Barnabé Rudge/14

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Traduction par P. Bonnomet.
Hachette (p. 130-136).
CHAPITRE XIV.

Joe Willet ne chevaucha pas vite le long de la route : car, dans son désespoir, il se représentait la fille du serrurier dansant de longues contredanses et de terribles branles avec de hardis étrangers, image intolérable, lorsqu’il entendit derrière lui le piétinement d’un cheval. Ayant tourné la tête, il aperçut un gentleman bien monté, avançant à un bon petit galop. Le gentleman, en passant, contint un peu sa monture, et l’appela par son nom, comme l’héritier du Maypole. Joe donna de l’éperon à la jument grise, et fut tout de suite côte à côte de ce cavalier.

« Je pensais bien que c’était vous, monsieur, dit-il en mettant la main à son chapeau. Une belle soirée, monsieur. Je suis heureux de voir que vous n’êtes plus claquemuré. »

Le cavalier sourit ; et en le remerciant d’un signe de tête : « Comment avez-vous employé la journée, Joe ? gaiement, n’est-ce pas ? Est-elle toujours aussi gentille ? Il n’y a pas de quoi rougir, mon garçon.

— Ce n’est pas ce qui me donne ce peu de couleur, monsieur Édouard, dit Joe ; c’est plutôt de penser que j’aie été assez fou pour avoir jamais eu la moindre espérance à propos d’elle. Elle est aussi loin de moi que le firmament.

« Allons, Joe, vous n’en êtes pas si loin que ça, j’espère, dit Édouard avec bonne humeur… hein ?

— Ah ! soupira Joe. C’est bon à dire, monsieur. Il n’est pas difficile de plaisanter quand on n’a pas de chagrin. Mais voyez-vous, c’est sans remède. Iriez-vous par hasard à notre maison ?

— Oui ; comme je n’ai pas encore repris toutes mes forces, je coucherai chez vous ce soir, et je retournerai au logis demain matin à la fraîche.

— Si vous n’êtes pas trop pressé, dit Joe après un court silence, et si vous pouvez endurer le pas de cette pauvre rosse, je serai heureux de vous accompagner jusqu’à la Garenne, monsieur, et de tenir votre cheval quand vous descendrez. Cela vous épargnera la fatigue d’aller à pied au Maypole, et de revenir à pied. Je peux très bien vous donner le temps nécessaire, monsieur, car je suis en avance.

— Et moi de même, répliqua Édouard, quoique à mon insu je galopasse tout à l’heure un peu vite, m’accommodant, je suppose, au train de mes pensées qui couraient la poste. J’irai volontiers avec vous, Joe, au pas de votre jument, et nous nous ferons aussi bonne compagnie que possible. Allons, du courage ! pensez à la fille du serrurier avec un cœur résolu, et vous parviendrez à la conquérir. »

Joe secoua la tête ; mais il y avait, dans le ton de ces paroles pleines de chaleur et d’espoir, quelque chose de si encourageant, que son ardeur se ranima sous leur influence ; et la jument grise elle-même en parut toute frétillante. Elle interrompit son amble modeste, et, prenant un trot assez doux, elle rivalisa d’allure avec le cheval d’Édouard Chester ; et encore on eût dit qu’elle se flattait en elle-même que le coursier faisait de son mieux pour la suivre.

C’était une belle soirée ; il faisait un temps sec, et la lumière d’une jeune lune, que, précisément, on voyait alors se lever, répandait à la ronde cette paix et cette tranquillité qui donne au soir son charme le plus délicieux. Les ombres allongées des arbres, estompées comme si elles se reflétaient dans une eau immobile, jetaient leur tapis sur le chemin que suivaient nos voyageurs, et la légère brise soufflait avec plus de douceur encore qu’auparavant, comme pour éventer seulement la nature dans son sommeil. Peu à peu ils cessèrent de parler, et chevauchèrent côte à côte dans un agréable silence

« Le Maypole, ce soir, est éclairé d’une manière brillante, dit Édouard lorsqu’ils passèrent le long de la ruelle d’où l’auberge était visible, parce que les arbres qui les en séparaient étaient dépouillés de feuilles.

— Brillante en effet, monsieur, répondit Joe en se haussant sur les étriers pour mieux voir. Des lumières dans le grand salon et un feu qui s’allume dans la meilleure chambre à coucher ? Eh mais ! ça m’étonne ; quel hôte pouvons-nous donc avoir ?

— Quelque cavalier attardé sur la route de Londres, et qui n’aura pas été tenté de s’y rendre de nuit, je suppose, au récit de la merveilleuse histoire de mon ami le voleur de grand chemin, dit Édouard.

— Ce doit être un cavalier de qualité, pour qu’on l’installe de cette manière-là. Votre propre lit, monsieur !

— Il n’importe, Joe. Je m’arrangerai de toute autre chambre. Mais, allons, voici neuf heures qui sonnent. Doublons le pas. »

Ils partirent à un petit galop aussi vif que put le soutenir la monture de Joe, et s’arrêtèrent promptement dans le taillis où la jument avait été laissée le matin. Édouard descendit de cheval, donna sa bride à son compagnon, et marcha vers la maison d’un pas léger.

Une servante attendait à une porte latérale du mur du jardin, et l’introduisit sans retard. Il se précipita le long de l’allée de la terrasse, et monta comme une flèche un large perron menant à une antique et sombre salle, dont les murailles étaient ornées de panoplies couvertes de rouille, de bois de cerfs, d’instruments de chasse, et d’autres décorations de ce genre. Il fit là une pause, mais pas longue : car, au moment où il regardait autour de lui, comme s’il eût pensé que la servante dût le suivre, et qu’il s’étonnât qu’elle ne l’eût pas fait, une personne parut, fille charmante, dont la tête aux noirs cheveux reposa bientôt sur sa poitrine. Presque au même instant, une main pesante saisit le bras de cette jeune fille, Édouard se sentit rudement écarté : M. Haredale était là entre eux.

Il fixa sur le jeune homme un œil sévère, sans ôter son chapeau ; d’une main il étreignit sa nièce, et, de l’autre, qui tenait sa cravache, il montra la porte à Édouard. Celui-ci, dans une fière attitude, le regarda fixement à son tour.

« C’est fort beau de votre part, monsieur, de corrompre mes domestiques, et d’entrer chez moi de votre chef et clandestinement comme un voleur ! dit M. Haredale. Sortez d’ici, monsieur, et n’y revenez plus jamais.

— La présence de Mlle Haredale, répliqua le jeune homme, et votre parenté avec elle, vous donnent un droit dont vous n’abuserez pas, si vous êtes un homme de cœur. C’est vous qui m’avez contraint à ces entrevues secrètes, et la faute en est à vous, non pas à moi.

— Ce n’est ni généreux ni honorable, ce n’est pas le fait d’un galant homme, riposta l’autre, de chercher à surprendre l’affection d’une jeune fille, faible et confiante, tandis que vous avez l’indignité de vous dérober à la surveillance de son tuteur, de son protecteur, et que vous n’osez pas venir à vos rendez-vous en plein jour. Je ne vous en dirai pas davantage ; mais, je vous le répète, je vous défends l’entrée de cette maison, et vous somme de sortir.

— Ce n’est ni généreux ni honorable, ce n’est pas le fait d’un galant homme de jouer le rôle d’espion ! dit Édouard. Vos paroles attaquent mon honneur, et je les rejette avec le mépris qu’elles méritent.

— Vous trouverez, dit M. Haredale d’un ton calme, votre fidèle entremetteur qui vous attend à la porte par laquelle vous êtes entré. Je n’ai pas joué le rôle d’espion, monsieur. Le hasard m’a permis de vous voir franchir la porte, et je vous ai suivi. Vous auriez pu m’entendre frapper pour entrer, si vous aviez eu le pied moins leste, ou si vous vous étiez arrêté dans le jardin. Veuillez vous retirer. Votre présence ici est blessante pour moi et pénible pour ma nièce. »

En disant ces mots, il passa son bras autour de la taille de la jeune fille terrifiée et tout en pleurs, pour l’attirer plus près de lui ; et, quoique l’habituelle sévérité de ses manières n’en fût guère altérée, on voyait néanmoins dans son air de la tendresse et de la sympathie pour la douleur d’Emma.

« Monsieur Haredale, dit Édouard, vous entourez de votre bras celle en qui j’ai mis toutes mes espérances et mes pensées, et pour laquelle je sacrifierais ma vie avec plaisir, s’il s’agissait de lui procurer une minute de bonheur ; cette maison est l’écrin qui renferme le plus précieux joyau de mon existence. Votre nièce m’a engagé sa foi, et je lui ai engagé la mienne. Qu’ai-je donc fait pour que vous me teniez en si mince estime, et que vous m’adressiez ces paroles discourtoises ?

— Vous avez fait, monsieur, répondit M. Haredale, ce qu’il faut défaire. Vous avez formé un nœud d’amour qu’il faut trancher tout net. Prenez bien garde à ce que je vous dis : il le faut. J’annule votre engagement mutuel. Je vous rejette, vous et tous ceux de votre race, tous gens faux, hypocrites et sans cœur.

— Des insultes, monsieur ? dit Édouard dédaigneusement.

— Ce sont, monsieur, des paroles réfléchies et sérieuses, et vous en verrez l’effet, répliqua l’autre. Gravez-les dans votre cœur.

— Gravez donc celles-ci dans le vôtre, dit Édouard. Votre humeur froide et farouche, qui glace toute poitrine autour de vous, qui change l’affection en crainte et le devoir en frayeur, nous a réduits à ces rapports clandestins. Ils répugnent à notre nature et à nos désirs ; ils nous coûtent, monsieur, plus qu’à vous. Je ne suis pas un homme faux, hypocrite et sans cœur ; c’est vous plutôt, qui hasardez misérablement ces injurieuses expressions-là en dépit de la vérité, et sous l’abri des sentiments que je vous ai exprimés tout à l’heure. Vous n’annulerez pas notre engagement mutuel. Je n’abandonnerai pas mes poursuites. Je compte sur la loyauté et l’honneur de votre nièce, et je mets votre influence au défi. Je quitte Emma plein de confiance en sa pure foi, que jamais vous ne réussirez à ébranler, et je n’ai d’autre souci que de ne pas la laisser livrée à des soins plus dignes d’elle. »

Cela dit, il pressa sur ses lèvres la froide main de la jeune fille, et, rencontrant encore le ferme regard de M. Haredale avec un regard aussi ferme, il se retira.

Quelques mots à Joe, en remontant à cheval, lui expliquèrent suffisamment ce qui s’était passé, renouvelèrent tout le désespoir de ce jeune homme, et rendirent sa peine dix fois plus accablante. Ils reprirent la route du Maypole sans échanger une syllabe, et arrivèrent à la porte, chacun avec leur poids sur le cœur.

Le vieux John, qui avait guetté de derrière le rideau rouge, lorsque nos cavaliers avaient crié pour faire venir Hugh, sortit tout de suite, et dit au jeune Chester avec beaucoup d’importance, en lui tenant l’étrier :

« Il est bien confortablement dans son lit, dans le meilleur lit. Un parfait gentleman ; le plus souriant, le plus affable gentleman à qui j’aie jamais eu affaire.

— Qui donc, Willet ? dit Édouard négligemment en descendant de cheval.

— Votre digne père, monsieur, répliqua John, votre honorable, votre vénérable père.

— Que veut-il dire ? demanda Édouard en regardant Joe avec un air où la crainte se mêlait au doute.

— Que voulez-vous dire ? répéta Joe. Ne voyez-vous pas que monsieur Édouard ne vous comprend point, père ?

— Eh mais ! ne saviez-vous pas ça, monsieur ? dit John en ouvrant ses gros yeux tant qu’il put. Par exemple, c’est singulier ! Il est resté ici tout l’après-midi ; M. Haredale a eu avec lui un long entretien, et il n’y a pas plus d’une heure qu’il s’en est allé.

— Mon père, Willet ?

— Oui, monsieur, il me l’a dit lui-même ; un beau gentleman, à la taille fine et droite, habit vert et or. Dans votre ancienne chambre là-haut, monsieur. Pas de doute que vous ne puissiez y entrer, monsieur, dit John en reculant de quelques pas sur le chemin et levant ses yeux vers la fenêtre. Il n’a pas encore éteint sa lumière, à ce que je vois. »

Édouard jeta aussi un coup d’œil sur la fenêtre, et, murmurant à la hâte qu’il avait changé d’idée, qu’il avait oublié quelque chose, et qu’il lui fallait retourner à Londres, il remonta à cheval et s’éloigna, laissant les Willet père et fils se regarder l’un l’autre dans un muet étonnement.