Barrot - Mémoires posthumes, tome 1/AVANT-PROPOS

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AVANT-PROPOS





Peu de mois avant sa mort, M. Odilon Barrot ajoutait à son testament un codicille ainsi conçu : « Le docteur Graugnard (secrétaire de M. Odilon Barrot) est déjà en possession de mes mémoires. Je le prie de les mettre en ordre, et de les livrer à la publicité après s’être consulté avec MM. Duvergier de Hauranne et Corbin. Je compte beaucoup sur Duvergier, qui est l’exactitude historique personnifiée, pour les lire, s’il en a le temps, et pour en faire disparaître les inexactitudes involontaires qui m’auraient échappé, les ayant écrits de mémoire. »

Nous avons, M. Corbin et moi, accepté avec reconnaissance la mission de confiance dont notre excellent ami nous a honorés et, dans le travail que nous avons fait, nous nous sommes scrupuleusement conformés à ses intentions. Il ne s’agissait pas pour nous de réviser les mémoires de M. Barrot, ni de modifier ou d’atténuer aucun de ses jugements sur les hommes et sur les choses : ces jugements lui appartiennent, et, en ce qui me concerne personnellement, je n’ai pas besoin de dire que je ne puis pas en être solidaire. Après la révolution de 1830, j’ai fait partie, comme M. Barrot, de la Chambre des députés, et, pendant plusieurs années, nous avons siégé dans des camps différents. Il était le chef de l’opposition constitutionnelle, tandis que je votais habituellement avec M. Casimir Périer d’abord, puis avec le ministère de MM. le duc de Broglie, Thiers et Guizot. Il est donc bien évident que mes impressions sur les événements de cette époque ne sont pas toujours les mêmes que les siennes ; M. Corbin aussi aurait quelques réserves à faire sur certaines parties des opinions de M. Barrot ; mais, ni l’un ni l’autre, nous ne nous reconnaissons le droit d’y rien changer, et nous avons cru devoir nous borner, selon les termes du codicille, à rectifier, autant que possible, les inexactitudes échappées à l’auteur. M. Odilon Barrot, dans la rédaction de ses mémoires, a souvent suivi l’ordre des idées plutôt que l’ordre des faits. Nous avons rétabli l’ordre des faits, quand nous avons pu le faire, sans rompre la chaîne des idées. L’intention de M. Barrot, en écrivant ses mémoires, a été beaucoup moins de raconter les événements que de les juger et d’expliquer la part qu’il y a prise. C’est cette intention que nous avons tenu à respecter.

Dès le début de notre travail, nous avons d’ailleurs éprouvé un grand regret. Il y a quelques années, le premier volume des mémoires avait été dérobé ou perdu, et toutes les recherches faites par M. Barrot d’abord, puis par sa famille et ses amis pour retrouver ce volume, ont été vaines. Il a fallu le recomposer à l’aide de manuscrits écrits à des époques diverses, mais où manquaient des parties importantes : le récit, par exemple, des événements qui suivirent la révolution de juillet, au moment même où M. Barrot, revenu de Cherbourg, prenait, comme préfet de la Seine, une grande part aux affaires publiques. C’est une des époques de sa vie dont il s’honorait le plus et sur laquelle il était toujours prêt à donner à ses amis comme à ses adversaires de loyales explications. Nous avons tâché d’y suppléer en reproduisant quelques passages d’une lettre qu’il écrivit à M. Sarrans, en 1831, et dont nous avons trouvé le manuscrit dans ses papiers. Mais cette lettre est loin de tout dire et de faire comprendre le grand service que M. Barrot rendit à la cause de l’ordre et de l’humanité, lors du procès des Ministres, quand des passions furieuses voulaient souiller la révolution par la violence et par le meurtre. Il pensait, avec son ami le général de Lafayette, que le plus grand avantage de la popularité, c’est qu’on peut la dépenser dans l’intérêt de la justice et du droit, et il agit en conséquence. Utilement secondés par le jeune ministre de l’intérieur, M. le comte de Montalivet, le commandant en chef de la garde nationale et le préfet de la Seine parvinrent donc à contenir l’explosion des vengeances populaires et à sauver la vie de M. de Polignac et de ses collègues. Il est fort à regretter que cet épisode ait disparu des mémoires que nous publions ; mais c’est la seule lacune importante, et ces volumes offriront d’ailleurs le tableau le plus fidèle des actes et des pensées de M. Barrot pendant les années agitées où les générations libérales ont si souvent passé de la confiance au découragement. Pas plus qu’un autre il n’a échappé à ces alternatives, mais il a eu sur beaucoup d’autres l’avantage de rester fidèle à ses convictions et de conserver l’intégrité de sa foi politique dans la bonne comme dans la mauvaise fortune.

M. Odilon Barrot était de forte race. Il appartenait à une de ces bonnes familles bourgeoises qui, pendant plusieurs siècles, vivaient dans le même lieu, y exerçant la même profession, sous les yeux de leurs concitoyens : mais son père dut à la considération dont il jouissait dans le département de la Lozère l’honneur d’être nommé membre de la Convention nationale, et l’enfant, âgé de trois ans à peine, fut bientôt ramené à Paris pour y entendre, de la rue Neuve-Saint-Roch, où demeuraient ses parents, le canon de vendémiaire. Ce fut sa première impression. La seconde et la plus durable fut celle des basses flatteries dont, au collége, professeurs et élèves accablaient l’idole impériale : il ne cachait pas le dégoût qu’il en ressentait, et ses sentiments bien connus auraient, si l’empire avait duré, écarté de lui la faveur du maître. Mais l’empire ne dura pas, et il fut de ces jeunes gens qui, tout en gémissant sur les désastres de la France, acceptèrent avec satisfaction une restauration qui semblait alors promettre l’union de l’ordre et de la liberté. Peu de jours avant le 20 mars 1815, il eut même la bonne fortune de faire son premier pas dans la vie politique en rédigeant le considérant d’un projet de loi voté par le Corps législatif sur la proposition de son père. C’était, pour un jeune homme de son âge, un brillant début et qui marquait d’avance la place qu’il devait occuper dans nos assemblées parlementaires. Dans ce considérant, en effet, se trouvaient déjà tous les principes qui n’ont pas cessé de lui servir de règle, la reconnaissance du droit national, l’amour de la liberté, la haine du despotisme sous quelque forme qu’il se présente. Quelques jours après, garde national improvisé, il assistait au départ du roi Louis XVIII, et, pendant la triste période des Cent jours, il restait fidèle tout à la fois au drapeau de la France et à ses opinions libérales.

C’est dans les luttes judiciaires de la Restauration que M. Odilon Barrot fit ses premières armes ; et, dès ses débuts, on put reconnaître en lui les mérites qui lui ont assuré une si haute renommée comme orateur et comme jurisconsulte : une science profonde du droit sans aucun des préjugés professionnels qui obsèdent souvent les légistes ; une rare faculté de généralisation, une parole abondante, facile, élevée, qu’il mettait au service de toutes les nobles causes. Ainsi, qu’il y eût un proscrit à défendre ou un grand principe à consacrer, il était toujours prêt, d’autant plus écouté qu’on le savait sincère, profondément convaincu, et incapable de chercher dans les conspirations le succès de son opinion. Par un concours heureux de circonstances, il fut surtout l’avocat de la liberté religieuse, alors gravement menacée, et, plus d’une fois, elle lui dut la victoire. Mais, inflexible sur les principes, il montra plus d’une fois qu’il n’en voulait rien sacrifier au désir d’un succès passager. Il se distinguait ainsi d’un grand nombre de ses confrères qui, visant surtout au gain de leur cause, se servaient indistinctement de toutes les armes, sans en mesurer la direction ni la portée. Par cette conduite, encore plus que par son talent, il était devenu, quand la Restauration approcha de son terme, un des adversaires les plus puissants du parti de l’ancien régime, un des défenseurs les plus renommés de la société moderne et des idées libérales. Je l’ai vu, à cette époque, dans la société Aide-toi, le Ciel t’aidera, dont nous faisions partie l’un et l’autre, aussi ennemi des complots révolutionnaires que des tentatives contre-révolutionnaires ; mais ferme, résolu et annonçant par avance son inébranlable détermination de résister à tout prix au coup d’État qui se préparait. Personne ne put donc s’étonner de le voir, le jour des ordonnances, prendre parti pour le droit contre la force et s’associer avec enthousiasme à la plus légitime des révolutions.

Comme secrétaire du gouvernement installé à l’Hôtel de ville, sous le nom de commission municipale, M. Odilon Barrot servit très-utilement d’intermédiaire entre l’Hôtel de ville et le palais Bourbon, entre le général de Lafayette et le président de la Chambre des députés. En le chargeant de la tâche difficile d’accompagner le roi Charles X jusqu’à la frontière, LouisPhilippe montra la confiance qu’il avait en lui, et pour savoir avec quelle modération généreuse il s’acquitta de cette honorable mission, il faut lire le récit qu’il en a fait, et surtout les pièces justificatives qu’il avait recueillies et que nous publions.

Dans cette mission si délicate, il eut le bonheur de mériter tout à la fois l’approbation du gouvernement nouveau et les remerciements du vieux roi, auxquels se j oignit au dernier moment une marque de confiance de madame la duchesse d’Angoulême. Choisi, à son retour, pour la préfecture du département de la Seine, il sut, en face des plus graves complications, concilier les devoirs du fonctionnaire et les opinions du citoyen jusqu’au jour où, membre de l’assemblée, il crut qu’ils n’étaient pas compatibles. Ce jour-là il rompit, sans hésiter, les derniers liens qui l’attachaient à l’administration et il resta, comme soldat indépendant, dans le camp qui lui paraissait être celui de la justice et du droit.

Mais il ne devait pas être longtemps soldat. Il est souvent arrivé que, dans leur passage du barreau à la tribune, des avocats célèbres ont trompé l’attente publique. Il parut bientôt, au contraire, que dans ce passage redoutable le talent de M. Odilon Barrot avait grandi et qu’il était orateur politique encore plus qu’avocat. A peine avait-il été quelques jours dans la Chambre que l’opposition libérale reconnaissait son chef, et personne plus que lui n’était digne de la diriger. Investi par son parti d’une grande et juste confiance, il n’en usait que pour le modérer dans ses aspirations, le refréner dans ses écarts, le retenir dans les voies salutaires de la légalité. Il réunissait deux qualités trop souvent séparées : l’honnêteté et l’habileté. Il ne dédaignait point les ressources de la tactique parlementaire et, au besoin, il savait en user, mais en les subordonnant toujours à des intérêts d’un ordre plus élevé. Il avait d’ailleurs une qualité bien rare chez les chefs de parti, celle de ne compter pour rien son amour-propre et d’être toujours prêt à prendre la parole quand il croyait être utile : « Nous avons besoin que vous parliez, » lui disaient ses amis, et, préparé ou non préparé, il parlait sans se demander s’il parlerait bien ou mal. C’était un devoir qu’il accomplissait, et, pour lui, le devoir passait avant toute autre considération.

L’éloquence de M. Barrot avait son caractère propre. Ce n’était point un de ces torrents qui se précipitent en renversant tout sur leur passage ; c’était un de ces fleuves qui s’avancent majestueusement et dont les débordements fertilisent au lieu de ravager. Sa pensée se développait d’abord un peu lentement et quelquefois avec trop de solennité ; mais une fois au cœur de son sujet, il saisissait l’esprit de ses auditeurs par une discussion solide, savante, animée, surtout lorsqu’il rencontrait dans le débat une de ces questions de moralité politique qui avaient plus que toute autre le privilége de l’émouvoir. Son indignation alors éclatait non-seulement dans son langage, mais dans sa voix, dans son geste, dans l’expression de son visage, et l’homme de bien éloquent se révélait à tous les yeux. Quand il marquait ainsi d’un trait sanglant les honteuses pratiques sur lesquelles d’autres cherchaient à jeter un voile complaisant, on pouvait quelquefois le trouver sévère, on ne pouvait pas lui refuser l’admiration due à l’honnêteté qui se révolte. Il se plaisait aussi, toutes les fois que l’occasion s’en présentait, à rappeler les conditions du pacte de 1830, et ce n’est pas sans quelque amertume qu’il en signalait les déviations ; mais personne, plus que lui, ne méprisait la politique du tout ou rien, et pour obtenir un progrès libéral, si faible qu’il lui parût, il était toujours prêt à de grands sacrifices d’influence et de popularité. C’est ainsi qu’il prêta au premier ministère de M. Thiers un concours désintéressé, sans s’inquiéter du mécontentement d’une portion de ses amis, et que, plus tard, il n’hésita pas à se joindre sans condition à d’anciens adversaires coalisés pour faire rentrer le gouvernement dans les voies parlementaires. Notre tort n’a pas été de faire la coalition, mais de la rompre après une victoire électorale, avant qu’elle eût accompli son œuvre. Aucun de ceux qui ont pris part aux négociations de cette époque n’ignore que ce tort ne peut être imputé à M. Odilon Barrot. Il savait que, malgré son profond dévouement à la dynastie de 1830, le roi Louis-Philippe se serait cru perdu s’il avait été obligé de le prendre pour ministre et, sans s’irriter de cette injuste exclusion, il se prêta à toutes les combinaisons qui, tout en l’écartant du ministère, pouvaient assurer le triomphe du principe pour lequel il avait combattu. À ses yeux, le matériel du pouvoir n’était rien, et il n’aurait aimé à être ministre que pour introduire dans la législation quelques-unes des idées qui lui étaient chères ; mais il se tenait pour satisfait si elles y pénétraient par d’autres mains que les siennes.

Pendant cette phase si brillante de sa vie, M. Odilon Barrot eut le malheur de perdre une fille unique élevée par lui, accomplie, sur laquelle reposaient toutes ses espérances. C’est là une de ces douleurs qui abattent les courages les plus fermes, et le père en est resté inconsolable ; mais pour le citoyen il y avait une chose encore au-dessus de la famille, la Patrie, et au lieu de s’abandonner lâchement à son chagrin, il se mit plus que jamais au service de la France ; fidèle allié de M. Thiers pendant son second ministère, puis adversaire persévérant de M. Guizot et prenant part à tous les grands débats, sans qu’un seul jour l’esprit de parti le fît dévier de la politique libérale et modérée à laquelle il s’était consacré. On lui a reproché, on lui reproche encore la campagne des banquets, mais on oublie que cette campagne avait été commencée pour répondre à un défi du gouvernement qui, dans le débat sur la réforme électorale, avait nié que le pays y prît le moindre intérêt. Il est possible qu’à cette époque nous ayons trop oublié qu’en France on ne sait pas assez distinguer la résistance légale de l’insurrection ; mais il n’est pas un pays libre où l’opposition n’ait recours à de pareils moyens, et dans les pays dont les institutions ressemblent le plus aux nôtres, nous en trouvions mille exemples. De quoi s’agissait-il après tout ? De provoquer un mouvement d’opinion en faveur de la réforme électorale et d’élargir ainsi le cercle trop étroit de ce qu’on appelait le pays légal ? Qu’on relise les nombreux discours que M. Barrot prononça en présence d’auditoires mêlés et tumultueux, on n’en trouvera pas un qui dépasse la limite légale et constitutionnelle. C’était au nom d’une politique plus libérale que les populations se réunissaient et applaudissaient l’orateur. Une seule fois des opinions plus vives voulurent lui imposer un autre programme, et il refusa son concours.

Il reste à savoir à qui, du ministère ou de l’opposition, doit être imputée la responsabilité d’une catastrophe que ne prévoyaient ni le ministère ni l’opposition. Sur ce point on ne parviendra jamais à s’entendre : ce qu’il y a de certain, c’est que la plus faible concession de la part du gouvernement eût tout apaisé, si elle avait été faite à temps. Le jour de la crise, M. Barrot, d’ailleurs, se montra le plus intrépide défenseur de cette monarchie qui l’avait compté, en 1830, au nombre de ses fondateurs. Tandis que M. de Lamartine exécutait dans la Chambre le pacte qu’il avait conclu le matin avec le parti républicain, on voyait M. Barrot aux Tuileries, sur les boulevards, au ministère de l’intérieur, au palais Bourbon, faisant un dernier effort pour sauver la Constitution et la dynastie. Peu de jours avant sa mort, il exprimait encore le regret de n’avoir pas rencontré madame la duchesse d’Orléans à temps pour la conduire à l’Hôtel de ville, et pour essayer de la faire reconnaître comme régente.

M. Odilon Barrot avait foi dans le gouvernement des classes moyennes, le mieux approprié, selon lui, à l’état moral de la France ; le plus propre à donner à notre pays la plus grande somme de liberté sans compromettre l’ordre public. Non, certes, qu’il méconnût les imperfections de ces classes ; mais il les regardait comme plus aptes que les classes aristocratiques ou les classes populaires à prendre la direction de la société où nous vivons. Ce n’est donc point sans une profonde douleur qu’il vit la chute imprévue du gouvernement fondé en 1830 et qui réalisait son idéal ; mais il n’était pas homme à sacrifier la France à une forme particulière de gouvernement et, la république proclamée, il n’hésita pas à la servir loyalement. Je siégeais à côté de lui dans l’Assemblée élue en 1848, et j’ai pu connaître alors toutes ses pensées. Il n’en était pas une qui ne fût profondément libérale et patriotique. Membre élu du comité de Constitution, on ne le vit pas, comme tant d’autres, s’abandonner au courant d’une folle démocratie et refuser à la République, par entraînement ou par calcul, les institutions dont elle avait besoin pour vivre. Loin de là, il chercha autant que possible à rapprocher les institutions républicaines de ces institutions parlementaires qu’il avait aimées et défendues sous la monarchie constitutionnelle. C’est ainsi que, dans la discussion sur les deux chambres, il prononça un discours dont l’effet fut considérable, et dans lequel il combattait victorieusement la théorie étroite de l’unité législative. C’est ainsi encore qu’après l’envahissement du 15 mai et l’insurrection de juin, il présida la commission chargée de rechercher les causes de ces funestes événements et d’en découvrir les auteurs. La majorité de l’Assemblée était fort loin de partager toutes les opinions de M. Odilon Barrot ; mais elle avait confiance dans son honneur, dans sa probité, et son avis était toujours d’un grand poids, parce qu’il ne s’y mêlait aucune considération personnelle. Plus d’une fois, un homme qui était l’honneur du parti républicain, le général Cavaignac, voulut se mettre en rapport avec lui et obtenir publiquement son assentiment. Il avait même été convenu dans une conférence à laquelle j’assistais avec M. le général de Lamoricière, MM. de Rémusat et de Maleville, que le chef du pouvoir exécutif ferait, du haut de la tribune, un appel à tous ceux qui acceptaient la république et que M. Barrot y répondrait par une franche adhésion. Mais dans une courte allocution le général Cavaignac substitua au programme convenu un programme un peu différent et s’adressa uniquement à ceux « qui juraient de vivre et de mourir pour la république. » « Croyez-vous, me dit alors M. Barrot, que je puisse jurer de vivre et de mourir pour la République ? » et il se tut. L’occasion fut ainsi manquée, mais elle se retrouva plus tard, quand MM. Dufaure et Vivien entrèrent au conseil, et à partir de cette époque le gouvernement du général Cavaignac put compter M. Odilon Barrot parmi ses plus fermes appuis.

Il fut pourtant, quand eut lieu l’élection présidentielle, de ceux qui adoptèrent et soutinrent la candidature du prince Louis-Napoléon Bonaparte. C’était un mouvement presque général dans ce que l’on appelait : les vieux partis, et bien peu d’entre nous surent y résister. Je m’honore d’avoir été de ceux-là, avec mon ami M. de Rémusat ; mais M. Odilon Barrot était dans une autre situation ; il avait eu d’anciens rapports avec plusieurs membres de la famille Bonaparte ; il la jugeait moins sévèrement que nous, et il espérait que la popularité du nom servirait à établir un gouvernement libéral et modéré. Après l’élection, appelé d’un consentement commun à devenir le chef du ministère, il accepta cette mission sans en prévoir toutes les difficultés. Dès les premiers jours, en effet, il se trouva placé entre les prétentions personnelles du nouveau président, et l’impatience du parti républicain, mécontent de son échec et disposé à faire obstacle au gouvernement. Pour surmonter ces difficultés, il ne suffisait plus d’être un grand orateur, il fallait encore être un homme d’État consommé ; et M. Odilon Barrot prouva qu’en le mettant à la tête du gouvernement ses amis l’avaient bien jugé. Chaque jour sur la brèche, il devait au même moment réprimer les velléités de pouvoir absolu qui éclataient dans les actes comme dans les discours du président, et contenir les défiances légitimes d’une grande portion de l’Assemblée qui menaçaient de faire explosion. Il suffit à cette double tâche et, grâce à ses efforts, grâce aussi à l’estime qu’il inspirait à tous les partis, l’explosion redoutée n’eut pas lieu.

On lira dans les mémoires le récit fidèle et animé des graves discussions qui, pendant les dernières séances de l’Assemblée Constituante, agitèrent l’opinion et menacèrent la paix publique. Des questions qui se posèrent alors, deux surtout avaient une grande importance, l’une extérieure, celle de la révolution romaine ; l’autre intérieure, celle de la dissolution de la Chambre. M. Barrot n’avait jamais passé pour dévoué aux intérêts de l’Église ; mais il voyait avec douleur que le chef alors libéral de la religion catholique eut été forcé de fuir ses États, après l’assassinat de Rossi, son habile ministre, et il craignait que, sous le prétexte de rétablir l’ordre, l’Autriche ne vînt à Rome exercer sa prépondérance. De plus, il espérait que le parti libéral romain, au lieu de combattre les Français, serait heureux de se mettre sous leur protection et d’obtenir ainsi du Pape les garanties désirables. L’opposition, au contraire, s’appuyant sur le texte de la constitution, ne voulait pas que la France intervînt dans les affaires du Pape, au détriment de la république romaine. Ce ne fut pas sans de grands efforts que M. Barrot arracha à la Chambre un vote favorable à l’expédition, et, lors du premier échec, il n’évita qu’à grand’peine un acte d’accusation. À ce moment, d’ailleurs, l’Assemblée était à la veille de se dissoudre et la France se préparait aux élections. Contrairement à ce que l’on a vu depuis, la gauche qui se méfiait des élections prochaines aurait voulu prolonger l’existence de l’Assemblée, tandis que la droite et le président de la République demandaient que le pays fût consulté de nouveau. Après une lutte acharnée, la majorité avait donné raison à la droite et au président, mais la gauche espérait encore que cette résolution pourrait être rapportée. Les quinze dernières séances furent donc pleines d’agitations et de combats violents où M. Barrot, à son grand honneur, continua son rôle de conciliateur. Mais, pendant quelques jours, on put croire que la guerre civile allait éclater dans Paris, et pour l’éviter il fallut l’admirable mélange de passion et de sang-froid, d’habileté et de patience que déploya M. Barrot. C’était un beau et triste spectacle que celui de cet orateur, naguère si populaire, forcé, tout en défendant la cause de l’ordre, de se défendre lui-même contre des accusations aussi injustes qu’outrageantes, et réduisant ses adversaires au silence par la netteté de ses explications. Certes, dans le cours de sa vie, M. Barrot a eu des triomphes plus éclatants, il n’en a pas eu qui méritât davantage la reconnaissance des honnêtes gens de tous les partis. À cette époque, personne ne la lui refusait, et chacun reconnaissait qu’à lui surtout la France devait d’avoir pu passer d’une assemblée à l’autre, sans d’horribles convulsions. Malheureusement le souvenir des services rendus s’efface vite, et il ne devait pas tarder à s’en apercevoir.

Malgré ces désordres passagers, aucune assemblée plus que l’assemblée de 1848 n’a droit à l’estime nationale. Composée en grande majorité, au moment de son élection, d’hommes sans expérience et pleins de préjugés, elle avait su s’en dégager à la voix d’orateurs qui lui étaient suspects, mais qui lui disaient la vérité. Elle avait d’ailleurs un rare mérite, celui de sentir qu’elle était responsable des destinées du pays, et de ne vouloir se décharger sur personne de la responsabilité. Dans l’Assemblée plus éclairée qui lui succédait, il fut au contraire aisé de voir dès le début que chaque parti cherchait le salut ailleurs que dans l’assemblée elle-même, et que l’idée d’une révolution monarchique, césarienne, ou socialiste, avait gagné presque tous les esprits. La situation de M. Barrot, bien loin qu’elle fût simplifiée, était donc plus compliquée que jamais. Il ne lui suffisait plus de résister au président et à la fraction violente du parti républicain, il fallait encore arrêter le parti monarchique qui, enivré par son succès, voulait s’emparer du pouvoir pour frayer le chemin à l’antique monarchie. Quand, à gauche, on lui reprochait de trahir la révolution, on lui reprochait à droite de la servir ; et le centre, qui déjà tournait les yeux vers l’Élysée, ne lui donnait qu’un faible appui. Il n’en continua pas moins son œuvre, s’efforçant de calmer les susceptibilités, de désarmer les hostilités, et de rapprocher les pouvoirs aussi bien que les partis. Il avait d’ailleurs fortifié son ministère par l’accession de MM. Dufaure, de Tocqueville et Lanjuinais ; mais ces trois noms qui appartenaient au parti de la république modérée n’étaient pas faits pour plaire aux monarchistes de la droite. Ceux-ci adressaient alors à M. Barrot le reproche qui, de nos jours, a été adressé à un autre homme d’État, le reproche de ne pas destituer tous les fonctionnaires républicains. Quand donc, au mépris des grands services qu’il avait rendus, le président jugea à propos de lui enlever brusquement le pouvoir pour le mettre dans des mains complaisantes, cet acte inouï produisit dans l’assemblée plus d’étonnement que de colère, et elle n’y répondit pas, comme elle aurait dû le faire, par un refus de concours énergique et motivé. C’était le préliminaire du coup d’État de Décembre, et, à partir de ce moment, l’Assemblée ne dut pas douter du sort qui l’attendait.

M. Barrot avait amèrement ressenti l’injure qui lui était faite ; mais il n’était point homme à prendre conseil de son mécontentement personnel, et sa politique resta la même. Il ne cessa donc pas de poursuivre, dans une assemblée plus que jamais divisée, la conciliation des pouvoirs et des partis, sur le terrain neutre de la république modérée, et on le trouva également opposé aux projets de restauration monarchique et aux conspirations impérialistes. Au moment de la fameuse revue de Satory, il était de ceux qui voulaient convoquer l’Assemblée pour lui dénoncer le complot, et il regretta vivement l’inaction qui prévalut dans la Commission de permanence. Quelques mois plus tard, quand le président destitua le général Changarnier qui avait toute la confiance de la Chambre, il vit dans cet acte inattendu une déclaration de guerre au Parlement, et, appelé à l’Élysée avec plusieurs de ses collègues pour entendre de la bouche même du Président les motifs d’une aussi grave résolution, il ne dissimula pas son sentiment. Mais, effrayé des conséquences que pouvait avoir une rupture ouverte entre l’Élysée et le palais Bourbon, il n’approuva pas toujours les représailles de l’Assemblée. À cette époque encore, il ne désespérait pas d’amener un rapprochement. Il a expliqué lui-même son plan, lequel consistait à obtenir un vote qui permît de réviser la Constitution afin de rendre le président rééligible et de créer une seconde chambre. Mais pour que ce vote pût réunir la majorité constitutionnelle des trois quarts il fallait s’assurer le concours d’une portion notable de la gauche, et on ne pouvait y parvenir qu’en revenant sur la loi du 31 mai. Or, la majorité qui avait fait l’année précédente la loi du 31 mai ne voulait pas la défaire, et le président lui-même avait de tout autres visées.

Ni d’un côté ni de l’autre, M. Odilon Barrot ne trouvait donc l’assentiment dont il avait besoin, et parmi ses amis les plus intimes, plusieurs lui reprochaient de proposer une combinaison qui, selon eux, tendait à livrer légalement la France à l’ambition d’un homme dont les vues ne pouvaient plus être dissimulées. C’était, disaient-ils, favoriser l’usurpation au lieu de la contrarier. Avaient-ils raison ou tort ? Je suis de ceux qui pensaient alors et qui pensent encore aujourd’hui que le succès de cette combinaison était impossible, mais M. Barrot croyait le contraire et, jusqu’à la fin de sa vie, il est resté convaincu que, plus écouté et mieux secondé, il aurait pu réussir. Quoi qu’il en soit, dans le grand débat sur la révision, il fit valoir avec beaucoup de force toutes les raisons qui devaient justifier un nouvel appel au pays contre une constitution manifestement imparfaite. Par malheur, les orateurs légitimistes, M. Berryer, M. de Falloux, donnèrent un tout autre tour au débat en soutenant la révision comme moyen de rétablir la monarchie. C’était mettre l’Assemblée en demeure de choisir entre la république et la monarchie, et lever tous les doutes de la gauche si elle avait encore hésité.

La révision de la constitution était définitivement rejetée, et, à partir de ce moment, le coup d’État se prépara ouvertement. On le savait à droite comme à gauche ; mais, ni d’un côté ni de l’autre, on ne voulut faire le plus léger sacrifice pour s’y opposer. La droite détestait la gauche, la gauche craignait la droite plus que le président et, à droite comme à gauche, on oubliait que ce n’était pas trop de toutes les forces parlementaires réunies pour résister au chef du pouvoir exécutif, maître de l’armée et de l’administration. Sur ce point, M. Barrot était plus clairvoyant que la plupart de ses collègues ; il sentait que tout ce que l’on faisait contre la république on le faisait pour l’usurpation, et alors, comme vingt ans plus tard, il sacrifiait à son devoir de bon citoyen ses prédilections personnelles. Dans les jours qui précédèrent la catastrophe, il se tint à l’écart, espérant toujours que quelque heureuse circonstance lui permettrait d’intervenir entre les belligérants. Mais le 2 décembre, quand l’acte fut accompli, il fut de ceux qui conseillèrent la résistance et qui en prirent l’initiative. C’est dans sa maison qu’accoururent spontanément des représentants de toutes les fractions de la majorité pour aller d’abord chez M. le comte Daru, vice-président de l’Assemblée, puis à la mairie du Xe arrondissement où, par une délibération unanime, le Président de la république fut traduit devant la haute cour comme coupable de haute trahison. Cette délibération, strictement légale, avait le plein assentiment de M. Barrot. Conduit avec ses collègues à la caserne du quai d’Orsay, entre deux rangs de soldats, il refusa l’élargissement qu’on lui offrait en souvenir de la haute position qu’il avait occupée. Il avait l’âme trop fière pour vouloir se séparer de ses collègues et, enfermé à Vincennes, il fallut user de ruse pour lui rendre la liberté avec plusieurs de ses collègues.

À partir de ce moment jusqu’aux derniers jours de l’empire, M. Odilon Barrot resta complétement étranger aux affaires publiques, déplorant la ruine des institutions parlementaires, prévoyant les malheurs que le despotisme devait attirer sur la France, gémissant sur l’abdication de cette nation, autrefois si libérale, et qui paraissait accepter son abaissement sans trop de répugnance, mais prêt à recommencer la lutte le jour où la lutte serait possible. Il permit donc que sa candidature fût posée à Strasbourg contre une candidature officielle ; la pression administrative était trop forte et il ne put pas venir, à côté de M. Thiers, réclamer à la tribune les libertés nécessaires. Néanmoins, par son attitude, par son langage, par ses écrits, il contribua aussi au réveil de l’opinion publique. Depuis qu’il était entré dans la vie politique, il poursuivait avec une persévérance infatigable la réforme des institutions administratives et judiciaires de la France : « À quoi, disait-il, se réduirait la souveraineté d’une nation qui n’aurait conservé ni le droit de s’administrer, ni le droit de se juger ? Tout au plus au droit de changer de maître à volonté. Cette nation aurait beau inscrire dans toutes ses constitutions, graver sur tous ses monuments le principe de sa souveraineté, elle n’en posséderait que la formule ; elle en aurait aliéné les attributs les plus essentiels. »

Ce n’était pas chez M. Barrot une opinion de circonstance ; c’était une opinion profonde, fondamentale ; et le mariage du gouvernement parlementaire avec l’administration impériale lui paraissait quelque chose de monstrueux. Placer une tête libre sur un corps servile, c’était, à ses yeux, violer les lois de la nature, et créer un être hybride qui ne pouvait pas vivre. De là, surtout, venait l’échec de toutes les tentatives libérales que la France avait faites depuis 1789. Le premier devoir était donc d’en finir avec la centralisation et de rendre aux divers organes de la vie publique la liberté de leurs mouvements. C’est dans cet esprit que M. Odilon Barrot publia, en 1861, un volume intitulé « De la centralisation et de ses effets. » Il examinait dans cet écrit l’influence de la centralisation sur les rapports des classes de la société entre elles, sur la prospérité du pays, sur la stabilité des gouvernements, sur les institutions représentatives, et partout il prononçait contre elle une condamnation fortement motivée. C’est surtout au point de vue moral qu’il la réprouvait : « La centralisation, disait-il, détruit chez les peuples toute fierté, toute intelligence et jusqu’au goût des affaires publiques. La question de la bonne ou de la mauvaise administration est bien secondaire à côté de la question morale. Que les citoyens fassent bien ou mal leurs affaires, cela sans doute est important ; mais il y a quelque chose de plus important encore, c’est qu’ils les fassent, et qu’en les faisant ils apprennent à défendre leurs droits, à respecter ceux d’autrui et surtout qu’ils y puisent cette dignité, cette confiance, cette force virile que donne toujours la pratique des devoirs publics. » Pour M. Barrot, cet intérêt primait tous les autres : aussi, quand, au début de l’Assemblée actuelle, il la vit former une commission de décentralisation et attribuer à la plupart des communes la nomination de leurs maires, éprouva-t-il une joie sincère et commença-t-il à mieux augurer de l’avenir de la France. Ce n’était, selon lui, qu’un premier pas, mais que d’autres devaient suivre. Qu’aurait-il pensé s’il avait assez vécu pour voir la même assemblée rebrousser chemin, rétracter ses premiers votes et revenir à une des plus mauvaises lois de l’empire en rendant à l’administration la libre nomination des maires, sans même exiger, comme sous le gouvernement de 1830, qu’ils fussent pris dans les conseils municipaux ?

Sur cette question de la centralisation, M. Odilon Barrot était d’accord avec la presque totalité du parti libéral. Il en fut autrement quand, dix ans après, il compléta son travail par un nouveau livre sur l’organisation judiciaire. Ici, la contradiction fut plus générale et plus forte. Ainsi, on ne niait pas « que le respect du droit ne fût l’ancre de salut des sociétés modernes » mais quand l’auteur ajoutait que « la justice n’était pas organisée en France de manière à être la garantie de tous les droits » et que, pour bien remplir ses éminentes fonctions, « la magistrature française n’était ni assez élevée, ni assez forte », M. Odilon Barrot s’attaquait tout à la fois à des intérêts puissants et à l’esprit légiste, qui a joué un si grand rôle dans notre histoire. Il était, d’ailleurs, impossible de diminuer notablement le nombre des magistrats, sans séparer le fait du droit en matière civile comme en matière criminelle, et sans donner au jury le jugement du fait. Proposée par Duport à l’Assemblée constituante ; par Cambacérès en l’an III ; par M. Odilon Barrot lui-même en 1848, cette réforme avait toujours échoué contre les habitudes invétérées de l’ordre judiciaire ; et aussi, il faut le dire, contre de graves objections. Cette fois encore, à l’Académie des sciences morales et politiques, dont il était membre, M. Odilon Barrot eut à la défendre contre d’habiles jurisconsultes, et il ne réussit pas à la faire triompher. Mais, dans ce débat, où il se présentait affaibli par l’âge et par la maladie, il retrouva toute la vigueur, toute la verdeur de son talent. M. Barrot, d’ailleurs, avait embrassé dans son écrit toutes les questions relatives à la procédure civile ou criminelle, dont il signalait les vices, et dont il proposait la réformation radicale. C’est une thèse qu’il avait soutenue plusieurs fois dans le cours de sa vie, non-seulement par la plume ou par la parole, mais par son exemple ; et personne ne pouvait avoir oublié avec quelle passion généreuse il avait, quelques années auparavant, pris la défense d’une femme, qu’un abus de la procédure criminelle avait amenée à se déclarer coupable, et dont l’innocence venait d’être reconnue. Grâce à lui, une souscription fut ouverte, à laquelle contribuèrent des hommes de tous les partis, et qui suffit pour garantir de la misère cette victime d’une erreur judiciaire.

Peu de temps avant la chute de l’Empire, une tentative s’était faite pour rendre à ce gouvernement le caractère parlementaire, et M. Odilon Barrot, fidèle à sa politique, avait été d’avis qu’il fallait encourager cette entreprise. En conséquence, il lui fut offert d’être ministre de la justice dans le nouveau cabinet, ou procureur général près la Cour de cassation. Il ne pouvait accepter ni l’une ni l’autre de ces propositions ; mais il consentit à présider la commission de décentralisation qui se formait alors. C’était, pour lui, une occasion inespérée de faire prévaloir les opinions de toute sa vie, et il s’y dévoua tout entier. Il eut même à ce sujet une entrevue avec l’empereur, dont on trouvera le curieux récit dans le dernier volume de ses Mémoires. Mais, bientôt, son espérance s’évanouit : le ministère parlementaire se démembra, et la France, vaincue, ruinée, mutilée, fut cruellement punie de la complaisance avec laquelle elle s’était abandonnée, pendant vingt ans, au pouvoir personnel d’un Bonaparte. À cette époque douloureuse, les sentiments de M. Odilon Barrot furent ceux de tous les bons citoyens, et, dès que l’Assemblée se réunit à Bordeaux, il vint, à la demande de M. Thiers, lui apporter ses conseils et l’autorité de son nom. Plus que jamais, M. Thiers regrettait de ne pas l’avoir à ses côtés dans la Chambre, et le jour où le Conseil d’État fut constitué, il l’appela à le présider.

M. Odilon Barrot était alors malade, et, dans ses conversations intimes avec ses amis, il prévoyait qu’il n’avait pas longtemps à vivre ; mais, quand il y avait un service à rendre, il ne croyait pas qu’il lui fût permis de s’abstenir. Il accepta donc cette nouvelle tâche, et rien n’égale le scrupule avec lequel il voulut la remplir. Je l’ai vu, l’hiver qui a précédé sa mort, revenant du Conseil d’État, fatigué, épuisé, mais ne voulant pas admettre que le soin de sa santé pût le retenir un seul jour. Malheureusement, ses forces n’étaient pas en rapport avec sa volonté, et, dans l’été de 1873, il dut se mettre au lit. Il fut bientôt aisé de voir que les sources de la vie étaient taries ; et tandis que les journaux parlaient de convalescence, ceux qui l’entouraient de leurs soins affectueux perdaient toute espérance. Chaque jour il s’affaiblissait ; ses yeux restaient fermés, et il était muet. Quelquefois pourtant, en entendant une voix amie, il paraissait se réveiller, et l’on comprenait, à son regard clair et ferme, que la vie intellectuelle n’était point éteinte. Dix jours avant sa mort, le président de l’Assemblée nationale, M. Buffet, était venu le voir, et il avait voulu le recevoir, malgré les représentations de sa famille. C’était un suprême effort, et, dans son ardent désir d’être utile à son pays, il trouva, en exposant son opinion sur les deux Chambres, un dernier souffle d’éloquence. À partir de ce moment, il ne prononça plus que des paroles brèves et sans portée, et le 6 août, il s’éteignit doucement[1].

Un écrivain qui l’a bien connu disait, le lendemain de sa mort, qu’il n’avait pas été seulement un excellent citoyen, un homme politique considérable, un grand orateur, un jurisconsulte éminent ; mais que c’était en outre un type, et que nul autre n’avait mieux résumé en sa personne la noblesse, la générosité, les illusions même du libéralisme français. À ce portrait fort ressemblant, il manque un trait, c’est qu’il n’était pas d’homme meilleur et plus digne de toute l’affection de ses amis, de tout le respect de ses adversaires. Pendant une vie fort agitée, pas un mauvais sentiment n’était entré dans son âme, et il avait pour ceux-là même qui le méconnaissaient et l’outrageaient, des trésors d’indulgence. S’il avait tort, c’était de trop juger les autres d’après lui-même et de croire que, dans tout débat, le dernier mot doit nécessairement appartenir aux meilleures raisons. N’est-ce pas par suite de cette croyance qu’il se flattait encore, peu de temps avant le coup d’État, de ramener le président à la pratique loyale du gouvernement parlementaire, et qu’il se tenait prêt, malgré l’affront sanglant qu’il avait reçu, à tenter de nouveau l’entreprise ?

Rien qu’à voir cette robuste carrure et ce visage, dont les traits, rudement taillés, s’illuminaient par un bon et franc sourire, on pouvait reconnaître une nature forte et douce tout à la fois, également faite pour la vie publique et pour la vie de famille. Aux qualités qui sont l’honneur de la vie publique, il joignait, en effet, celles qui font le charme de la vie privée : une générosité de sentiments qui avait survécu à toutes les épreuves, un complet désintéressement, une bonté inaltérable. Il avait le tempérament oratoire, et quelquefois, dans ses conversations les plus intimes, il paraissait se croire encore à la tribune. Mais, en revanche, que de bonhomie, que de bienveillance pour ses interlocuteurs les plus humbles ! quelle attention à ne rien dire qui pût les blesser ! Il fallait le voir dans sa maison paternelle de la Lozère, au milieu de ses rochers, comme il disait, causant familièrement avec les curés de son voisinage, donnant aux paysans et à leurs enfants les plus sages conseils ; puis, reprenant avec ses amis de graves entretiens sur les maux de la France et sur le moyen d’y remédier. C’est un souvenir que ne perdront jamais ceux qui ont eu le bonheur de recevoir son hospitalité. Il aimait, d’ailleurs, la campagne pour elle-même, et les amis qui allaient le voir à Bougival le trouvaient souvent maniant la pelle et la pioche, et cultivant son jardin. À Mortefontaine, où il passait plusieurs semaines chaque année, chez son ami M. Corbin, il menait la vie la plus active et la plus saine ; et, pendant la durée de l’Empire, j’ai eu la satisfaction de le recevoir chez moi, chaque année, avec plusieurs de ses anciens collègues, qui l’aimaient tous. De ceux qui lui ont survécu, il n’en est pas un qui ne sente douloureusement la perte que la France a faite, et qui ne le regrette comme un ami.

En perdant M. Odilon Barrot, la France a perdu un des plus illustres représentants de cette forte génération libérale qui, formée, après la tyrannie de l’Empire, dans les luttes de la Restauration, croyait avoir fondé, en 1830, un gouvernement solide, durable, éloigné de tous les excès, et capable de donner à la France ce que l’Angleterre possède depuis plus de cent cinquante ans. À son grand regret, ce gouvernement est tombé ; mais la France n’est pas tombée avec lui, et, fidèle à ses vieilles convictions, M. Barrot a cherché à les faire prévaloir sous les divers régimes qui ont suivi. Non qu’il ait cessé de préférer la monarchie constitutionnelle et parlementaire à la république : dans les derniers temps de sa vie, il professait encore sa prédilection pour cette forme de gouvernement, plus propre qu’aucune autre, selon lui, à donner à la France la plus grande somme de liberté, sans compromettre l’ordre public. Mais, avec tous les vieux libéraux, il pensait que la forme du gouvernement est un fait secondaire qui peut varier, selon l’esprit du temps. Ce qui doit rester invariable, disait-il, sous la république comme sous la monarchie, c’est le respect des droits individuels, ce sont les principes qui permettent aux nations de se gouverner elles-mêmes. — Aussi se désespérait-il de voir que, dans tous les camps, l’esprit de parti subordonnait le fond à la forme, et que chacun aimait mieux laisser périr la France que de la sauver par d’autres voies que la sienne propre. Que de fois, depuis trois ans, je l’ai entendu déplorer qu’il ne se formât pas, dans l’Assemblée actuelle, une majorité disposée à accepter la seule forme de gouvernement qui soit aujourd’hui possible, tout en l’entourant d’institutions libérales et conservatrices[2] ! Bien que radical lui-même en beaucoup de points, M. Odilon Barrot ne se dissimulait pas le danger de ce radicalisme violent et anti-social auquel il avait si énergiquement résisté en 1848 et 1849 ; mais, pour le vaincre, il comptait sur les forces morales bien plus que sur les forces matérielles, sur la liberté bien plus que sur la compression.

La meilleure partie de la vie de M. Odilon Barrot s’est partagée entre trois époques mémorables par les grandes luttes dont elles ont été le théâtre : la lutte des idées libérales contre les passions et les préjugés de l’ancien régime ; le triomphe de ces idées bientôt compromis par de tristes divisions et par la prédominance malsaine des intérêts sur les opinions ; une nouvelle lutte contre les violences révolutionnaires et contre la folle tentative d’une aveugle réaction. À toutes ces époques, M. Odilon Barrot a été au premier rang des combattants, et jamais il ne s’est montré au dessous de sa position. Puis, quand sa vieillesse, comme celle de ses amis, a été affligée par le retour de ce despotisme dont il avait jadis applaudi la chute, et qui devait perdre encore la France après l’avoir asservie, il a su se renfermer dans une attente pleine de dignité, jusqu’au jour où il a pu honorablement consacrer à la résurrection de son pays les restes de son existence. Assurément, il est peu de vies aussi belles, et c’est un modèle qui mérite d’être offert à tous ceux qui, après lui, s’engageront dans la carrière politique. Qu’ils apprennent, par son exemple, à être inébranlables dans leur opinion, conciliants dans leur conduite à rester, à travers toutes les vicissitudes, les hommes du droit et les hommes du devoir à ne jamais désespérer de leur cause, et à la servir dans la défaite aussi bien que dans la victoire. C’est ainsi, seulement, que la France pourra se relever, et le nom de M. Odilon Barrot, associé à notre régénération, restera un des plus glorieux de notre histoire.


DUVERGIER DE HAURANNE,
Ancien député.
  1. Je tiens ces tristes détails de son frère Ferdinand Barrot, qui a assisté à sa longue agonie.
  2. 1. Depuis que ces pages sont écrites, l’Assemblée a fait ce que M. Barrot lui conseillait. Dieu veuille que ce ne soit pas trop tard !