon, ajouta M. Willet, après l’avoir considéré quelque temps d’un air ébahi et comme stupéfait, de retrousser comme ça son chapeau en casseur d’assiettes ? Est-ce que vous allez tuer le marchand de vin, monsieur ?

— Non, dit Joe avec un peu d’aigreur, je ne vais pas le tuer. Vous voilà rassuré maintenant, père ?

— Et avec cela, un air militaire ! dit M. Willet en l’examinant de la tête aux pieds ; ne dirait-on pas d’un mangeur de braise, d’un avaleur d’eau bouillante ? Et que signifient les crocus et les perce-neige que vous arborez à votre boutonnière, monsieur ?

— Ce n’est qu’un petit bouquet, dit Joe en rougissant. Il n’y a pas de mal à ça, j’espère ?

— Voilà un garçon bien entendu aux affaires, en vérité, dit M. Willet dédaigneusement, d’aller supposer que les marchands de vin se soucient de bouquets !

— Je ne suppose rien de pareil, répondit John. Qu’ils gardent leurs nez rouges pour flairer leurs bouteilles et leurs cruchons. Ces fleurs-ci vont chez M. Varden.

— Vous supposez donc qu’il s’inquiète beaucoup de vos crocus ? demanda John.

— Je n’en sais rien, et, à dire vrai, je ne m’en soucie guère, dit Joe. Voyons, père, donnez-moi l’argent, et, au nom de la sainte patience, laissez-moi partir.

— Le voici, monsieur, répliqua John ; ayez-en soin. Songez à ne pas revenir trop tôt, pour mieux laisser reposer la jument. Vous m’entendez ?

— Oui, je vous entends, répliqua Joe. Dieu sait qu’elle en aura besoin.

— Et ne dépensez pas trop au Lion noir, dit John. Songez à cela aussi.

— Alors pourquoi ne me permettez-vous pas d’avoir à moi quelque argent ? riposta Joe d’un air chagrin ; pourquoi pas, père ? Pourquoi m’envoyez-vous à Londres, en ne m’accordant que le droit de demander au Lion noir un dîner que vous payerez au premier voyage, comme si l’on ne pouvait pas me laisser disposer de quelques schellings ? Pourquoi me traitez-vous comme ça ? ce n’est pas bien à vous. Comment pouvez-vous croire que je vais rester longtemps à ce régime ?

— Lui permettre d’avoir de l’argent ! cria John dans une rêverie somnolente. Qu’appelle-t-il de l’argent ? des guinées ? Est-ce qu’il n’en a pas, de l’argent ? N’a-t-il pas, en sus des péages, un schelling et six pence ?

— Un shilling et six pence ! répéta son fils avec mépris.

— Oui, monsieur, répliqua John, un schelling et six pence. Quand j’étais à votre âge, jamais je n’avais vu tant d’argent en un monceau. Le schelling est pour parer aux accidents, par exemple si la jument perdait un de ses fers, ou quelque chose de ce genre. Il vous reste six pence pour vous amuser à Londres ; je vous recommande surtout de vous amuser à monter au faîte du Monument[1], et à vous reposer là. Il n’y a pas là de tentation, monsieur, pas de ribotte, pas de jeunes femmes, pas de mauvaises compagnies d’aucune sorte, rien que l’imagination. Quand j’étais à votre âge, monsieur, voilà comment je m’amusais. »

À ceci, Joe ne fit pas d’autre réponse qu’un signe de la main à Hugh pour tenir le cheval, puis il sauta en selle et s’éloigna ; et je vous réponds qu’il avait l’air d’un solide et mâle cavalier, digne d’une meilleure monture que celle que lui faisait enfourcher son destin. John resta à le contempler, ou plutôt à contempler la jument grise (car il n’avait pas assez d’yeux pour elle), jusqu’à ce que l’homme et la bête fussent disparus depuis vingt minutes. Alors il commença à penser qu’ils étaient partis, et rentrant lentement dans la maison, il s’abandonna à un doux assoupissement.

L’infortunée jument grise, l’agonie de la vie de Joe, se trémoussa selon son bon plaisir jusqu’à ce que le Maypole ne fût plus visible ; puis, corrigeant son pas tout à coup de son propre gré, elle contracta ses jambes en une allure qu’on aurait regardée dans un spectacle de marionnettes comme une imitation assez maladroite d’un petit galop. La connaissance qu’elle avait des habitudes de son cavalier ne lui suggéra pas seulement cette amélioration dans les siennes, elle lui donna aussi l’idée de prendre un chemin détourné. Il conduisait non pas à Londres, mais par des sentiers parallèles à la route que Joe avait suivie, et, passant à quelques centaines de mètres du Maypole, il aboutissait à l’enclos d’un vaste et ancien manoir bâti en brique rouge, la Garenne, dont il a été question au premier chapitre de notre histoire. Faisant une halte soudaine dans un petit taillis voisin, la jument se prêta de la meilleure grâce du monde à laisser descendre son cavalier, qui l’attacha au tronc d’un arbre.

« Reste là, vieille fille, dit Joe, que j’aille voir s’il y a pour moi aujourd’hui quelque petite commission. » En même temps, il la laissa brouter le gazon ras et les mauvaises herbes qui se trouvaient croître à la portée de son licou, et, passant par une porte à claire-voie. Il entra de son pied sur les terres du domaine.

Le sentier, après quelques minutes de marche, l’amena près de la maison. Il y lança plus d’un coup d’œil en tapinois, et surtout vers une certaine fenêtre. C’était un bâtiment lugubre, silencieux, avec des cours sonores, des tourelles désolées, et des files entières de chambres fermées qui tombaient en poussière et en ruine.

Le jardin, formant terrasse, obscurci par l’ombre des arbres qui le dominaient, avait un air de mélancolie tout à fait accablant. De grandes portes de fer, hors d’usage depuis bien des années, rougies par la rouille, s’affaissant sur leurs gonds et recouvertes de longues herbes luxuriantes, semblaient vouloir s’enfoncer dans le sol et cacher leur décadence dans une forêt de mauvaises herbes, propices à ce dessein. Sur les murailles sculptées, les animaux fantastiques qui les décoraient, verdis par l’âge et l’humidité, et revêtus çà et là de mousse, avaient un aspect hideux et lamentable. La partie de la maison qui était habitée et tenue en bon état avait elle-même une physionomie sombre ; le spectateur, frappé d’un sentiment de tristesse, éprouvait une impression pénible en face de cet abandon et de cette déchéance affligeante. Il eût été difficile d’imaginer un beau feu flamboyant dans ces chambres mornes et ténébreuses, et de se figurer quelque joie du cœur ou quelque fête dans l’enceinte de ces murs rébarbatifs. On voyait bien qu’il pouvait y avoir eu là dans les temps jadis quelque chose de pareil ; mais c’était fini à jamais. Ce n’était plus que le revenant d’une maison défunte qui venait hanter son ancienne place sous son ancienne forme, mais voilà tout.

La physionomie sombre et déchue de la Garenne devait, sans aucun doute, s’attribuer en grande partie à la mort de son précédent possesseur et au caractère de son possesseur actuel ; mais, lorsqu’on se rappelait la légende de ce manoir, il avait véritablement un air approprié à un pareil forfait : on voyait qu’il était prédestiné des siècles d’avance à en être le théâtre. Considérée au point de vue de cette légende, la pièce d’eau où l’on avait retrouvé le corps de l’intendant semblait avoir une teinte noire et sinistre que nulle autre mare ne pouvait revendiquer comme elle ; la cloche qui du haut du toit avait annoncé le meurtre, au vent de minuit, devenait un vrai fantôme dont la voix faisait dresser les cheveux de l’auditeur ; et chaque branche dépouillée de feuilles, en s’inclinant vers une autre branche, semblait échanger avec elle à la dérobée des chuchotements au sujet du crime.

Joe se promena de long en large dans le sentier ; quelquefois il s’arrêtait et faisait semblant de contempler l’édifice ou le paysage ; quelquefois, s’appuyant contre un arbre, il prenait un air d’oisiveté indifférente ; mais il avait toujours l’œil sur la fenêtre qu’il avait distinguée d’abord. Au bout d’un quart d’heure environ d’attente, une petite main blanche fut un instant agitée vers lui de cette fenêtre ; le jeune homme fit un salut respectueux et partit ; et, en enfourchant de nouveau son cheval, il se dit à voix très basse : « Pas de commission pour moi aujourd’hui ! »

Mais l’air d’élégance, le retroussis du chapeau que John Willet avait critiqué, et le bouquet printanier, tout dénotait quelque petite commission pour son propre compte, à l’adresse d’une personne plus intéressante qu’un marchand de vin ou même qu’un serrurier. C’est effectivement ce qui arriva : car, lorsqu’il eut réglé avec le marchand de vin, qui tenait son bureau de commerce dans quelques caves profondes près de Thames-Street (un vieux monsieur à la face aussi empourprée que s’il avait toute sa vie porté leurs voûtes sur sa tête), lorsqu’il eut pris le reçu, et refusé de boire plus de trois verres de vieux xérès, à l’extrême étonnement du négociant rubicond, qui, foret en main, avait projeté d’assaillir une vingtaine au moins de barils poudreux, et qui en resta cloué ou moralement vrillé, pour ainsi dire, au mur de sa cave ; lorsqu’il eut fait tout cela, et achevé en outre un frugal dîner au Lion noir dans Whitechapel, méprisant le Monument et le conseil de John, il dirigea ses pas vers la maison du serrurier, attiré par les yeux de la florissante Dolly Varden.

Joe n’était nullement un nigaud ; mais néanmoins, quand il fut arrivé à l’encoignure de la rue où le serrurier demeurait, il ne put pas se résoudre à aller droit à la maison. D’abord il prit le parti de flâner dans une autre rue pendant cinq minutes, puis pendant cinq minutes encore dans une autre rue, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il eut perdu une grande demi-heure ; il fit alors un hardi plongeon, et se trouva dans la boutique enfumée, le visage rouge et le cœur palpitant.

« John Willet, ou son ombre ! dit Varden, en se levant de dessus le pupitre où il était occupé à ses livres, et le regardant sous ses lunettes ; ma foi ! oui, c’est bien Joe en chair et en os ! À la bonne heure ! Et comment va toute la société de Chigwell, Joe ?

— Toujours comme à l’ordinaire, monsieur ; nous nous entendons, eux et moi, aussi bien que par le passé.

— Bon, bon ! dit le serrurier. Il nous faut être patients, Joe, et endurer les faibles des vieilles gens. Comment va la jument, Joe ? Elle fait toujours ses quatre milles à l’heure aussi aisément que jamais ? Ha, ha, ha ! n’est-ce pas, Joe ? Tiens ! qu’est-ce que nous avons là Joe, un bouquet ?

— De bien pauvres fleurs, monsieur ; je pensais que Mlle Dolly….

— Non, non, dit Gabriel, baissant la voix et secouant la tête, pas Dolly. Donnez-les à sa mère, Joe. Il vaut beaucoup mieux les donner à sa mère. Ça ne vous contrarie pas de les donner à Mme Varden, Joe ?

— Oh ! non, monsieur, répliqua Joe en cherchant, mais sans beaucoup de succès, à cacher son désappointement. J’en serais charmé, je vous assure.

— Très bien, dit le serrurier en le frappant doucement sur le dos. Peu vous importe qui les aura, n’est-ce pas, Joe ?

— Oh ! oui, monsieur. »

Cher cœur, comme ces mots s’attachèrent à sa gorge !

« Entrez, dit Gabriel ; on vient justement de m’appeler pour le thé. Elle est dans la salle à manger.

— Elle ! pensa Joe. Laquelle des deux, je ne sais ; madame ou mademoiselle ? » Le serrurier éclaircit son doute avec autant d’à propos que s’il l’eût entendu formuler à haute voix, en le menant à la porte et disant : « Ma chère Marthe, voici M. Willet fils. »

Mme Varden, regardant le Maypole comme une espèce de souricière humaine, ou de traquenard pour les maris ; considérant son propriétaire, et tous ses aides et suppôts, comme autant de braconniers à l’affût des chrétiens ; et croyant d’ailleurs que les publicains accouplés avec les pécheurs dans l’Écriture sainte étaient de véritables aubergistes patentés, parce qu’ils tenaient des maisons publiques, était loin d’être disposée favorablement à l’égard du jeune homme qui lui rendait visite. Aussi fut-elle sur-le-champ prise d’une faiblesse ; et, lorsque les crocus et les perce-neige lui eurent été dûment présentés, elle devina, en y réfléchissant, que c’étaient eux qui étaient la cause de cette pâmoison qui avait accablé ses sens. « Je craindrais de ne pouvoir supporter l’atmosphère de la salle une minute de plus, dit la bonne dame, s’ils demeuraient ici. Voulez-vous bien m’excuser de les mettre en dehors de la fenêtre ? »

Joe la pria de vouloir bien se dispenser de toute excuse, et sourit faiblement lorsqu’il vit ses fleurs mises sur l’allége extérieure. Jamais personne ne saura les peines qu’il s’était données pour composer ce bouquet voué maintenant au dédain et traité si cavalièrement.

« Ah ! comme cela me fait du bien d’en être débarrassée ! dit Mme Varden. Je me sens déjà beaucoup mieux. » Et en vérité elle semblait avoir recouvré ses sens.

Joe exprima sa gratitude envers la Providence d’une faveur si précieuse, et il n’eut seulement pas l’air de songer où pouvait être Dolly.

« Vous êtes de vilaines gens à Chigwell, monsieur Joseph, dit Mme Varden.

— Mais non, madame, je l’espère, répliqua Joe.

— Vous êtes les gens les plus cruellement irréfléchis qu’il y ait au monde, dit Mme Varden en se rengorgeant. Je m’étonne que M. Willet père, ayant été lui-même un homme marié, ne sache pas mieux se conduire qu’il ne fait. Je sais bien qu’il y trouve son profit, mais ce n’est pas une excuse ; j’aimerais mieux payer vingt fois plus, et que Varden revînt à la maison comme un respectable et sobre commerçant. S’il y a un défaut au monde qui me blesse et me dégoûte plus que tout autre, c’est l’ivrognerie.

— Allons, ma chère Marthe, dit le serrurier d’un air jovial, faites-nous servir le thé, et ne parlons pas d’ivrognes. Il n’y en pas ici, et Joe ne se soucie guère d’en parler, à coup sûr. »

En ce moment critique, Miggs parut avec les rôties.

« À coup sûr, il ne s’en soucie guère, dit Mme Varden, ni vous non plus, Varden, à coup sûr. C’est un sujet fort désagréable, je n’en doute pas, bien que je ne veuille pas dire qu’il soit personnel… Miggs toussa… quoiqu’on ne soit pas maîtresse de ce qu’on pense. Vous ne saurez jamais, Varden, et personne à l’âge de M. Willet fils (excusez-moi, monsieur) ne peut naturellement savoir ce que souffre une femme qui attend chez elle dans de pareilles circonstances. Si vous ne me croyez pas, comme je n’en ai que trop la preuve, voici Miggs qui en est assez souvent témoin ; veuillez l’interroger.

— Oh ! elle a été très-mal l’autre soir, monsieur, très-mal en vérité, dit Miggs. S’il n’y avait pas en vous la douceur d’un ange, mame, je pense que vous ne pourriez pas supporter cela, réellement je le pense.

— Miggs, dit Mme Varden, vous faites un blasphème.

— Pardonnez-moi, mame, répliqua Miggs avec une volubilité perçante, ce n’était pas mon intention, et ça n’est pas dans mon caractère, j’ose l’espérer, bien que je ne sois qu’une domestique.

— Vous pouvez bien répondre, Miggs, sans oublier le soin de votre salut, riposta sa maîtresse en regardant à la ronde avec dignité. Comment osez-vous parler d’anges, à propos de misérables pécheurs comme vous et moi ? Est-ce que nous sommes autre chose, dit Mme Varden en jetant un coup d’œil sur un miroir voisin, et en arrangeant le ruban de son bonnet plus à son avantage…, que des vers de terre ?

— Je n’ai pas eu l’intention, mame, s’il vous plaît, de vous offenser, dit Miggs confiante en la force de son compliment, et développant vigoureusement son gosier comme de coutume, et je ne m’attendais pas à voir prendre comme ça ce que je dis ; je connais ma propre indignité, je l’espère, et je n’ai que haine et mépris pour moi-même et pour mes semblables, comme c’est le devoir d’un bon chrétien.

— Ayez la bonté, s’il vous plaît, dit Mme Varden avec hauteur, de monter voir si Dolly a fini de s’habiller ; vous l’avertirez que la chaise commandée pour elle sera ici dans une minute, et que, si elle fait attendre les porteurs, je les renverrai à l’instant. Je suis fâchée de voir que vous ne preniez pas votre thé, Varden, ni vous le vôtre, monsieur Joseph ; mais c’est naturel, et il y aurait folie de ma part à supposer que les choses qu’on peut se procurer à la maison, et dans la compagnie des dames, aient le moindre charme pour vous ! »

Ce pronom, dans son intention, était bien au pluriel, et s’adressait à ces deux messieurs, quoique l’un et l’autre n’eussent guère mérité ce coup de boutoir : car Gabriel avait attaqué la collation avec un appétit qui promettait, jusqu’à ce que Mme Varden elle-même le lui eût fait perdre ; quant à Joe, il avait pour la compagnie des dames chez le serrurier, ou du moins pour une partie d’entre elles, autant de goût qu’il était possible à un homme d’en avoir.

Mais il n’eut pas le temps de dire quoi que ce fût pour sa défense ; Dolly elle-même parut à ce moment, et il resta muet, les yeux éblouis de sa beauté. Jamais Dolly n’avait semblé si belle qu’alors, dans toute la splendeur et la grâce de la jeunesse, avec tous ses attraits centuplés par une toilette qui lui seyait à merveille, par mille petites coquettes façons que personne ne savait prendre avec plus de grâce, le visage tout scintillant de l’attente de cette maudite soirée. Il est impossible de dire combien Joe la détestait, cette soirée, quel qu’en fût le théâtre, et tous les invités, quels qu’ils fussent.

Et elle le regarda à peine ; oui, à peine le regarda-t-elle. Et quand on vit, par la porte ouverte, la chaise entrer de guingois dans la boutique, alors elle claqua des mains et sembla toute joyeuse de s’en aller. Mais Joe lui donna le bras, c’était toujours une consolation, et il l’aida à monter dans la chaise. Oh ! la voir prendre place à l’intérieur, avec ses yeux riants qui brillaient plus que les diamants ; voir sa main (elle avait sans aucun doute la plus jolie main du monde), voir sa main sur le bord du vasistas baissé ; voir son petit doigt en arrêt d’une façon provoquante et impertinente, comme s’il s’étonnait que Joe ne le serrât ni ne le baisât ! Penser quel bon effet un ou deux des modestes perce-neige auraient pu faire sur ce corsage délicat, pendant qu’ils étaient là, gisant à l’abandon sur le rebord de la fenêtre de la salle à manger ! Voir comment la regardait Miggs, avec une figure où on pouvait lire qu’elle n’était pas dupe de toute cette gentillesse d’emprunt ; qu’elle était dans le secret de chaque lacet, de chaque épingle, des agrafes et des œillets : « Et tout cela, monsieur, n’est pas à moitié aussi réel que vous le croyez ; mais je n’aurais pas besoin de tout cela non plus pour être encore plus jolie, si je voulais m’en donner la peine. » Entendre ce précieux petit cri de frayeur provoquante lorsque la chaise fut hissée sur ses bâtons, et saisir la vision, vision fugitive mais éternelle, de l’heureux visage qui était dedans ; quels tourments, quel surcroît de souffrance, et néanmoins quels délices ! les porteurs eux-mêmes semblèrent à ses yeux jaloux des rivaux favorisés, quand il les vit descendre la rue avec elle.

Il n’y eut jamais dans une petite pièce, en un court espace de temps, un changement comparable à celui de la salle à manger, lorsqu’on revint finir le thé. C’était sombre, c’était désert, c’était un complet désenchantement. Joe trouvait que c’était sottise pure de rester là tranquillement assis, tandis qu’elle était au bal avec un nombre incalculable d’amants qui voltigeaient autour d’elle, et toute la société raffolant d’elle, et l’adorant, et voulant l’épouser en masse ; et Miggs qui était là, à voltiger autour de la table. Le fait seul de son existence, le simple phénomène qu’elle eût pu jamais naître, lui paraissait, auprès de Dolly, une plaisanterie inexplicable et sans but. Impossible de parler, pas moyen d’y réussir. Il n’était capable que de remuer son thé avec sa cuiller tout autour, tout autour, tout autour, en ruminant sur toutes les fascinations de l’aimable fille du serrurier.

Gabriel aussi était taciturne. Or, c’était un des côtés certains de l’incertaine humeur de Mme Varden, qu’elle se montrât vive et gaie quand elle voyait aux autres des dispositions contraires.

« Il faut que je sois naturellement d’une bien heureuse humeur, dit la souriante ménagère, pour conserver avec tout ça un peu d’entrain ; comment fais-je pour en avoir encore ? je n’en sais en vérité rien.

— Ah ! mame, soupira Miggs, je vous demande pardon de vous interrompre, mais il n’y en a pas beaucoup comme vous.

— Emportez tout cela, Miggs, dit Mme Varden en se levant, emportez tout cela. Je vois bien que je gêne ici ; et, comme je désire que chacun ait le plus d’agrément qu’il peut, je sens que je ferai mieux de m’en aller.

— Non, non, Marthe, cria le serrurier. Demeurez ici ; nous serions, ma foi, très fâchés de vous perdre : n’est-ce pas, Joe ? »

Joe tressaillit et dit : « Certainement. »

— Je vous remercie, mon cher Varden, répliqua sa femme, mais je connais vos goûts : le tabac, la bière, les spiritueux, ont de plus grandes séductions qu’aucune de celles dont je peux me vanter. Je vais m’en aller, je vais monter m’asseoir là-haut et regarder à la fenêtre, mon amour. Bonsoir, monsieur Joseph ; je suis très contente de vous avoir vu, je regrette seulement de n’avoir pas eu à vous offrir quelque chose de plus à votre goût. Rappelez-moi affectueusement, s’il vous plaît, au souvenir de M. Willet père, et dites-lui que, quand il viendra par ici, nous aurons une fusée à démêler ensemble. Bonsoir. »

Après avoir prononcé ces paroles avec une extrême douceur de manières, la bonne dame fit une révérence pleine de condescendance, et se retira avec sérénité.

C’était donc pour cela que Joe avait attendu le 25 mars pendant des semaines, bien des semaines, et qu’il avait cueilli les fleurs avec tant de soin, et qu’il avait retroussé son chapeau, et qu’il s’était fait si pimpant ! c’était donc là qu’aboutissait toute sa résolution hardie, prise pour la centième fois, de faire sa declaration à Dolly, et de lui dire combien il l’aimait ! La voir une minute, rien qu’une minute ; la trouver partant pour une soirée, et toute joyeuse d’y aller ; se voir traité comme un culotteur de pipes, un buveur de bière, un gobelotteur de spiritueux, en un mot, comme un ivrogne ! Il dit adieu à son ami le serrurier, et se hâta d’aller reprendre son cheval au Lion noir. Lorsqu’il tourna bride vers la maison, il pensait, comme maint autre Joe l’avait pensé avant et l’a pensé depuis, que c’en était fait de toutes ses espérances ; que c’était chose impossible et sans espoir ; qu’elle ne s’occupait pas plus de lui que s’il n’existait pas ; qu’il était malheureux pour la vie, et qu’il n’avait plus qu’une seule perspective acceptable : c’était de devenir soldat ou marin, et de trouver quelque ennemi assez obligeant pour lui faire sauter la cervelle aussitôt que possible.

  1. Colonne élevée en souvenir du fameux incendie de 1666.