Barnabé Rudge/81
Un mois après, on était presque à la fin d’août, et M. Haredale se trouvait seul dans le bureau de la malle-poste, à Bristol. Quoiqu’il ne se fût écoulé que quelques semaines depuis sa conversation avec Édouard Chester et sa mère dans la maison du serrurier, et qu’il n’eût rien changé dans l’intervalle à sa mise ordinaire, son extérieur n’était plus du tout le même. Il avait l’air beaucoup plus vieux et plus cassé. L’agitation et l’inquiétude n’épargnent pas à l’homme les rides et les cheveux blancs ; mais le renoncement secret à nos anciennes habitudes, et la rupture des liens qui nous sont chers et familiers, laissent des traces encore plus profondes. Nos affections ne sont pas aussi faciles à blesser que nos passions ; mais le coup descend plus avant, et la plaie demande plus longtemps pour se cicatriser. Il n’était plus maintenant qu’un homme tout à fait solitaire, et le cœur qu’il portait avec lui n’était aussi qu’isolement et tristesse.
Il semble que la réclusion et l’exil auxquels il s’était condamné tant d’années eussent dû lui faire paraître sa solitude actuelle moins pénible ; mais il sentait maintenant que c’était une mauvaise préparation : car elle n’avait fait qu’aiguiser sa sensibilité ; peut-être un petit tour dans les plaisirs du monde aurait-il mieux valu. Il avait si bien compté sur sa nièce pour lui tenir compagnie ; il l’avait tant aimée ; elle était devenue une part si précieuse et si importante de son existence ; ils avaient eu en commun tant de soucis et de pensées que personne d’ailleurs n’avait partagés avec eux, que la perdre, à présent, c’était recommencer la vie. Ou trouverait-il, pour cet essai nouveau, l’espérance et l’élasticité de la jeunesse pour triompher des doutes, de la défiance, des découragements de l’âge ?
L’effort qu’il avait fait de montrer, en se séparant d’elle, un faux-semblant de gaieté et d’espérance…. et c’était la veille seulement qu’ils s’étaient fait leurs adieux…. l’avait encore accablé davantage. C’est sous l’empire de ces sentiments qu’il allait revoir Londres pour la dernière fois : il voulait jeter encore les yeux sur les murs de leur vieux logis avant de lui tourner le dos pour toujours.
C’était un voyage qui ne ressemblait guère alors à ce que nous voyons aujourd’hui. Pourtant Haredale en vit la fin, les plus longs voyages en ont une, et il se retrouva sur ses pieds dans les rues de la métropole. Il prit une chambre à l’auberge où arrêtait la malle, et résolut, avant d’aller se coucher, de ne faire savoir à personne son arrivée, de ne plus passer après qu’une nuit à Londres, et de s’épargner la tristesse d’un adieu même avec l’honnête serrurier.
Les dispositions d’esprit auxquelles il était en proie en se couchant ne prêtent que trop aux écarts de l’imagination, aux visions désordonnées. Il le sentait à l’horreur même qu’il éprouva en se réveillant en sursaut de son premier sommeil, et il courut à la fenêtre pour dissiper son trouble par la présence de quelque objet hors de sa chambre, qui n’eût pas été, pour ainsi dire, témoin de son rêve. Cependant ce n’était pas une terreur née de son sommeil cette nuit-là même ; elle s’était déjà bien des fois présentée à ses sens, sous mille formes. Elle l’avait hanté souvent au temps jadis ; elle était venue le chercher sur son oreiller, toujours et toujours. Si ce n’avait été qu’un objet hideux, un spectre fantastique qui le poursuivît dans son sommeil, le retour de ce cauchemar sous son ancienne forme n’aurait éveillé chez lui qu’une sensation de crainte momentanée, qui aurait passé sitôt qu’il aurait ouvert les yeux. Mais cette vision était impitoyable ; elle ne voulait pas le quitter, elle résistait à tout. Quand il refermait les paupières, il la sentait voltiger près de lui. À mesure qu’il s’enfonçait tout doucement dans le sommeil, il savait qu’elle prenait de la force et de la consistance, et qu’elle revenait graduellement à sa forme récente ; quand il sautait à bas de son lit, le même fantôme, en s’évanouissant de son cerveau enflammé, le laissait plein d’une crainte contre laquelle le raisonnement et la réflexion dans l’état de veille étaient impuissants.
Le soleil avait déjà paru, avant que M. Haredale eût pu secouer ces impressions. Il se leva tard, mais fatigué, et resta renfermé tout le jour. Il avait envie d’aller ce soir-là rendre sa dernière visite à son vieux manoir, parce que c’était le temps où il avait l’habitude d’y faire une petite tournée, et qu’il était bien aise de le revoir sous l’aspect qui lui était le plus familier. À l’heure qui lui permettait d’y arriver avant le coucher du soleil, il quitta donc l’auberge et se trouva au détour de la grande rue.
Il n’avait encore fait que quelques pas, et marchait tout pensif au travers de la foule bruyante, quand il sentit une main sur son épaule, et reconnut, en se retournant, un des garçons de l’auberge, qui lui dit : « Pardon, monsieur, mais vous avez oublié votre épée.
— Pourquoi me la rapportez-vous ? demanda-t-il en étendant la main, sans reprendre encore son arme au domestique, mais en le regardant d’un air troublé et agité.
— Je suis bien fâché, dit l’homme, d’avoir désobligé monsieur, je vais la remporter. Monsieur avait dit qu’il allait faire un petit tour à la campagne, et qu’il ne reviendrait pas de bonne heure ; or, comme les routes ne sont pas trop sûres pour un voyageur seul attardé après la brune, et que, depuis les troubles, ces messieurs prennent encore plus qu’auparavant la précaution de ne pas se hasarder sans armes dans des endroits écartés, nous avons pensé, monsieur, qu’étranger à ce pays, vous aviez cru peut-être nos routes plus sûres qu’elles ne sont ; mais après cela, peut-être qu’au contraire vous les connaissiez bien et que vous avez sur vous des armes à feu…. »
Il prit l’épée, et l’attachant à son côté, il remercia le domestique et continua son chemin.
On se rappela longtemps après qu’il fit tout cela d’une manière étrange et d’une main si tremblante que le garçon resta à le regarder pendant qu’il poursuivait sa route, incertain s’il ne devait pas le suivre pour le surveiller. On se rappela longtemps après qu’on l’avait entendu arpenter à grands pas sa chambre au fort de la nuit ; que les domestiques s’étaient entretenus le lendemain matin de sa pâleur et de sa mine fiévreuse ; qu’enfin, lorsque le garçon qui lui avait porté son épée était revenu à l’auberge, il avait dit à un de ses camarades qu’il avait encore comme un poids sur l’estomac de tout ce qu’il avait observé dans ce court intervalle, et qu’il avait peur que le gentleman n’eût l’intention de se détruire et qu’on ne le vît jamais revenir en vie.
M. Haredale, à peu près sûr que son trouble avait attiré l’attention du domestique, en se rappelant l’expression de ses traits quand ils s’étaient quittés, hâta le pas, gagna une place de fiacres, et monta dans le meilleur, après avoir fait prix avec le cocher pour le conduire sur la route jusqu’au sentier qui conduisait chez lui à travers champs, et pour attendre son retour auprès d’une maison de plaisance qui se trouvait à une portée de fusil loin de là. Il ne tarda pas à arriver à sa destination, et descendit pour faire le reste du chemin à pied.
Il passa si près du Maypole qu’il pouvait en voir la fumée monter au-dessus des arbres, pendant qu’une bande de pigeons sans doute de ses vieux habitants avant l’incendie…. déployant gaiement leurs ailes pour retourner au colombier, lui cachait la vue du ciel. « La vieille maison va rajeunir, dit-il en regardant de ce côté, et il y aura là un gai foyer sous son toit couvert de lierre. C’est toujours une consolation de penser que tout n’est pas ruines dans le voisinage. Je serai bien aise d’avoir au moins un tableau moins morne et moins sombre où reposer mon esprit. »
Il reprit sa marche, en dirigeant ses pas du côté de la Garenne. Quelle belle soirée, claire, calme, silencieuse ! pas un souffle de vent pour agiter les feuilles, rien que les sonnettes monotones des agneaux qui tintaient dans la campagne, et, par intervalles, le beuglement lointain du bétail ou l’aboiement des chiens du village. Le ciel était rayonnant de la gloire adoucie d’un soleil couchant ; sur la terre, comme dans l’air, régnait un profond repos. Telle était l’heure à laquelle il arriva à ce manoir abandonné qui avait été si longtemps sa demeure, et il se mit à regarder pour la dernière fois ses murs noircis par la flamme.
Les cendres du feu le plus ordinaire donnent toujours à l’âme une émotion mélancolique, car elles portent en elles un souvenir de quelque chose qui a été vivant et animé, et qui n’est plus maintenant qu’une inerte, froide et odieuse poussière, une image de mort et de destruction, qui attire malgré nous notre sympathie. Mais combien sont plus tristes encore les restes épars d’une maison qui fut la nôtre, consumée par l’incendie, le renversement du grand autel domestique, où les plus mauvais d’entre nous célèbrent quelquefois le culte secret du cœur, et où les meilleurs ont offert de si nobles sacrifices et accompli de tels actes d’héroïsme que, s’ils étaient enregistrés dans l’histoire, ils forceraient les temples les plus orgueilleux de l’antiquité, avec leurs fanfaronnes annales, à rougir devant eux !
Il s’arracha à ses méditations profondes pour se promener à pas lents autour de la maison. Il commençait à faire noir.
Il avait déjà presque achevé le tour des bâtiments, quand il poussa une exclamation à demi étouffée, tressaillit et se tint coi. Appuyé dans une attitude tranquille, le dos contre un arbre, et contemplant les ruines avec une expression de plaisir…. de plaisir si vif que, malgré son indolence habituelle, la surveillance qu’il savait si bien exercer sur ses traits, sa joie éclatait sur son visage, libre de toute contrainte et de toute réserve…. oui, devant Haredale, sur sa propre terre, et triomphant encore comme il avait triomphé de toutes les infortunes, de toutes les contrariétés de son ennemi, se tenait l’homme au monde dont l’autre pouvait le moins supporter la présence, n’importe où, mais surtout là.
Quoique son sang se révoltât contre cet homme, quoique sa rage bouillonnât si violemment dans son âme, qu’il l’aurait volontiers frappé roide mort, il eut assez de puissance sur lui-même pour se retenir et passa sans dire un mot, sans jeter un coup d’œil de son côté. Oui, et il allait continuer : il ne se serait même pas retourné, car il voulait résister au diable qui troublait sa cervelle par d’affreuses tentations (et ce n’était pas un effort facile), si cet imprudent ne l’avait pas lui-même engagé à s’arrêter ; et cela avec une voix de compassion affectée qui le rendit presque fou, et lui fit perdre en un instant toute la patience qu’il avait voulu garder, malgré son angoisse…. la plus poignante, la plus irrésistible de toutes les angoisses.
Aussitôt, réflexion, raison, pitié, clémence, tout ce qui peut aider à contenir la rage et le courroux d’un homme stimulé par la vengeance, tout cela s’envola au moment même où il se retourna. Et pourtant il lui dit lentement et avec le plus grand calme…. beaucoup plus de calme qu’il n’en avait jamais mis à lui parler :
« Pourquoi m’avez-vous adressé la parole ?
— Pour vous faire remarquer, dit sir John Chester avec son flegme habituel, le drôle de hasard qui nous fait rencontrer ici.
— Oui, c’est un hasard étrange.
— Étrange ! c’est la chose la plus remarquable et la plus singulière du monde. Je ne monte jamais à cheval le soir. Voilà des années que cela ne m’est arrivé. C’est une fantaisie qui m’a passé, je ne puis m’expliquer comment, par la tête, au beau milieu de la nuit dernière…. Comme ceci est pittoresque ! …. »
Il lui montrait en même temps la maison démantelée, et ajustait son lorgnon pour mieux voir.
« Vous ne vous gênez pas pour admirer votre œuvre. »
Sir John laissa retomber son lorgnon, pencha le visage du côté d’Haredale avec un air des plus courtois, comme pour lui demander une explication, et en même temps il secouait légèrement la tête, comme s’il se disait à lui-même : « Il faut que cet animal soit devenu fou. »
« Je vous répète que vous ne vous gênez pas pour admirer votre œuvre.
— Mon œuvre ! dit sir John en regardant autour de lui d’un air souriant. Mon ouvrage, à moi ! … je vous demande pardon…. réellement je vous demande pardon, mais….
— Sans doute, vous voyez bien ces murs. Vous voyez bien ces chevrons chancelants ; vous voyez bien de tous les côtés le ravage du feu et de la fumée. Vous voyez bien l’esprit de destruction qui s’est déchaîné ici…. n’est-ce pas ?
— Mon bon ami, répondit le chevalier, réprimant doucement d’un signe de sa main la fougue d’Haredale, certainement je le vois. Je vois tout ce dont vous me parlez là, quand vous vous mettez de côté et que vous ne m’en dérobez pas la vue. J’en suis bien fâché pour vous. Si je n’avais pas eu le plaisir de vous rencontrer ici, je crois même que je vous aurais écrit pour vous le dire. Mais vous ne supportez pas ça aussi bien que je m’y serais attendu…. veuillez m’excuser, mais je trouve que…. vraiment j’attendais mieux de vous. »
Il tira sa tabatière, et, s’adressant à lui de l’air supérieur d’un homme qui, à raison de son caractère plus élevé, se sentait le droit de faire à l’autre une leçon de morale, il continua ainsi :
« Car enfin, vous êtes philosophe, vous savez…. et de cette secte de philosophes austères et rigides qui sont bien au-dessus des faiblesses de l’humanité en général. Vous êtes si loin de toutes les frivolités de ce monde ! vous les regardez du haut de votre sérénité, et vous les raillez avec une amertume très-émouvante : je vous ai entendu le faire.
— Et vous m’entendrez encore !
— Merci ! Voulez-vous que nous fassions un petit tour de promenade en causant ? car voilà le serein qui tombe un peu fort. Non ? eh bien ! comme il vous plaira. Seulement, je suis fâché d’être obligé de vous dire que je n’ai plus qu’un petit moment à vous donner.
— Plût à Dieu que vous ne m’en eussiez pas donné du tout ! Plût à Dieu, je le dis de toute mon âme, que vous fussiez allé au paradis (si l’on peut proférer un pareil mensonge), plutôt que de venir ici ce soir !
— Mais non, répondit sir John…. certainement vous ne vous rendez pas justice ; vous n’êtes pas d’une compagnie très-agréable, mais je ne voudrais pas aller si loin pour vous éviter.
— Écoutez-moi ! dit M. Haredale, écoutez-moi.
— Vous allez railler ?
— Non, je vais détailler toute votre infamie. Vous avez pressé et sollicité de faire votre ouvrage un agent capable, mais qui par caractère, par essence plutôt, n’est qu’un traître, et qui vous a trahi malgré la sympathie mutuelle qui vous rapprochait tous deux, comme il a trahi tous les autres ; par allusions, par signes, par mots détournés qui ne signifient rien quand on les répète, vous avez mis Gashford à l’œuvre…. à cette œuvre que vous voyez là devant nous. Toujours grâce à ces allusions, à ces signes, à ces mots détournés qui ne signifient rien quand on les répète, vous l’avez encouragé à satisfaire la haine mortelle qu’il me porte, et que, Dieu merci, je me flatte d’avoir méritée. Vous l’avez encouragé à la satisfaire par le rapt et le déshonneur de ma fille. Vous l’avez fait. Je le lis sur votre figure, cria-t-il en la montrant brusquement et en faisant un pas en arrière : vous le niez, mais vous ne pouvez le nier que par un mensonge. »
Il avait la main sur la garde de son épée ; mais le chevalier, avec un sourire de mépris, lui répliqua aussi froidement qu’auparavant.
« Vous remarquerez, monsieur, s’il vous reste assez de jugement pour le faire, que je ne me suis pas donné la peine de rien nier. Je ne vous crois pas assez de discernement pour lire dans les physionomies, à moins que ce ne soit dans celles qui sont aussi grossières que votre langage, et, autant que je puis me le rappeler, vous n’avez jamais eu ce don ; autrement, je connais une figure où vous auriez pu lire plutôt l’indifférence, pour ne pas dire le dégoût. Je parle là d’un temps bien éloigné de nous… mais vous me comprenez.
— Dissimulez tant que vous voudrez, il n’en est pas moins vrai que vous le niez. Que ce soit un désaveu clair ou équivoque, exprimé ou sous-entendu, ce n’en est pas moins un mensonge : car, enfin, puisque vous dites que vous ne le niez pas… l’admettez-vous ?
Vous avez vous-même, répondit sir John, laissant le cours régulier de sa parole couler tout uniment comme s’il n’avait pas été effleuré par le moindre mot d’interruption, vous avez vous-même proclamé le caractère du gentleman en question (je crois que c’était à Westminster) dans des termes qui me dispensent de faire à ce personnage plus ample allusion. Peut-être aviez-vous de bonnes raisons pour le faire, peut-être non, je n’en sais rien. Mais, en supposant que le gentleman fût tel que vous le décriviez, et qu’il vous eût fait, à vous ou à tout autre, des déclarations qui peuvent lui avoir été suggérées par le soin de sa propre sûreté, ou par la tentation de l’argent, ou par le désir de s’amuser, ou par toute autre considération… tout ce que je puis dire de lui, c’est que ceux qui l’emploient ne peuvent échapper au reproche de participer à la honte de cet être dégradé. Vous êtes si franc vous-même, que vous voudrez bien, j’espère, excuser aussi chez moi un peu de franchise.
Encore une fois, sir John, vous ne m’échapperez pas, cria M. Haredale ; chacun de vos mots, de vos regards, de vos gestes, est calculé pour faire croire que ce que je vous reproche n’était point de votre fait. Eh bien ! moi, je vous dis que c’est le contraire, que c’est vous qui avez pratiqué l’homme dont je parle, et votre malheureux fils (Dieu lui pardonne !), pour leur faire faire cette besogne. Vous parlez de dégradation et de bassesse de caractère ; mais ne m’avez-vous pas dit un jour que c’était vous qui aviez acheté l’absence du pauvre idiot et de sa mère, quand j’ai découvert depuis ce que j’avais déjà soupçonné, que vous étiez allé seulement pour les tenter, et que vous les aviez trouvés partis ? C’est à vous que je fais remonter les insinuations perfides que la mort de mon frère n’avait profité qu’à moi, ainsi que toutes les attaques odieuses et les calomnies secrètes qui en ont été la suite. Il n’y a pas un acte de ma vie, depuis cette première espérance que vous avez changée en deuil, en désolation, où je ne vous aie trouvé, comme mon mauvais génie, entre la paix et moi. En tout et partout vous avez toujours été le même, un sans cœur, un hypocrite, un indigne vilain. Pour la seconde et dernière fois je vous jette ces accusations à la face, et je vous repousse avec mépris comme un chien que vous êtes, homme déloyal et faux. »
En même temps il leva son bras et lui frappa la poitrine d’un coup si rude, que l’autre chancela. Sir John ne fut pas plus tôt remis de cet outrage, qu’il tira son épée, jeta au loin le fourreau et son chapeau, et se précipitant sur son adversaire, lui porta au cœur une botte désespérée qui l’aurait couché sans vie sur le gazon, s’il n’avait pas opposé à sa fureur une parade vive et sûre.
En frappant sir John, Haredale avait comme épuisé sa rage ; il se contentait maintenant de parer ses passes rapides sans riposter, et lui conseillait, avec une espèce de terreur frénétique peinte sur son visage, de ne pas avancer un pas de plus.
« Pas ce soir, pas ce soir, criait-il ; au nom du ciel, pas ce soir ! »
En le voyant abaisser son arme, décidé à ne point riposter encore, sir John abaissa aussi la sienne.
« Pas ce soir ! lui cria encore son adversaire ; profitez de mon avis.
— Vous venez de me dire (il faut que ce soit dans un moment d’inspiration), répliqua sir John d’un ton dégagé, quoique à présent il eût jeté le masque pour lui montrer sa haine en face, vous venez de me dire que c’était la dernière fois. Vous pouvez en être sûr. Est-ce que vous pensiez, par hasard, que j’avais oublié notre dernière entrevue ? Vous imaginez-vous que je ne me souvienne pas de chacune de vos paroles, de chacun de vos regards, pour vous en demander compte ? Qui de nous deux, pensez-vous, a choisi son moment ? est-ce vous, est-ce moi ? Voyez un peu l’honnête homme avec son jargon de probité, qui, après avoir contracté avec moi un engagement pour prévenir une union qu’il faisait semblant de ne pas trouver à son goût, engagement tenu par moi fidèlement et à la lettre, le viole de son côté, et saisit l’occasion de bâcler le mariage, pour se débarrasser d’un fardeau qui lui pesait sur les bras, et jeter sur sa maison un lustre mal acquis !
— J’ai agi, cria M. Haredale, avec honneur et de bonne foi. J’agis de même encore maintenant, en vous avertissant de ne pas me forcer à recommencer ce duel avec vous ce soir.
— Vous parliez tout à l’heure de mon « malheureux fils, » je crois, dit sir John avec un sourire. Le pauvre sot ! s’être laissé duper par un pareil tartufe, enlacer dans leurs filets par un pareil oncle et par une pareille nièce ! vous avez bien raison de le plaindre. Mais ce n’est plus mon fils : je vous fais mon compliment, monsieur, de la belle prise que vous avez faite là ; elle fait honneur à votre ruse.
— Encore une fois, lui cria son ennemi frappant du pied dans un transport de rage, quoique vous soyez capable de me faire renier mon bon ange, je vous conjure de ne pas venir ce soir au bout de mon épée. Oh ! quel malheur que vous soyez venu ici ! Pourquoi nous sommes-nous rencontrés ? Demain nous étions séparés pour toujours.
— Puisque c’est comme ça, reprit sir John sans la moindre émotion, c’est fort heureux que nous nous soyons rencontrés ce soir. Haredale, je vous ai toujours méprisé, vous savez, mais pourtant je vous croyais capable d’une espèce de courage brutal. Pour l’honneur de mon jugement, dans lequel j’ai toujours eu confiance, je suis fâché de voir que vous n’êtes qu’un lâche. »
Après cela, pas un mot ne fut échangé des deux parts. Ils croisèrent le fer, malgré les ténèbres, et s’attaquèrent l’un l’autre avec acharnement. Ils étaient bien assortis : chacun d’eux était une fine lame.
Au bout de quelques secondes, ils devinrent plus animés et plus furieux, ils se serrèrent de plus près, portèrent et reçurent des blessures légères. Ce fut immédiatement après en avoir attrapé une au bras que maître Haredale, sentant ruisseler son sang tout chaud, fit une attaque plus vive, et plongea son épée jusqu’à la garde à travers le corps de son adversaire.
Leurs yeux se rencontrèrent tout près l’un de l’autre, quand il retira son arme fumante. Haredale passa le bras autour du mourant, qui le repoussa faiblement et tomba sur l’herbe. Là, se soulevant sur ses mains, sir John le contempla un instant avec des yeux de haine et de mépris ; mais il parut se rappeler, même alors, que cette expression enlaidirait ses traits après sa mort : il essaya donc de sourire, et, remuant sa droite défaillante, comme pour cacher dans son gilet son linge ensanglanté, il retomba en arrière ; il était mort… c’était là le Fantôme de la nuit passée.