Barzaz Breiz/1846/Héloïse et Abailard/Bilingue

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Barzaz Breiz, édition de 1846
Héloïse et Abailard



XVI


HÉLOÏSE ET ABAILARD.


( Dialecte de Cornouailles. )


Je n’avais que douze ans quand je quittai la maison de mon père, quand je suivis mon clerc, mon bien cher Abailard.

Quand j’allai à Nantes, avec mon bien doux clerc, je ne savais, mon Dieu, que le breton ;

Je ne savais, mon Dieu, que dire mes prières, quand j’étais chez mon père, petite, à la maison.

Mais maintenant, je suis instruite, fort instruite en tout point ; je connais la langue des Franks et le latin, je sais lire et écrire.

Et lire dans le livre des Évangiles, et bien écrire, et parler, et consacrer l’hostie aussi bien que les prêtres.

Et empêcher le prêtre de dire sa messe, et nouer l’aiguillette par le milieu et les deux bouts ;

Je sais trouver l’or pur, l’or au milieu de la cendre, et l'argent dans le sable, quand j’en ai le moyen :

Je me change en chienne noire, ou en corbeau, quand je le veux, ou en porte-brandon (feu follet), ou en dragon ;

Je sais une chanson qui fait fendre les cieux, et tressaillir la grande mer, et trembler la terre.

Je sais, moi, tout ce qu’il y a à savoir en ce monde ; tout ce qui a été jadis, tout ce qui sera.

La première drogue que je fis avec mon doux clerc, fut faite avec l’œil gauche d’un corbeau, et le cœur d’un crapaud ;


Et avec la graine de la fougère verte, cueillie à cent brasses au fond du puits, et avec la racine de l’herbe d’or arrachée dans la prairie,

Arrachée tête nue, au lever du soleil, en chemise et nu-pieds.

La première épreuve que je fis de mes drogues, fut faite dans le champ de seigle du seigneur abbé :

De dix-huit mesures de seigle qu’avait semées l’abbé, il ne recueillit que deux poignées.

J’ai un coffret d’argent à la maison, chez mon père : qui l’ouvrirait s’en repentirait bien.

Il y a là trois vipères qui couvent un œuf de dragon ; si mon dragon vient: à bien, il y aura désolation ;

Si mon dragon vient à bien, il y aura grande désolation ; il jettera des flammes à sept lieues à la ronde.

Ce n’est pas avec de la chair de perdrix, ni avec de la chair de bécasse, mais avec le sang sacré des Innocents, que je nourris mes vipères.

Le premier que je tuai était dans le cimetière, sur le point de recevoir le baptême, et le prêtre en surplis.

Quand on l’eut porté au carrefour, je quittai ma chaussure, et m’en allai le déterrer, sans bruit, sur mes bas.

Si je reste sur terre, et ma lumière avec moi ; si nous restons eu ce monde encore un an ou deux ;

Encore deux ou trois ans, mon doux ami et moi, nous ferons tourner ce monde à rebours.

— Prenez bien garde, jeune Loïza, prenez garde à votre âme ; si ce monde est à vous, l’autre appartient à Dieu. —


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