Barnabé Rudge/55

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Hachette (p. 114-124).
CHAPITRE XIII.

John Willet, laissé seul dans son comptoir démantibulé, continua de rester assis, tout abasourdi ; ses yeux tout grands ouverts montraient bien qu’il était éveillé, mais toutes ses facultés de raison et de réflexion étaient abîmées dans un sommeil absolu. Il promenait les yeux autour de cette chambre qui avait été depuis longues années, et qui était encore, pas plus tard qu’il y a une heure, l’orgueil de son cœur, mais sans qu’un muscle de sa figure en fût seulement ému. La nuit, au dehors, semblait noire et froide, à travers les trouées qui avaient été naguère des fenêtres. Les liquides précieux, à présent à sec ou peu s’en faut, tombaient goutte à goutte sur le plancher. Le maypole brisé avait l’air de regarder par la croisée rompue, comme le beaupré d’un vaisseau naufragé, et rien n’empêchait de comparer le parquet au fond de la mer, tant il était, comme elle, semé de débris précieux. Les courants d’air, qui n’avaient plus d’obstacles, faisaient claquer et crier sur leurs gonds les vieilles portes. Les chandelles vacillaient et coulaient, garnies de je ne sais combien de champignons. Les beaux et brillants rideaux d’écarlate flottaient et clapotaient au vent. Les bons petis barils hollandais de curaçao ou d’anisette, tournés sens dessus dessous et vides, étaient jetés honteusement dans un coin : ce n’était plus que l’ombre de ces jolis quartauts, qui avaient perdu toute leur jovialité, sans espérance de la retrouver jamais. John voyait cette désolation, ou plutôt il ne la voyait pas. Il ne demandait pas mieux que de rester là, assis les yeux tout grands ouverts, n’éprouvant pas plus d’indignation ou de malaise, revêtu de ses liens, que si c’eussent été des décorations honorifiques. Personnellement, il ne voyait aucun changement : le temps allait son petit bonhomme de chemin, comme d’habitude, et le monde était toujours tranquille comme à l’ordinaire.

N’était qu’on entendait les barils se vider goutte à goutte, les débris des fenêtres cassées crier sous le souffle du vent, et le craquement monotone des portes ouvertes, tout était profondément calme : ces petits bruits, semblables au tictac de la montre du temps pendant la nuit, ne faisaient que rendre le silence plus saisissant et plus effrayant. Mais le bruit ou le calme, pour John, c’était tout un : un train de grosse artillerie aurait pu venir exécuter des sarabandes sous sa fenêtre, qu’il n’en aurait été que ça. Il était désormais à l’abri de toute surprise ; un revenant même ne lui aurait rien fait.

Justement il entendit un pas, un pas précipité, et cependant discret, qui s’approchait de la maison. Ce pas s’arrêta, avança encore, sembla faire le tour des bâtiments, et finit par venir sous la fenêtre, par laquelle une tête plongea dans la salle.

Les chandelles agitées mettaient ce visage singulièrement en relief sur le fond noir et sombre de la nuit au dehors. Il était pâle, flétri, usé ; les yeux, à raison de sa maigreur, paraissaient naturellement grands et brillants ; les cheveux étaient grisonnants. Il lança un regard pénétrant dans la chambre, en même temps qu’on entendit une voix creuse demander :

« Est-ce que vous êtes seul dans cette maison ? »

John ne fit aucun signe, quoique cette question fût répétée deux fois et qu’il l’eût bien entendue. Après un moment de silence, l’homme entra par la fenêtre. John ne parut pas plus surpris de cela que du reste. Il en avait tant vu monter ou descendre par les croisées en une heure de temps, qu’il ne se rappelait plus seulement qu’il y eût une porte, et qu’il croyait avoir toujours vécu au milieu de ces exercices gymnastiques depuis son enfance.

L’homme portait un grand habit noir passé, et un chapeau rabattu. Il marcha droit à John et le regarda en face. John lui rendit incontinent la monnaie de sa pièce.

« Est-ce qu’il y a longtemps que vous êtes assis là comme ça ? » dit l’homme.

John réfléchit, mais sans pouvoir trouver rien à dire.

« De quel côté sont-ils partis ?

À cette question, expliquez-moi comment il se fit, car je n’y comprends rien, que la forme particulière des bottes de l’étranger trotta dans la tête de M. Willet, qui finit par secouer ces distractions importunes et retomba dans son premier état.

— Ah çà ! vous feriez aussi bien de me répondre, dit l’autre ; ce serait le moyen de conserver au moins votre peau, puisqu’il ne vous reste plus que ça. De quel côté sont-ils partis ?

— Par là, » dit John, retrouvant tout de suite la voix et faisant de bonne foi un signe de tête tout juste dans la direction contraire à l’exacte vérité.

Il faut dire que ses pieds et ses mains étaient liés si étroitement, qu’il ne lui restait plus que le visage pour montrer à l’étranger son chemin.

« Vous mentez, dit celui-ci avec un geste de colère et de menace. Je suis venu par là et je n’ai rien vu. Vous voulez me tromper. »

Cependant il était si visible que l’apathie imperturbable de John n’était pas un jeu ; qu’elle était au contraire le résultat de la scène qui venait de se passer sous son toit, que l’étranger retint sa main au moment de le frapper, et se retourna.

John le regarda faire sans seulement sourciller. L’autre alors se saisit d’un verre, le tint sous un des petits barils pour recueillir quelques gouttes, qu’il avala avec une grande avidité. Puis, trouvant que cela n’allait pas assez vite, il jeta le verre par terre avec impatience, prit le baril même à deux mains, et s’en versa directement le contenu dans le gosier. Il y avait çà et là quelques croûtes de pain oubliées ; il tomba dessus aussitôt, les mangeant avec voracité, et ne s’arrêtant que pour écouter de temps en temps quelque bruit imaginaire au dehors. Après s’être restauré en courant, il souleva un autre baril pour l’appliquer à ses lèvres, rabattit son chapeau sur son front, comme s’il se disposait à quitter la maison, et revint à John.

« Où sont vos domestiques ? »

M. Willet eut un souvenir confus d’avoir entendu les émeutiers leur crier de jeter par la fenêtre la clef de la chambre où elles s’étaient retirées. Il répliqua donc par ces mots :

« Elles sont sous clef.

— Elles feront bien de se tenir tranquilles et vous aussi, repartit l’autre. À présent, dites-moi de quel côté ils sont partis. »

Cette fois-ci, M. Willet ne se trompa pas : l’étranger se précipitait du côté de la porte pour sortir, quand tout à coup le vent leur apporta le tintement éclatant et rapide d’une cloche d’alarme, puis on vit dans l’air une vive et subite clarté qui illumina non-seulement toute la chambre, mais toute la campagne.

Ce ne fut pas le passage soudain des ténèbres à cette clarté terrible ; ce ne fut pas le son des cris lointains et des hourras victorieux ; ce ne fut pas cette invasion effrayante du tumulte dans la paix et la sérénité de la nuit, qui fit reculer d’effroi l’étranger, comme s’il venait d’être frappé d’un coup de tonnerre ; non, ce fut la cloche. La forme la plus hideuse du plus épouvantable revenant que l’imagination humaine ait jamais pu se figurer, aurait surgi devant lui, qu’il n’aurait pas fui devant elle, d’un pas chancelant, avec autant d’horreur qu’il en montra au premier son de cette voix de fer retentissante. Les yeux lui sortaient de la tête, il tremblait de tous ses membres, sa figure était horrible à voir, avec sa main droite levée en l’air, la gauche pressant en bas quelque objet imaginaire qu’il frappait à coups redoublés, comme le meurtrier qui plonge un poignard au cœur de sa victime ; puis il se tira les cheveux, il se boucha les oreilles, il courut à droite, à gauche, comme un fou ; puis enfin il poussa un cri effroyable et se rua dehors : et toujours, toujours la cloche tintait à sa poursuite, plus fort, plus fort, plus vite, plus vite. L’embrasement devenait plus brillant, le tumulte des voix plus profond ; l’air était ébranlé par la chute de corps pesants qui craquaient en tombant. Des ruisseaux d’étincelles enflammées jaillissaient jusqu’au ciel ; mais il y avait quelque chose de plus sonore que la chute des murs ruinés, de plus rapide pour monter jusqu’au ciel que les étincelles de l’incendie, de plus furieux, de plus sauvage mille fois que le bruit confus des voix, quelque chose qui proclamait d’horribles secrets longtemps ensevelis dans le silence, quelque chose qui parlait la langue des morts : la cloche ! … la cloche ! »

Une meute de spectres n’aurait jamais devancé à la course cette poursuite rapide, cette chasse enragée ; une légion de revenants à ses trousses ne lui aurait pas inspiré tant de crainte. Cela aurait eu au moins un commencement et une fin, tandis qu’ici c’était répandu par tout l’espace. Il n’y avait qu’une voix acharnée à sa poursuite, mais elle était partout : elle éclatait sur la terre, elle éclatait dans l’air ; elle courbait en passant la pointe des herbes, elle hurlait à travers les arbres frémissants. Les échos la doublaient et la répétaient, les hiboux la saisissaient au passage dans le vent pour y répondre ; le rossignol, de désespoir, en perdait la voix et allait cacher son effroi au plus épais des bois. Elle avait l’air de presser et de stimuler la colère de la flamme en délire ; tout était abreuvé d’une teinte écarlate ; le feu brillait partout. La nature semblait noyée dans le sang ; et toujours le cri impitoyable de cette voix effrayante : la cloche ! … la cloche !

Elle cesse, mais pour les autres, non pas pour lui, qui en emporte le glas dans son cœur. Jamais tocsin sorti de la main des hommes n’a eu une voix pour vous vibrer ainsi dans l’âme, et vous répéter, à chaque son, qu’elle ne cessera pas d’appeler le ciel à son aide. Car cette cloche-là sait bien se faire comprendre ; il n’y a pas moyen de ne pas savoir ce qu’elle dit : Assassin ! assassin ! à chaque note ; cruel, barbare, sauvage assassin ! Assassin d’un brave homme qui, dans sa confiance, avait mis sa main dans la main de son bourreau. Rien que de l’entendre, les fantômes sortaient de leurs tombes. Tenez ! en voilà un, dont la figure animée d’un sourire amical se change tout à coup en une expression d’incrédulité et d’horreur ; puis le moment d’après vous y voyez la torture de la douleur ; il jette au ciel un regard suppliant et tombe roide sur le sol, les yeux retournés dans leur orbite, comme la biche aux abois qu’il avait quelquefois vue mourir, quand il était petit enfant, qu’il tressaillait et frissonnait…. (quel triste souvenir en ce moment !) se cramponnant au tablier de sa mère, curieux et effrayé à cette vue. L’autre, l’étranger, tombe aussi la face sur la terre, qu’il gratte de ses mains comme pour s’y creuser un refuge, pour y cacher, au moins pour y couvrir son visage et ses oreilles. Mais non, non, non. Une triple enceinte de murs, un triple toit d’airain, ne le défendraient pas contre cette voix. L’univers, le vaste univers, n’a point de refuge à lui donner contre elle.

Pendant qu’il se précipitait de tous côtés, sans savoir par où aller ; pendant qu’il restait rampant sur la terre, sans pouvoir s’y cacher, la besogne marchait lestement là-bas. En quittant le Maypole, les émeutiers s’étaient formés en un corps compacte, et s’étaient avancés d’un pas rapide vers la Garenne. Devancés néanmoins par le bruit de leur approche, ils trouvèrent les portes du jardin bien fermées, les fenêtres barricadées, la maison ensevelie dans une obscurité profonde. Après avoir inutilement tiré les sonnettes et frappé à la grille, ils se retirèrent à quelques pas de là, pour se concerter et prendre conseil sur ce qu’il y avait à faire.

La conférence ne fut pas longue ; ils ne soupiraient tous qu’après un même but, sous la double influence d’une ivresse furieuse et de leurs premiers succès, qui ne les enivraient pas moins. L’ordre étant donné de bloquer le château, les uns grimpèrent sur la porte, ou descendirent dans le fossé pour en escalader le revers ; d’autres franchirent le mur de clôture, d’autres renversèrent les barreaux de défense, dont ils se firent à chaque brèche nouvelle des armes meurtrières. Quand le château fut complétement cerné, on envoya un petit nombre d’hommes enfoncer dans le jardin un atelier d’outils, et en attendant leur retour les autres se contentèrent de frapper avec violence aux portes, en appelant les gens qui pouvaient être dans la maison, et les sommant de venir leur ouvrir s’ils voulaient avoir la vie sauve.

Voyant qu’ils ne recevaient aucune réponse à ces sommations, et que le détachement envoyé à la découverte des outils revenait avec un supplément utile de pioches, de bêches, de hoyaux, ils leur ouvrirent un passage, ainsi qu’à ceux qui étaient déjà armés, ou pourvus d’avance de haches, de barres de fer, de pinces ; quand ils eurent percé à travers la foule, ils formèrent le premier rang des assaillants, tout prêts à faire le siége en règle des portes et des fenêtres. Il n’y avait pour le moment parmi eux pas plus d’une douzaine de torches allumées ; mais après tous ces préparatifs on distribua des flambeaux qui passèrent de main en main avec tant de rapidité, qu’en moins d’une minute les deux tiers au moins de toute cette masse tumultueuse portaient des brandons incendiaires. Ils leur firent faire la roue au-dessus de leurs têtes, en poussant de grands cris, et se mirent à travailler les fenêtres et les portes.

Au beau milieu du tapage, pendant qu’on entendait le bruit sourd des coups de pioche, le fracas des vitres cassées, les cris et les jurons de la populace, Hugh et ses amis profitèrent du désordre et du tumulte pour se rendre ensemble à la porte de la tourelle, où M. Haredale l’avait reçu la dernière fois avec John Willet, et c’est contre cette porte qu’ils concentrèrent tous leurs efforts. Une bonne porte, ma foi ! en vieux chêne, bien fort, soutenue derrière par de fameuses gâches et une traverse solide ! Mais, malgré tout, elle ne résista pas longtemps ; on l’entendit craquer et tomber sur l’escalier de derrière, où elle leur servit de plate-forme pour leur faciliter l’accès de la chambre haute. Presque au même moment, la maison était forcée sur une douzaine de points, et la foule s’écoulait par chaque brèche, comme l’eau déborde à travers une digue rompue.

Il y avait deux ou trois domestiques postés dans le vestibule avec des fusils, dont ils tirèrent un coup ou deux sur les assaillants, quand ils eurent forcé le passage ; mais il n’y eut personne d’atteint, et, voyant leurs ennemis se précipiter comme une légion de diables, ils ne songèrent plus qu’à leur propre sûreté et opérèrent leur retraite, en imitant les cris des assiégeants, dans l’espérance de se confondre avec eux, au milieu du vacarme. Et, en effet, ce stratagème leur réussit ; il n’y eut qu’un pauvre vieillard dont on n’entendit plus jamais reparler ; on lui avait fait, dit-on, sauter la cervelle d’un coup de barre de fer ; un de ses camarades le vit tomber, et son cadavre fut ensuite la proie des flammes.

Une fois maîtres du château, les assiégeants se répandirent à l’intérieur, depuis la cave jusqu’au grenier, et commencèrent leur œuvre de destruction violente. Pendant que quelques groupes allumaient des feux de joie sous les fenêtres, d’autres cassaient les meubles et en jetaient les fragments par la croisée pour alimenter la flamme. Là où l’ouverture dans le mur (car ce n’étaient plus des fenêtres) était assez grande, ils lançaient dans le feu les tables, les commodes, les lits, les miroirs, les tableaux, et, chaque fois qu’ils empilaient quelques pièces nouvelles sur le bûcher, c’étaient de nouveaux cris, de nouveaux hurlements, un tintamarre infernal qui ajoutait encore à l’horreur de l’incendie. Ceux qui portaient des haches et qui avaient passé leur colère sur le mobilier, s’en prenaient après aux portes, aux impostes, qu’ils mettaient en pièces ; ils brisaient les parquets, coupaient les poutres et les solives, sans s’inquiéter s’ils n’allaient pas ensevelir sous des monceaux de ruines les traînards qui n’avaient pas quitté assez tôt l’étage supérieur. Il y en avait qui fouillaient dans les tiroirs, les caisses, les boîtes, les pupitres, les armoires, pour y chercher des bijoux, de l’argenterie, des pièces de monnaie ; d’autres, plus avides de destruction que de gain, les jetaient dans la cour sans seulement y regarder, en invitant ceux d’en bas à les mettre en tas dans le brasier. D’autres, qui étaient descendus à la cave pour y défoncer les tonneaux, couraient çà et là comme des enragés, mettant le feu à tout ce qu’ils voyaient, souvent même aux vêtements de leurs camarades ; enfin brûlant si bien les bâtiments par tous les bouts, qu’on en voyait plusieurs qui n’avaient pas eu le temps de se sauver, suspendus avec leurs mains défaillantes, et le visage noirci par la fumée, aux allèges des croisées où ils s’étaient traînés, en attendant qu’ils fussent attirés et dévorés dans la fournaise. Plus le feu sévissait et pétillait, plus les gens devenaient farouches et cruels, comme des diables qui se sentent dans leur élément au milieu du feu ; ils avaient déjà dépouillé leur nature terrestre pour prendre un avant-goût des plaisirs de l’enfer.

Le bûcher en combustion qui montrait les chambres et les couloirs rouges comme le feu, à travers les trous pratiqués dans les murs écroulés ; les flammes égarées qui léchaient de leurs langues fourchues les murs de brique et de pierre au dehors, pour trouver un passage et porter leur tribut à la masse ardente qui brûlait en dedans ; le reflet de l’incendie sur le visage des brigands occupés à l’attiser ; le mugissement de la braise furieuse, si haute et si brillante qu’elle semblait, dans sa rapacité, avoir dévoré jusqu’à la fumée même ; les flammèches vivantes que le vent détachait du brasier pour les emporter sur ses ailes, comme une neige de feu ; le bruit sourd des poutres brisées, qui tombaient comme des plumes sur le monceau de cendres, et se réduisaient presque au même instant en un foyer d’étincelles et de poussière enflammée ; la teinte blafarde qui couvrait le ciel, faisant mieux ressortir tout autour, par le contraste, les ténèbres profondes ; la vue de tous les recoins dont leur usage domestique faisait naguère un lieu sacré, livrés maintenant sans pudeur aux regards d’une populace effrontée ; la destruction par des mains rudes et grossières des mille petits objets de la prédilection des maîtres, qui les associaient dans leurs cœurs avec de tendres et précieux souvenirs ; et cela, non pas au milieu de visages sympathiques et de consolations murmurées par l’amitié, mais au bruit des acclamations les plus brutales, et de cris étourdissants qui faisaient sauver à la hâte jusqu’aux rats, habitués par une longue possession à ce domicile antique, et devenus, pour ainsi dire, les commensaux de la maison : toutes ces circonstances se combinaient pour présenter aux yeux une scène que les spectateurs qui n’y prenaient point part ne devaient jamais oublier, dussent-ils vivre cent ans.

Quels étaient ces spectateurs ? La cloche d’alarme, remuée par des mains puissantes, avait longtemps retenti, mais pas une âme qu’on pût voir. Quelques rebelles prétendaient bien que, lorsqu’elle avait cessé d’appeler à l’aide, on avait entendu des cris de femmes éplorées, et qu’on avait vu flotter leurs vêtements dans l’air, pendant qu’elles étaient emportées, malgré leur résistance, par une troupe de ravisseurs. Mais, dans un pareil désordre, personne ne pouvait dire si c’était vrai ou si c’était faux. Cependant où donc était Hugh ? Personne ne l’avait plus vu depuis qu’on avait enfoncé les portes. Toute la bande criait après lui ; où est donc Hugh ?

« Présent, répondit-il d’une voix enrouée, en sortant de l’obscurité, tout haletant, tout noirci par la fumée. Nous avons fait tout ce que nous pouvions faire. Voilà le feu qui va s’éteindre de lui-même, et, s’il reste encore quelque pan de murailles, ce n’est plus qu’un amas de ruines. Dispersons-nous, mes gars, pendant qu’il y fait bon ; rentrez par différents chemins, et nous nous retrouverons comme d’habitude. »

Là-dessus, il disparut de nouveau…. (c’était bien étrange, lui qui toujours arrivait le premier et ne s’en allait que le dernier)… et les laissa retourner chacun chez eux comme ils voulaient.

Ce n’était pas une tâche facile que d’organiser la retraite d’une pareille multitude. Quand on aurait ouvert toutes grandes les portes de Bedlam[1], il n’en serait pas sorti autant de fous qu’en avait fait sortir cette nuit de délire. On voyait des hommes danser et trépigner sur les parterres de fleurs, comme s’ils croyaient écraser des victimes humaines sous leurs pieds ; ils arrachaient leurs tiges avec fureur, comme des sauvages qui tordent le cou de leurs ennemis. On en voyait d’autres jeter en l’air leurs torches enflammées, et les recevoir sans bouger sur leurs têtes et sur leurs visages tout enflés et tout couturés de brûlures hideuses. On en voyait qui se précipitaient jusqu’au brasier et en écartaient la vapeur avec le mouvement de leurs mains, comme s’ils nageaient en pleine eau ; d’autres même qu’on avait beaucoup de peine à empêcher de s’y plonger pour satisfaire leur soif de feu. Sur le crâne d’un garçon, de vingt ans à peine, étendu ivre-mort sur le gazon avec le goulot d’une bouteille dans la bouche, coulait du toit une pluie de plomb liquide brûlé à blanc, qui faisait fondre sa tête comme une cire. Quand on réunit tous les gens épars, on retira des caves, pour les emporter à bras, des misérables, vivants encore, mais marqués comme d’un fer chaud sur tout le corps, et, le long de la route, leurs porteurs cherchaient à les ragaillardir par des plaisanteries de corps de garde, en attendant qu’ils les déposassent morts à la porte de quelque hôpital. Mais tous ces tableaux effroyables n’inspiraient à personne, dans cette troupe hurlante, ni pitié ni dégoût ; il n’y en avait pas un dont la rage aveugle, féroce, animale, fût seulement assouvie.

Le rassemblement se dispersa à la fin lentement, et par petits pelotons, avec des hourras enroués, et au bruit de leurs cris ordinaires. Quelques traînards, les yeux éraillés et injectés de sang, suivaient l’avant-garde d’un pas aviné. Les appels lointains par lesquels ils se répondaient, le sifflement convenu pour rallier ceux qui manquaient, devinrent de plus en plus rares et faibles, tant qu’enfin ces bruits même expirèrent, faisant place au silence des nuits.

Quel silence ! L’éclat éblouissant des flammes n’était plus à présent qu’une lueur d’accès, un éclair intermittent. Les charmantes étoiles du ciel, jusqu’alors invisibles, éclairaient à leur tour le monceau de cendres, bientôt obscur. Une fumée retardataire était encore suspendue le long des ruines, comme pour les cacher aux yeux : le vent semblait la respecter. Des murailles nues, des toits ouverts, des chambres où des êtres bien chers, aujourd’hui défunts, avaient bien des fois relevé le matin leur tête sur leurs chevets pour renaître à une vie nouvelle avec une nouvelle énergie ; où tant d’autres, également bien aimés, avaient passé des jours de joie ou de tristesse ; où se trouvaient mêlés ensemble tant de souvenirs et de regrets, de soucis et d’espérances…. tout cela…. parti. Il ne reste plus qu’un vide triste et navrant ; un monceau à demi étouffé de poussière et de cendres ; le silence et la solitude du néant.

  1. Maison de fous.