Barnabé Rudge/54

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Hachette (p. 105-114).
CHAPITRE XII.

Pendant ce temps-là, le bruit des troubles de la ville avait déjà circulé joliment dans les bourgs et les villages des environs de Londres, et, chaque fois qu’il arrivait des nouvelles fraîches, elles étaient sûres d’être accueillies avec cet appétit pour le merveilleux et cet amour du terrible, qui sont, probablement depuis le commencement du monde, un des attributs caractéristiques de l’espèce humaine. Cependant ces rumeurs, aux yeux de certaines personnes de ce temps, comme elles le seraient aux nôtres mêmes, si les faits aujourd’hui n’étaient pas acquis à l’histoire, semblaient si monstrueuses et si invraisemblables, qu’un grand nombre des gens qui habitaient loin de là, quelque crédules qu’ils pussent être d’ailleurs, ne pouvaient réellement se mettre dans l’esprit que la chose fût possible, et repoussaient les renseignements qu’ils recevaient de toutes mains, comme de pures fables et des fables absurdes.

M. Willet, bien décidé à n’en rien croire, d’après des raisonnements infaillibles à lui connus, et d’une obstination constitutionnelle dont nous avons déjà eu des preuves, était un de ceux qui refusaient positivement la conversation sur un sujet si ridicule, selon eux. Ce soir-là même, et peut-être bien au moment où Gashford était en vedette sur les toits, le vieux John avait la face si rouge, à force de branler la tête pour contredire ses trois anciens camarades de bouteille, que c’était un vrai phénomène, et qu’on aurait payé sa place pour voir ce visage rubicond, sous le porche du Maypole où ils étaient assis tous quatre, briller comme les escarboucles-monstres qu’on rencontre dans les contes de fées.

« Croyez-vous, monsieur, dit M. Willet, regardant fixement Salomon Daisy (car c’était son habitude, toutes les fois qu’il avait une altercation personnelle, de s’en prendre au plus faible de la bande), croyez-vous, monsieur, que je sois un imbécile de naissance ?

— Non, non, Jeannot, répondit Salomon, regardant à la ronde le petit cercle dont il faisait partie. Nous ne sommes pas assez bêtes pour croire cela. Vous n’êtes pas un imbécile, Jeannot ; que non, que non ! »

M. Cobb et M. Parkes secouèrent la tête à l’unisson en marmottant entre leurs dents : « Non, non, Jeannot, bien loin de là. »

Mais, comme ces sortes de compliments n’avaient ordinairement d’autre effet que de rendre M. Willet encore plus têtu qu’auparavant, il les examina d’un air de profond dédain et leur répondit en ces termes :

« Alors, qu’est-ce que vous venez me chanter, que ce soir vous allez faire un tour ensemble jusqu’à Londres… vous trois… pour vous en rapporter au témoignage de vos sens ? Est-ce que, leur dit M. Willet, mettant sa pipe entre ses dents d’un air de dégoût solennel, le témoignage de mes sens, à moi, ne vous suffit pas ?

— Mais, dit humblement Parkea pour s’excuser, nous n’en avons pas connaissance, Jeannot.

— Vous n’en avez pas connaissance, monsieur ? répéta M. Willet en le toisant des pieds à la tête. Ah ! vous n’en avez pas connaissance ? Vous en avez connaissance, monsieur. Ne vous ai-je pas dit que Sa benoîte Majesté le roi Georges III ne laisserait pas plus l’émeute rigoler dans les rues de sa bonne ville de Londres, qu’il ne se laisserait lui-même insulter par son parlement ?

— À la bonne heure, Johnny ; mais c’est là le témoignage de votre bon sens ; ce n’est pas le témoignage de vos sens, risqua M. Parkes.

— Et qu’en savez-vous ? repartit John avec une grande dignité. Vous vous permettez là des contradictions un peu lestes, monsieur. Qu’en savez-vous, si c’est l’un plutôt que l’autre ? je ne croyais pas vous l’avoir dit encore, monsieur. »

M. Parkes, se voyant embarqué dans une discussion métaphysique dont il ne savait trop comment se tirer, balbutia une apologie et battit en retraite devant son antagoniste. Il s’ensuivit un silence de dix ou douze minutes, après lequel M. Willet se mit à grommeler, à branler la tête en éclatant de rire, et à faire l’observation, à propos de son défunt adversaire, « qu’il l’avait joliment arrangé. » Sur quoi MM. Cobb et Daisy rirent aussi avec des signes de tête affirmatifs, et Parkes fut définitivement considéré comme un homme mort.

« Vous imaginez-vous que, si tout cela était vrai, M. Haredale serait toujours dehors, comme il est ? dit John, après une autre pause. Croyez-vous qu’il n’aurait pas peur de laisser sa maison toute seule avec deux jeunes femmes et une couple de serviteurs pour toute défense ?

— C’est vrai, mais c’est peut-être parce que son château est à une bonne distance de Londres ; vous savez qu’on dit que les émeutiers ne s’écartent pas à plus de deux ou trois milles. La preuve, c’est qu’il y a des catholiques, vous savez, qui ont envoyé, pour plus de sûreté, leurs bijoux et leur argenterie à la campagne…. du moins, on le dit.

— On le dit, on le dit ! répéta M. Willet d’un air bourru. Oui, monsieur ; c’est comme on dit que vous avez vu un revenant en mars dernier, mais personne n’en croit rien.

— Eh bien ! dit Salomon, se levant pour distraire l’attention de ses deux amis, qui commençaient à rire de cette boutade, qu’on le croie ou qu’on ne le croie pas, que ce soit vrai ou faux, si nous voulons aller à Londres, nous ferons bien de partir tout de suite. Ainsi, Johnny, une poignée de main, et bonne nuit !

— Je n’ai pas de poignée de main, reprit l’aubergiste, qui fourra les siennes dans ses poches, à donner à des gens qui s’en vont à Londres pour de pareilles bêtises. »

Les trois vieux compagnons en furent quittes pour lui prendre les coudes au lieu de lui serrer les mains. Après cette cérémonie, ils décrochèrent leurs chapeaux, prirent leurs cannes, leurs manteaux, lui souhaitèrent le bonsoir et partirent, en lui promettant de lui rapporter le lendemain des détails véridiques sur l’état réel de la ville ; et, s’ils la trouvaient tranquille, ils lui feraient de bon cœur amende honorable.

John Willet les regarda partir sur la route, aux rayons abondants et riches d’une belle soirée d’été. Il fit tomber les cendres de sa pipe, rit en lui-même de leur folie, à s’en tenir les côtes. Il en était encore tout essoufflé, car cela lui prit du temps, vu qu’il n’était pas plus prompt à rire qu’à penser ou à parler, lorsqu’enfin il s’assit, le dos à la muraille, allongea ses jambes sur le banc, se couvrit la figure de son tablier, et tomba dans un profond sommeil.

Peu importe le temps qu’il dormit ; toujours est-il que ce fut assez long : car, lorsqu’il s’éveilla, la riche clarté du soleil couchant s’était éteinte, les ombres et les ténèbres de la nuit se précipitaient à l’horizon, et on voyait déjà briller au-dessus de sa tête quelques étoiles éclatantes.

Tous les oiseaux étaient à leur perchoir, et les pâquerettes, sur le gazon, avaient fermé leur petit capuchon pour protéger leur sommeil ; le chèvrefeuille enlacé autour du porche exhalait ses parfums plus odorants que jamais, comme si, à cette heure silencieuse, il devenait moins timide, et qu’il aimât à prodiguer à la nuit ses douces senteurs ; le lierre remuait à peine son feuillage d’un vert profond. Comme tout cela était tranquille ! comme tout cela était beau !

Mais est-ce que je n’entends pas encore un autre bruit que le frôlement des feuilles dans les arbres et le gai frémissement des sauterelles ? Écoutez bien ! c’est quelque chose de bien faible et de bien éloigné ; cela ressemble assez à ce bruit de mer qu’on entend dans un coquillage. Mais le voici qui augmente…. Ah ! maintenant il décroît ! … il recommence…. il redouble…. il s’affaiblit encore…. il éclate avec violence.

En effet, c’était bien un bruit qu’on entendait sur la route, et qui variait avec les détours du chemin. Mais à présent il n’y avait plus à s’y méprendre ; c’étaient bien les voix, c’étaient bien les pas d’un grand nombre de personnes.

Peut-être pourtant que, même alors, John Willet aurait été à cent lieues de penser à l’émeute, sans les clameurs de sa cuisinière et de sa fille de service, qui se mirent à grimper l’escalier en poussant des cris, et à s’enfermer au verrou dans un vieux grenier, d’où elles firent entendre encore après des hurlements plaintifs, apparemment pour mieux assurer le secret de leur retraite. Ces deux demoiselles ont déposé plus tard que M. Willet, dans sa terreur, ne prononça qu’un mot, six fois de suite, et d’une voix de stentor qui le fit retentir jusqu’au haut de l’escalier où elles étaient. Mais, comme ce mot ne se composait que d’un monosyllabe[1], parfaitement inoffensif quand on l’emploie pour le quadrupède même qu’il désigne, mais très-répréhensible quand on l’applique à des femmes d’un caractère irréprochable, il y a des personnes qui ont été portées à croire que ces demoiselles étaient sous l’empire de quelque hallucination causée par l’excès de leur frayeur, et qu’elles avaient été dupes d’une erreur d’acoustique.

Quoi qu’il en soit, John Willet, chez lequel, à défaut de courage, il y avait un entêtement imbécile qui pouvait en avoir l’air, s’établit sous le porche, où il les attendit de pied ferme. Une fois, je crois, il lui passa par la tête une idée vague que cette porte, derrière lui, avait une serrure et des verrous. Il eut, par la même occasion, une autre idée confuse dans le cerveau, qu’il avait sous la main des volets pour fermer les fenêtres du rez-de-chaussée. Mais il n’en resta pas moins là comme une souche, à regarder de loin dans la direction d’où le bruit s’avançait rapidement, sans seulement se donner la peine de retirer les mains de ses goussets.

Il n’eut pas longtemps à attendre : une masse noirâtre, qui se mouvait dans un nuage de poussière, se fit bientôt apercevoir. L’émeute doublait le pas ; criant à tue-tête, comme des sauvages, ils se précipitèrent pêle-mêle, et, en quelques secondes, ils s’étaient passé l’aubergiste, comme une balle, de main en main, jusqu’au cœur de la troupe.

« Ohé ! cria une voix qu’il reconnut, en même temps que l’homme qui parlait fendait la presse pour se faire un passage jusqu’à lui. Où est-il ? Donnez-le-moi. Ne lui faites pas de mal. Eh bien ! mon vieux Jean, comment ça va ? ha ! ha ! ha ! »

M. Willet le regarda, vit bien que c’était Hugh, mais sans rien dire, et peut-être sans en penser davantage.

« Voilà des camarades qui ont soif ; il faut leur donner à boire, cria Hugh, en le poussant dans la maison. Allons, Jean-Jean, hardi à la besogne ! Donnez-nous de ce bon petit, de cet excellent petit…. extra-fin que vous gardez pour votre boîte ordinaire. »

Jonh articula faiblement ces mots : « Qui est-ce qui payera ?

— Dites donc, les autres, entendez-vous ? Il demande qui est-ce qui payera, » cria Hugh avec des éclats de rire qui rebondirent dans la foule. Puis, se tournant vers John, il ajouta : « Qui payera ? mais, personne ! »

John arrêta ses yeux sur cette masse de figures, les unes ricanantes, les autres menaçantes, les unes éclairées par des torches, les autres indistinctes, quelques-unes couvertes par l’ombre et les ténèbres, ou le regardant fixement, ou faisant l’inspection de sa maison, ou se regardant les unes les autres ; et, sans savoir comment, car il ne se rappelait seulement pas avoir bougé, il se trouva dans son comptoir, assis dans son fauteuil, assistant à la destruction de ses biens, comme à quelque représentation théâtrale d’une nature surprenante et stupéfiante, mais qui ne le regardait pas du tout, à ce qu’il pouvait croire.

Vraiment, oui ! voilà bien le comptoir ! ce comptoir vénéré où les plus hardis n’auraient pas osé entrer sans une invitation spéciale du maître, le sanctuaire, le mystère, le Saint des saints : eh bien ! le voilà, ce comptoir, qui regorge d’hommes, de gourdins, de bâtons, de torches, de pistolets, qui retentit d’un bruit assourdissant de jurons, de cris, de huées, de menaces : ce n’est plus un comptoir, c’est une ménagerie, une maison de fous, un temple infernal et diabolique. Les gens vont et viennent, entrent et sortent, par la porte ou par la fenêtre, cassent les carreaux, tournent les cannelles, boivent les liqueurs dans de pleins bols de porcelaine ; ils se mettent à califourchon sur les tonneaux ; ils fument les pipes personnelles et consacrées de John et de ses pratiques ; ils élaguent le bosquet respecté d’oranges et de citrons, hachent et taillent en plein fromage dans le fameux chester, brisent des tiroirs inviolables et les ouvrent tout grands, mettent dans leurs poches des choses qui ne leur appartiennent pas, se partagent son propre argent sous ses propres yeux, gaspillent, brisent, cassent, foulent aux pieds comme des insensés tout ce qu’ils trouvent ; il n’y a rien d’épargné, rien de sacré. On voit des hommes partout ; en haut, en bas, au premier, à la cuisine, dans les chambres à coucher, dans la cour, dans les écuries. Les portes sont ouvertes ; cela leur est égal, ils montent par la fenêtre. Qu’est-ce qui les empêche de descendre par l’escalier ? non, ils aiment mieux sauter par la croisée. Ils se jettent par-dessus les rampes, pour être plus tôt dans le corridor. À chaque instant ce ne sont que figures nouvelles, une vraie fantasmagorie de gars qui hurlent, de gens qui chantent, de gens qui se battent, de gens qui cassent les verres et les assiettes, de gens qui abreuvent le plancher de la liqueur qu’ils ne peuvent plus boire, de gens qui sonnent la cloche jusqu’à la démancher, de gens qui la frappent à coups de marteau jusqu’à ce qu’ils l’aient mise en morceaux : toujours, toujours, des gens qui grouillent comme des fourmilières ; toujours du bruit, de la fumée de tabac, des torches, de l’obscurité, des folies, des colères, des rires, des gémissements, le pillage, l’effroi, la ruine !

Presque tout le temps que John considéra cette scène épouvantable, Hugh se tint auprès de lui, et, quoiqu’il fût bien le plus tapageur, le plus farouche, le plus malfaisant coquin de tous ceux qui étaient là, il empêcha nombre de fois qu’on ne brisât les os de son maître. Et même, quand M. Tappertit, animé par les liqueurs, passa par là, et, pour bien assurer sa prérogative, donna poliment à John Willet des coups de pied dans les os des jambes, Hugh conseilla à son patron de les rendre, et, si le vieux John avait eu la présence d’esprit de comprendre ce qu’il lui disait à demi-mot et d’en profiter, point de doute qu’avec la protection de Hugh il ne s’en fût tiré sans danger.

Enfin la bande commença à se reformer hors de la maison, et à rappeler ceux qui restaient à lambiner au dedans, pour faire corps avec eux. Pendant que les murmures croissaient et se formulaient hautement, Hugh et quelques-uns de ceux qui étaient encore arrêtés au comptoir, et qui étaient évidemment les meneurs principaux, se consultèrent à part pour savoir ce qu’il fallait faire de John, afin de s’assurer de lui jusqu’à ce qu’ils eussent fini leur travail de Chigwell. Les uns proposaient de mettre le feu à la maison et de le laisser s’y consumer ; les autres, de lui faire prêter serment qu’il resterait là sur son fauteuil, sans bouger, pendant vingt-quatre heures ; d’autres enfin de lui mettre un bâillon et de l’emmener avec eux, sous bonne garde. Après avoir examiné et rejeté successivement toutes ces propositions, on finit par décider qu’il fallait le garrotter dans son fauteuil, et on appela Dennis pour le charger de l’exécution.

« Faites bien attention, père Jean ! lui dit Hugh en s’avançant vers lui : nous allons vous lier les pieds et les mains, mais sans vous faire d’autre mal. Vous entendez bien ? »

John Willet en regarda un autre, comme s’il ne savait pas qui est-ce qui parlait, et marmotta entre ses dents deux ou trois mots sur l’habitude qu’il avait de prendre quelque chose tous les dimanches à deux heures, ajoutant qu’il n’avait rien pris depuis.

« Est-ce que vous ne m’entendez pas ? je vous dis qu’on ne vous fera pas de mal, beugla Hugh en lui donnant un grand coup dans le dos pour mieux lui faire entrer son avis dans la tête. Il a eu si peur, qu’il ne sait plus où il en est, je crois. Donnez-lui donc une goutte. Eh ! les autres, passez-nous donc quelque chose. »

En effet, on lui passa un verre de liqueur, dont Hugh versa le contenu dans le gosier du vieux John. M. Willet fit légèrement claquer ses lèvres, fourra la main dans sa poche pour y chercher de l’argent, en demandant combien c’était : il ajouta, en promenant à la ronde des yeux hébétés, qu’il croyait qu’il y avait aussi à payer quelques verres cassés.

« Il a perdu la tête pour le moment, c’est sûr, dit Hugh, après l’avoir secoué rudement sans produire d’autre effet sur tout son système qu’un cliquetis de clefs dans sa poche. Où est-il donc, ce Dennis ? »

On appela encore Dennis, qui vint enfin avec un bon bout de corde autour des reins, comme un capucin. Il accourait en toute hâte, escorté d’une demi-douzaine de gardes du corps.

« Allons ! lestement ! cria Hugh en frappant la terre du pied ; dépêchons-nous. »

Dennis ne fit que cligner de l’œil et déroula sa corde ; puis, levant les yeux vers le plafond, regarda tout autour, sur les murs et sur la corniche, d’un œil curieux : après cette inspection, il branla la tête.

« Mais allez donc, vous ne bougez pas ! cria Hugh, frappant encore du pied avec plus d’impatience. Allez-vous nous faire attendre ici qu’on ait sonné l’alarme à dix milles à la ronde, et qu’on vienne nous déranger dans notre besogne ?

— C’est bon à dire, camarade, répondit Dennis en faisant un pas vers lui, mais à moins… (et ici il lui parla tout bas)… à moins de l’accrocher à la porte, je ne vois rien de propice pour ça dans toute la chambre.

— De propice pour quoi ?

— De propice pour quoi ! reprit Dennis ; vous savez bien ce qu’on veut faire du bonhomme.

— Quoi ! n’alliez-vous pas le pendre ? cria Hugh.

— Eh bien ! il ne faut donc pas ? répliqua le bourreau étonné. Alors, qu’est-ce qu’il faut faire ? »

Hugh ne répondit rien ; mais, arrachant la corde des mains de son camarade, il se mit en devoir de lier le père John lui-même. Seulement il s’y prit d’une manière si gauche et si maladroite, que M. Dennis le supplia, presque la larme à l’œil, de lui laisser faire son métier. Hugh y consentit, et le bourreau eut bientôt fait.

« Là ! dit-il, regardant tristement John Willet, qui ne montrait pas plus d’émotion dans ses liens que tout à l’heure, quand il était libre, voilà ce qui s’appelle de la bonne ouvrage, et proprement faite. On le dirait empaillé ! … mais dites donc, camarade, je voudrais vous dire un mot ; à présent que le voilà troussé comme une volaille, et tout préparé pour la chose, ne vaudrait-il pas mieux, pour tout le monde, le dépêcher sans plus tarder ? Ah ! que ça ferait bien dans le journal ! Le public en aurait bien plus de considération pour nous. »

Hugh, comprenant l’intention de son camarade, mieux encore par ses gestes que par sa manière de s’exprimer un peu technique, pour quelqu’un qui n’en avait pas l’habitude, rejeta derechef cette proposition, et prononça le commandement : « En avant ! » qui fut répété au dehors par cent voix en chœur.

« À la Garenne ! cria Dennis, en courant, suivi de tous ceux qui étaient encore dans la maison. À la maison du témoin, camarades ! »

Un cri de rage répondit à cet appel, et la foule tout entière courut, animée par l’amour de la destruction et du pillage. Hugh resta quelques moments encore en arrière pour prendre quelque nouveau stimulant et pour ouvrir toutes les cannelles, qui pouvaient avoir été épargnées ; puis, jetant un dernier coup d’œil sur cette chambre pillée et dévastée, où les émeutiers avaient jeté le Mai lui-même par la fenêtre, car ils l’avaient scié en morceaux, il alluma sa torche, donna une tape sur le dos de John Willet muet et immobile, il balança son luminaire sur sa tête, poussa un cri furieux, et se dépêcha de courir après ses compagnons.

  1. Sans doute bitch, chienne.