Barrot - Mémoires posthumes, tome 1/CHAPITRE 1

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CHAPITRE PREMIER


(1791-1830)


J’ai été mêlé aux grands événements qui ont rempli le demi-siècle qui vient de s’écouler : je n’ai cependant pas la prétention d’en écrire l’histoire. Il y a entre le rôle d’historien et celui d’acteur une trop grande incompatibilité. Celui qui a participé à l’action est très-peu propre à la bien juger ; peintre et modèle tout à la fois, il pose, alors qu’il croit simplement raconter. Comme je n’ai pas la prétention d’échapper plus qu’un autre à cette disposition d’esprit à peu près inévitable, je me bornerai, comme témoin et comme acteur, à faire ma déposition au tribunal de l’Histoire, heureux si mes concitoyens trouvent à y puiser quelque utile enseignement.

En écrivant ces mémoires, j’obéis à un autre sentiment. Je les avais promis à ma chère fille dont la perte prématurée a été la grande douleur de ma vie. C’est à elle que je les adresse. Je tâcherai de les rendre dignes d’elle, au moins par leur sincérité.

Je suis né le 19 juillet 1791, à l’aurore même de cette Révolution qui devait bouleverser le monde, et qui, après bientôt un siècle, est encore loin d’avoir dit son dernier mot. Mes ancêtres vivaient paisibles et relativement heureux dans leur petit village de Planchamp, situé au pied de la Lozère, au confluent de trois rivières torrentielles, qui se jettent dans l’Ardèche, et j’ai retrouvé dans mes papiers de famille un vieux titre signé Barrotus notarius, en date de 1337. Mon père, qui avait pris son grade d’avocat au parlement de Toulouse, se préparait, comme aîné de la famille, à continuer la profession de ses pères, quand le vent de la révolution vint s’abattre sur son rocher. Déjà les prétentions du clergé, dans le domaine temporel, avaient amené quelque agitation. Dans un procès que mon grand-père avait soutenu contre l’abbé de Ceyran, grand-vicaire de l’évêque de Mende, mon père avait montré beaucoup de fermeté et de talent, ce qui lui avait valu une certaine popularité. Désigné pour rédiger les cahiers du bailliage, puis nommé juge au tribunal du district de Langogne, il fut enfin élu député à la Convention, et il se rendit à Paris, où je fus expédié par mon grand-père maternel M. Borelli, quand j’avais à peine trois ans.

Le plus vieux souvenir de mon enfance se rattache à la célèbre journée de vendémiaire an IV. La Convention, qui se vantait d’être plus politique que la Constituante et de ne pas l’imiter, surtout dans ses scrupules, bien loin de décider, comme cette assemblée, qu’aucun de ses membres ne pourrait être réélu, s’était tout simplement élue elle-même, et avait décrété qu’elle composerait en partie les conseils législatifs que la nouvelle constitution de l’an III avait institués. Par cette espèce de coup d’État, la Convention voulait combattre la réaction que le régime sanglant de la Terreur avait provoquée. Une si flagrante illégalité souleva plusieurs sections dans Paris, celles particulièrement dites de la Butte-des-Moulins et du Théâtre Français, les plus rapprochées des Tuileries où siégeait la Convention.

Nous habitions alors dans une des maisons de la rue Saint-Roch qui faisait face aux croisées latérales de l’église : nous étions à dîner, lorsqu’un coup de feu retentit ; il était dirigé sur un cavalier qui portait un message de la Convention. Mon père ouvrit la fenêtre, vit tout de suite ce qui se préparait, et, après nous avoir embrassés, après avoir bien recommandé à notre mère de fermer les volets et de nous transporter dans une espèce de galetas au grenier, il sortit pour aller où l’appelait son devoir.

Les canons que le général Bonaparte avait braqués contre la rue et l’église Saint-Roch, dont l’insurrection avait fait une sorte de poste avancé contre la Convention, retentirent une partie de la nuit ; et le matin, lorsqu’on ouvrit mes fenêtres, je vis des hommes occupés à jeter dans des tombereaux les cadavres de ceux qui avaient succombé dans le conflit de la veille.

La Convention croyait avoir sauvé la république, elle n’avait fait que fournir un précédent à l’homme qui devait à son tour l’absorber.

Ce fut un peu plus tard que se passa à Planchamp un horrible drame qui plongea mon père dans une profonde douleur. Il s’était organisé dans les montagnes de l’Ardèche des bandes que le fanatisme religieux et politique avait pu réunir à l’origine, mais qui, sous le prétexte de combattre la Révolution, se livraient contre les personnes et les propriétés à des actes de véritable brigandage ; elles sont connues dans l’histoire sous le nom de Camp de Jalès. Or, il arriva un jour qu’une de ces bandes composée de huit à dix hommes armés s’abattit sur Planchamp. Mon grand-père s’était obstiné à y rester malgré les vives instances que lui adressait mon père pour le presser de se retirer dans la petite ville voisine où il aurait été plus en sûreté sous la protection des soldats qui y tenaient garnison ; heureusement l’arrivée des bandits fut annoncée à mon grand-père qui eut le temps de s’enfermer dans sa maison, avec ses domestiques, et de les armer, de manière que les assaillants furent reçus par une fusillade qui en mit hors de combat deux ou trois : les autres se retirèrent, mais en annonçant qu’ils reviendraient. Aussitôt que mon père eut connaissance de ce fait, il redoubla ses instances auprès de mon grand-père pour qu’il quittât au moins momentanément Planchamp ; mais ce fut en vain : ce vieillard courageux, âgé de plus de quatre-vingts ans, répondait aux lettres pressantes de mon père que les brigands avaient été trop bien reçus une première fois, pour oser y revenir ; que, d’ailleurs, il n’avait plus que bien peu de temps à vivre et qu’il aimait mieux mourir sur son rocher que de le quitter.

Les craintes de mon père ne se vérifièrent que trop : une nouvelle bande, cette fois plus nombreuse et mieux renseignée, survint un jour, au moment où les domestiques étaient à leur travail ; mon grand-père était chez lui avec une de ses filles et un prêtre assermenté réfugié dans sa maison. Au cri de : Voilà les brigands ! son hôte et lui eurent à peine le temps de soulever une trappe qui était dans la cuisine et de se glisser dans un caveau ; malheureusement leur cachette, sur les indications de quelque homme du pays, fut découverte ; ils en furent arrachés pour être fusillés, le prêtre devant la porte de l’église, et mon grand-père sur la petite place qui précède notre cour.

La plupart des misérables qui trempèrent dans cet assassinat furent arrêtés et fusillés. Mon père eut toujours le soupçon que l’affaire de l’abbé de Ceyran et les ressentiments qu’elle avait laissés après elle pouvaient bien avoir été pour quelque chose dans l’acharnement de ces bandes qui se disaient l’armée de la Foi.

Ce ne sont, au reste, que de simples soupçons contre lesquels l’abbé de Ceyran, que mon père avait eu la générosité de faire rayer de la liste des émigrés, se défendit dans une série de lettres que j’ai retrouvées dans nos vieux papiers de Planchamp.

Telles étaient les crises au milieu desquelles se passa mon enfance. Il arrivait parfois à mon père, le plus doux et le plus naturellement bienveillant des hommes, attristé par toutes ces scènes violentes, de regarder ses enfants, les larmes dans les yeux, et de nous dire « Mes pauvres enfants, je traverse de bien mauvais jours, mais ce qui me console, c’est que vous n’en verrez pas de pareils. » Il se trompait : son fils devait revoir à peu près ces mêmes scènes de violence, et si j’avais des fils, je n’oserais pas leur donner l’assurance qu’ils n’en verraient pas de pareilles à leur tour. Terrible cercle dont il faudra bien que la France sorte un jour pour sa régénération ou pour la mort.

Je ne dis rien des crises de misère et de famine que toutes les familles, les riches comme les pauvres, eurent à subir à cette triste époque. La nation enfiévrée avait tout détruit et prétendait tout reconstruire à neuf, selon le modèle que ses idéologues lui avaient tracé : elle n’avait oublié qu’une seule chose, c’était de cultiver ses champs ; en outre, par ses émissions désordonnées de papier-monnaie, il fallait des monceaux d’assignats pour se procurer une livre de pain ou de viande, et je me souviens d’avoir vu dans les mains de ma mère des bons pour quelques paquets de chandelles que la Convention délivrait à chacun de ses membres. C’est ainsi que vivaient ces conventionnels qui faisaient trembler le monde.

Quand l’âge des études sérieuses commença pour moi, j’entrai au Prytanée de Saint-Cyr qui venait d’être fondé. M. Chaptal, ami et compatriote de mon père, lui avait signalé cet établissement comme étant l’objet de la prédilection du gouvernement qui y avait placé les professeurs les plus distingués ; et, en effet, dans le commencement, les études y étaient assez fortes ; mais, à raison de cette prédilection même du gouvernement, l’institution se dénatura, et finit par devenir une sorte de succursale de l’école militaire de Fontainebleau. Les événements marchaient ; le consulat succédait à la république, l’empire au consulat, et nous avions parmi nos camarades un grand nombre de fils de généraux illustres, Désaix, Kléber, Oudinot ou de grands fonctionnaires de l’Empire. Aussi Napoléon, au retour de chacune de ses campagnes, ne manquait-il jamais de venir nous passer en revue. J’ai même eu quelquefois l’honneur, pour le désordre de ma tenue militaire, d’attirer l’attention de Sa Majesté qui daigna de sa main impériale agrafer mon uniforme, et de son côté, notre excellent proviseur, M. Crouzat, ne laissait jamais échapper l’occasion de refaire sa harangue obligée sur les temps héroïques de l’antiquité effacés par les exploits du grand homme des temps modernes, et de rappeler que Saint-Cyr, qui, sous la monarchie, était un nid de colombes, était devenu un nid d’aiglons sous l’empire.

Comment toute cette jeunesse n’eût-elle pas été enivrée des gloires de cette époque et ne se fût-elle pas dévouée corps et âme à celui qui les personnifiait ? Et comment, moi-même, à cet âge où les impressions sont si vives et se reçoivent si facilement, ai-je pu échapper à cette contagion ? Je le dois, sans doute, à une certaine indépendance naturelle dont je retrouve le témoignage dans les notes qu’on envoyait à nos parents. Cet enfant, y était-il dit, peut tout ce qu’il veut ; mais il veut à son heure.

Je me rappelle le mouvement d’indignation que je ressentis lorsque, tout enfant que j’étais encore, je vis pour la première fois nos soldats marqués de la lettre N. « Tiens, dis-je avec amertume à un de mes camarades, je crois que c’était le jeune Oudinot ; il n’y a pas longtemps que j’ai vu passer un troupeau de moutons qui portaient aussi la lettre initiale de leur propriétaire. »

Je suis bien loin cependant de regretter cette éducation à moitié militaire et un peu rude que j’ai reçue à Saint-Cyr. Mes études ont pu en souffrir, mais mon corps et mon caractère ne s’en sont pas mal trouvés.

Il vint un moment cependant où mon père dut me retirer de Saint-Cyr : tout notre temps y était employé en exercices militaires. Nous nous vantions de manœuvrer mieux qu’aucun régiment de l’Empire, et, tous les ans, Napoléon faisait au milieu de nous sa triste moisson. À une certaine époque de l’année, on voyait ces pauvres jeunes gens, à peine adolescents, sortir de nos rangs ; quelques jours après, ils venaient nous visiter, fiers de leurs galons de sergents ou de fourriers, et puis à peine quelques mois s’étaient écoulés qu’un funeste bulletin nous apprenait combien avaient été courts leurs rêves de gloire.

Je n’avais pas grande disposition pour être soldat ; mon père, de son côté, voulait que je fusse avocat ; il me mit au lycée Napoléon, à Paris, pour y achever mes études. Là, je fis, ou plutôt je refis ma seconde et ma rhétorique ; car j’avais fait ces deux classes à Saint-Cyr, mais d’une manière trop imparfaite. Malgré ce retard, à dix neuf-ans j’avais terminé mes classes, j’étais licencié en droit et reçu avocat. Ma prestation de serment devant la Cour impériale de Paris date de 1811.

Ce fut alors que commença pour moi la jeunesse, cet âge des passions, de l’inexpérience et des désirs impatients. Quelques succès dans nos conférences de jeunes avocats, quelques plaidoyers heureux en cours d’assises pour de pauvres diables que les magistrats nous livraient afin de faire sur eux nos premières expériences, experimenta in anima vili, firent dire que j’avais quelques-unes des conditions essentielles à l’avocat.

Je me souviens que, chargé de plaider pour un vagabond accusé d’avoir volé la nuit et avec effraction quelque volaille dans une ferme, j’allai, comme d’usage, visiter mon client à la Conciergerie. Ses haillons, sa barbe inculte donnaient à ce malheureux un aspect si repoussant que je ne pus m’empêcher de lui dire « Vous êtes condamné d’avance, soyez-en certain, si vous vous présentez demain dans cet état devant le jury. Que faut-il donc faire, monsieur l’avocat ? — Parbleu, vous laver, et surtout vous faire faire la barbe. Mais je n’ai pas de quoi ! Qu’à cela ne tienne. Voilà pour la barbe ; » et je lui remis une petite pièce de monnaie dans la main.

Le lendemain, mon client était tout autre ; il ressemblait presque à un honnête homme, aussi fut-il acquitté et certainement le rasoir du barbier avait eu autant de part dans cet acquittement que ma jeune éloquence.

De pareilles causes pouvaient me faire honneur, mais ne me rapportaient aucun profit. Mon père n’avait guère alors d’autre revenu que son traitement de dix mille francs du Corps législatif et trois ou quatre mille francs d’une place qu’il avait acceptée dans les bureaux de son ancien collègue, M. Pelet de la Lozère. Il avait six enfants, était obligé à une certaine représentation, et malgré l’admirable économie de mon excellente mère, la charge était pesante. Je m’en apercevais et je souffrais d’y ajouter, moi déjà grand garçon et qui aurais tant voulu venir en aide à mes parents.

L’impatience s’emparait de moi et je devins inquiet et morose : mon père s’en aperçut, m’interrogea et je lui avouai que le chagrin d’ajouter aux charges déjà si lourdes qu’il avait à supporter me rendait profondément malheureux. Je lui dis que la carrière qu’il m’avait fait prendre, toute belle qu’elle était, produisait des fruits trop tardifs et que nous n’étions pas en position de les attendre ; que, comme l’aîné des enfants mâles, j’avais des devoirs à remplir envers mes frères et sœurs, et que de longtemps la profession d’avocat ne pourrait me fournir les moyens d’y pourvoir.

Vainement mon père chercha-t-il à combattre ces accès de découragement, m’assurant qu’il n’était nullement inquiet de l’avenir, qu’il avait traversé de bien plus mauvais jours et qu’il suffirait à tout ; que je ne devais pas avoir moins de courage et de patience qu’il n’en avait eu lui-même, etc. Toutes ces exhortations étaient vaines ; ma tristesse et mon découragement persistèrent. Il faut bien dire aussi que ce n’était pas seulement la lenteur et l’incertitude des résultats lucratifs de ma profession qui me préoccupaient ; les personnes et surtout les vieux avocats qui prenaient intérêt à moi me pressaient beaucoup de travailler chez les avoués et pour eux. J’essayai, et pour prouver ma bonne volonté, je fréquentai une ou deux études ; mais soit que je fusse mal disposé, soit que j’eusse mal rencontré, ce travail me rebuta. La fortune qui m’arriverait par cette voie me semblait trop chèrement acquise, et je ne me sentais pas le courage, pour devenir avocat indépendant, de dépendre pendant cinq à six ans des avoués.

Enfin, mon père, désespérant de surmonter mon découragement, me demanda un jour sérieusement quelle autre carrière, à défaut de celle du barreau, je voudrais embrasser ? « Celle de l’administration, » lui répondis-je. Quelques-uns de mes jeunes camarades du lycée Napoléon, Pastoret, Bréville, Germain et d’autres y étaient déjà entrés, touchaient des traitements, se suffisaient à eux-mêmes et me faisaient naturellement envie. « Hé bien, soit ! me répondit mon bon père, j’avais rêvé pour toi un autre avenir ; mais tu me parais si malheureux que je ferai ce que tu désires. »

Il connaissait le directeur du personnel du ministère de l’intérieur, M. Benoît, et à quelques jours de cet entretien, il recevait une lettre du ministre lui annonçant que j’étais sous-préfet dans le département de la Haute-Loire ; et me voilà ravi. Déjà, je me vois en uniforme et l’épée au côté ; mais mon pauvre père à son tour était triste et ne se pressait pas de répondre au ministre lorsque, par le plus étrange des hasards, il rencontra dans la rue un de ses vieux collègues de la Convention qui, après être sorti de la politique, s’était créé, par sa connaissance approfondie du droit romain, par la sûreté de son jugement et par une probité à toute épreuve, une éminente position parmi les avocats au conseil d’État et à la Cour de cassation ; c’était M. Mailhe, le célèbre rapporteur dans l’affaire de Louis XVI.

Il y avait longtemps que ces deux vieux collègues ne s’étaient vus ; ils s’interrogèrent sur leur famille. « On m’a dit que tu avais un fils reçu avocat et qui annonce des dispositions ; que comptes-tu en faire ? — Mon plus vif désir c’était qu’il suivît la carrière du barreau pour laquelle je lui crois quelque aptitude ; mais il trouve que les fruits de cet arbre sont trop lents à mûrir ; il perd patience, il me désole par son découragement, et j’ai fini par céder, je viens de le faire nommer sous-préfet. — Tu t’es bien pressé : tous les jeunes gens ont passé par ces moments de découragement. Envoie-moi ton fils, je verrai bientôt ce dont il est capable, et, s’il en est temps encore, nous lui ouvrirons une carrière dans laquelle il ne relèvera que de lui-même. »

Le lendemain de bonne heure, j’étais dans le cabinet de M. Mailhe qui, après avoir causé avec moi pendant quelques instants de droit et de jurisprudence, me dit : « Hé bien, jeune homme, votre père m’a dit que vous préfériez la carrière des places à celle du barreau ! » Je lui expliquai de mon mieux que ce n’était pas par goût, mais par nécessité ; que j’étais l’aîné d’une nombreuse famille, que mes parents avaient de lourdes charges à supporter, etc. « Ah ! je vois, me dit-il en m’interrompant, ce qui vous manque : c’est de voir devant vous un but certain à atteindre. Il y a moyen d’y pourvoir : voulez-vous travailler avec moi ? — Certainement, lui répondis-je sans hésiter, devinant la pensée de ce brave homme. — Hé bien, j’ai précisément dans ma maison un rez-de-chaussée (il demeurait alors rue Monsieur-le-Prince), un petit appartement tout à fait indépendant et qui vous conviendra ; nous ferons ménage ensemble. Allez chercher votre paquet. »

Le soir même j’étais installé chez M. Mailhe : la sous-préfecture était refusée ; les fumées de la vanité s’étaient évanouies et avaient heureusement fait place à de fortes résolutions de travail.

Une perspective sérieuse m’était enfin ouverte : j’avais devant les yeux un but vers lequel mes efforts pouvaient se porter, et que je me sentais la force d’atteindre.

Lorsque j’avais accepté le patronage de M. Mailhe avec la chance de lui succéder un jour, j’avais à peine dépassé l’âge de la majorité ; j’espérais pouvoir profiter longtemps encore des leçons et de l’expérience de mon patron et préparer ainsi de loin la transition qui devait faire passer son cabinet de ses mains expérimentées dans les miennes. Les événements en décidèrent autrement.

L’année 1814, on le sait, vit la chute de l’empire, et la position de M. Mailhe ne fut plus la même. La première restauration se montrait plus empressée de récompenser les vieux dévouements de ses anciens serviteurs, que de persécuter ceux qui avaient figuré dans les gouvernements précédents ; elle affectait même, sur ce point, une assez sage impartialité. Cependant, lorsque la liste des avocats au conseil d’État fut présentée à M. le chancelier Dambray et qu’il vit le nom de M. Mailhe, il n’hésita pas à déclarer qu’il ne consentirait jamais à ce que le rapporteur du funeste procès de Louis XVI figurât parmi les avocats aux conseils du roi. Ces avocats, dans l’ancienne monarchie, étaient réputés les commensaux du roi et faisaient en quelque sorte partie de sa maison. Aucune considération politique ne put surmonter les scrupules du vieux chancelier, et alors M. Mailhe dut présenter un successeur. Malheureusement je n’avais pas atteint l’âge de 25 ans requis par les règlements et il n’y avait pas d’exemple que des dispenses d’âge eussent été accordées pour ces sortes de fonctions ; néanmoins, comme la circonstance était toute particulière et qu’on voulait surtout éviter un éclat, je fus agréé moyennant des lettres de dispense d’âge qui me furent accordées exceptionnellement.

Je devins donc titulaire de la charge d’avocat aux conseils du roi mais, comme bien on le pense, M. Mailhe restait toujours dans la réalité le directeur de son cabinet. Il était d’ailleurs demeuré avocat à la Cour de cassation, car à cette époque les deux titres n’étaient pas encore confondus ; il n’y avait donc rien de changé dans ma situation. Je continuai à travailler avec ardeur et confiance pour me rendre digne de recueillir la succession qui devait m’échoir dans un avenir que je croyais encore éloigné.

Après la douleur et l’humiliation que l’invasion et la présence de l’étranger à Paris causaient à une jeunesse enivrée de gloire et habituée aux succès de la patrie, vint le réveil du sentiment de la liberté, longtemps comprimé. Les nouvelles institutions fondées par la charte de 1814 en favorisaient l’expansion : la discussion publique recommençait en France. Déjà et dans les derniers jours de l’Empire, nous avions sympathisé avec ardeur aux remontrances que M. Lainé avait adressées à l’empereur au nom du Corps législatif.

Ces premiers signes de vie publique, après une si longue léthargie, nous avaient profondément remués dans le jeune barreau de Paris. Nous pressentions qu’une nouvelle ère allait commencer pour la France et chacun de nous s’y préparait, selon ses goûts, ses habitudes d’esprit, son éducation. C’est à ce moment que commença ma liaison avec Berryer, qui débutait, comme moi, au barreau de Paris ; il faisait déjà pressentir ces éminentes qualités de l’orateur qui l’ont placé au premier rang des princes de la parole ; sa grâce personnelle, la bienveillance naturelle de son caractère, le faisaient aimer de tous. Ses croyances religieuses mêlées à un libéralisme sincère qui, je dois le dire à son honneur, ne s’est jamais démenti, une remarquable capacité des affaires qu’il tenait de son père, avocat et praticien consommé, la puissance de son action oratoire que favorisait un organe admirablement timbré, tout cela joint à une âme tendre et expansive l’appelait à jouer un grand rôle dans un pays où la parole allait redevenir une puissance.

Quelques conversations échangées entre nous suffirent pour nous montrer que, bien qu’opposés par nos origines, par nos croyances, nous nous rapprochions dans un sentiment commun, celui de l’amour de la liberté et de la haine contre le despotisme de Napoléon.

Dans les rangs de ce jeune barreau, se faisait remarquer également Mauguin, que la nature avait admirablement doué et pour l’intelligence et pour les avantages physiques qui sont loin d’être indifférents chez l’orateur.

Au milieu de ses brillantes facultés, et comme pour les neutraliser, quelque fée maligne avait malheureusement glissé un amour-propre désordonné, qui ne lui a jamais laissé le moindre doute sur son infaillibilité. La confiance en soi, dans une certaine mesure, est un élément de force et de succès ; les hommes sont naturellement livrés au doute et à l’hésitation : celui d’entre eux qui ne doute ni n’hésite jamais a déjà sur ses semblables une véritable supériorité. Je dis dans une certaine mesure, car, si cette confiance est telle qu’elle ne permette pas à celui qui la ressent d’apercevoir les différentes faces d’une question, si elle éloigne et dédaigne tout conseil, alors elle devient un véritable aveuglement : l’avortement est inévitable. La fable d’Adonis est vraie au moral comme au physique : c’est, je le crois, l’histoire de Mauguin.

Avec les plus beaux éléments de succès, après les plus brillants débuts au barreau et à la tribune, après avoir même occupé le premier rang pendant quelque temps parmi les orateurs de l’opposition, cette malheureuse infatuation de lui-même l’a fait déchoir et n’a malheureusement pas compromis seulement sa carrière politique, mais lui a causé des embarras de fortune qui ont empoisonné les derniers jours de sa vie.

Mérilhou avait aussi sa place dans cette pléiade de jeunes gens qui se préparaient par les luttes du barreau au rôle politique qu’ils devaient jouer un jour : il avait été magistrat, et l’opinion publique lui tenait compte du libéralisme de son langage. Orateur sans éclat et sans facilité, on peut dire de ses succès et de sa position au barreau qu’il les devait à son caractère et à l’estime qu’il inspirait plutôt qu’à son talent : aussi la chute a-t-elle été aussi lourde que subite, lorsque le caractère politique s’est démenti et lorsque certains désordres privés sont venus jeter quelque ombre sur sa moralité. On ne peut dire qu’il y ait une grande pruderie en France : on y pardonne beaucoup aux hommes qui sont exposés aux regards du public, mais c’est à la condition que les faiblesses humaines soient recouvertes d’un certain vernis.

La personnalité originale de Dupin tranchait sur son caractère : scolaste par goût, par nature, pour ainsi dire, sa vocation le portait vers le professorat, et ses premiers efforts furent dirigés vers une chaire de droit à Paris. Les concours sont si intelligents qu’il se vit préférer des hommes qui n’avaient pas la centième partie de son érudition et surtout de son esprit, un des plus vifs, des plus prompts qui aient jamais brillé dans le monde des affaires. Brusque, inculte dans ses manières, sa laideur même, comme celle de Mirabeau, s’harmonisait avec son esprit et lui venait en aide ; inépuisable dans sa verve, personne n’a jamais eu la répartie plus vive et n’a enfoncé le trait plus avant. Travailleur infatigable et avec ordre, il avait beaucoup amassé avant d’entrer dans la lutte, et cela lui a assuré de grands avantages sur ses émules moins bien préparés.

Cependant on peut dire que, chez lui, il y avait plus d’esprit que de philosophie, plus de raison que d’élévation, plus de recherche de l’effet et du succès que Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/52 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/53 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/54 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/55 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/56 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/57 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/58 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/59 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/60 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/61 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/62 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/63 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/64 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/65 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/66 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/67 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/68 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/69 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/70 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/71 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/72 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/73 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/74 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/75 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/76 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/77 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/78 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/79 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/80 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/81 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/82 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/83 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/84 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/85 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/86 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/87 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/88 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/89 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/90 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/91 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/92 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/93 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/94 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/95 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/96 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/97 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/98 Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 1.djvu/99