Barzaz Breiz/1846/Héloïse et Abailard

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HÉLOISE ET ABAILARD.


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ARGUMENT.


L’histoire d’Héloïse et d’Abailard a fourni un sujet à notre poésie populaire ; mais elle l’a chantée à sa manière. Ce ne sont ni les amours ni les malheurs des deux amants qui l’ont frappée. La métamorphose qu’elle a fait subir à cette femme célèbre est fort étrange ; on voudrait pouvoir en douter, mais il n’y a pas matière à l’ombre d’un doute ; les faits sont positifs : Héloïse est changée en une affreuse sorcière.

On sait qu’elle passa avec Abailard plusieurs années au bourg de Pallet, près de Nantes (1099). Durant leur séjour en Bretagne, le bruit de son savoir se répandit partout ; le peuple en fut émerveillé ; et comme à cette époque de naïve ignorance, tout savant était un sorcier, il lui en départit les connaissances et les attributs : telle est sans doute la cause principale de cette métamorphose singulière ; mais il en est une autre qu’on dira plus tard.

Peu de chants sont plus répandus que celui-ci ; j’en ai recueilli vingt versions.


XVI


HÉLOÏSE ET ABAILARD.


( Dialecte de Cornouailles. )


Je n’avais que douze ans quand je quittai la maison de mon père, quand je suivis mon clerc, mon bien cher Abailard.

Quand j’allai à Nantes, avec mon bien doux clerc, je ne savais, mon Dieu, que le breton ;

Je ne savais, mon Dieu, que dire mes prières, quand j’étais chez mon père, petite, à la maison.

Mais maintenant, je suis instruite, fort instruite en tout point ; je connais la langue des Franks et le latin, je sais lire et écrire.

Et lire dans le livre des Évangiles, et bien écrire, et parler, et consacrer l’hostie aussi bien que les prêtres.

Et empêcher le prêtre de dire sa messe, et nouer l’aiguillette par le milieu et les deux bouts ;

Je sais trouver l’or pur, l’or au milieu de la cendre, et l'argent dans le sable, quand j’en ai le moyen :

Je me change en chienne noire, ou en corbeau, quand je le veux, ou en porte-brandon (feu follet), ou en dragon ;

Je sais une chanson qui fait fendre les cieux, et tressaillir la grande mer, et trembler la terre.

Je sais, moi, tout ce qu’il y a à savoir en ce monde ; tout ce qui a été jadis, tout ce qui sera.

La première drogue que je fis avec mon doux clerc, fut faite avec l’œil gauche d’un corbeau, et le cœur d’un crapaud ;

Et avec la graine de la fougère verte, cueillie à cent brasses au fond du puits, et avec la racine de l’herbe d’or arrachée dans la prairie,

Arrachée tête nue, au lever du soleil, en chemise et nu-pieds.

La première épreuve que je fis de mes drogues, fut faite dans le champ de seigle du seigneur abbé :

De dix-huit mesures de seigle qu’avait semées l’abbé, il ne recueillit que deux poignées.

J’ai un coffret d’argent à la maison, chez mon père : qui l’ouvrirait s’en repentirait bien.

Il y a là trois vipères qui couvent un œuf de dragon ; si mon dragon vient: à bien, il y aura désolation ;

Si mon dragon vient à bien, il y aura grande désolation ; il jettera des flammes à sept lieues à la ronde.

Ce n’est pas avec de la chair de perdrix, ni avec de la chair de bécasse, mais avec le sang sacré des Innocents, que je nourris mes vipères.

Le premier que je tuai était dans le cimetière, sur le point de recevoir le baptême, et le prêtre en surplis.

Quand on l’eut porté au carrefour, je quittai ma chaussure, et m’en allai le déterrer, sans bruit, sur mes bas.

Si je reste sur terre, et ma lumière avec moi ; si nous restons eu ce monde encore un an ou deux ;

Encore deux ou trois ans, mon doux ami et moi, nous ferons tourner ce monde à rebours.

— Prenez bien garde, jeune Loïza, prenez garde à votre âme ; si ce monde est à vous, l’autre appartient à Dieu. —


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


L’auteur suppose qu’Héloïse n’a que douze ans lorsqu’elle quitte la maison paternelle pour suivre son amant. Il y a, dans l’énumération qu’elle fait de ses talents, un certain orgueil qui commence par être naïf, et finit par devenir horrible. On y trouve un bizarre mélange de pratiques druidiques et de superstitions chrétiennes. Héloïse est fort savante : elle sait la langue romane et le latin ; elle lit l’Évangile ; les abbesses seules, entre les femmes, en avaient le droit. Ce fait est important : il prouve qu’Héloïse était déjà retirée au Paraclet lors de la composition du chant ; elle n’est donc pas seulement sorcière, elle est religieuse, prêtresse même, puisqu’elle prétend consacrer l’hostie.

Elle est alchimiste ; elle se métamorphose à son gré : elle est tour à tour chienne noire, corbeau, dragon, ou feu follet. Les âmes des méchants empruntent toutes ces formes.

Au pied du Mont-Saint-Michel, en Cornouaille, s’étend un vaste marais ; si le montagnard voit passer, sur le soir, un grand homme maigre et pâle, suivi d’une chienne noire, qui se dirige de ce côté, il regagne bien vite sa cabane, il ferme sa porte au verrou, et se met en prière, car la tempête approche. Bientôt les vents mugissent, le tonnerre roule avec fracas, la montagne tremble et parait prête à s’écrouler : c’est le moment où le magicien évoque les âmes des morts.

Le feu follet est un enfant qui porte à la main un brandon qu’il tourne comme une roue enflammée ; c’est lui qui incendie les villages que l’on voit brûler, la nuit, sans que personne y ait mis le feu ; le cheval malade qui se traîne vers l’écurie, c’est lui : on croit le tenir, il échappe en jetant son tison à la tête du pâtre qui veut le conduire à l’étable. La chèvre blanche, égarée, qui bêle tristement, après le coucher du soleil, au bord de l’étang, c’est encore lui ; elle fait tomber le voyageur dans l’eau, et fuit en ricanant. Esprit, lutin, démon malicieux et moqueur, le porte-brandon met sa joie à narguer l’homme.

Héloïse a tout pouvoir sur la nature : elle connaît le présent, le passé, l’avenir ; elle chante, et la terre s’émeut. Elle sait la vertu des simples ; comme Merlin, elle cueille au point du jour l’herbe d’or ; elle jette des sorts ; elle fait couver des œufs de vipères qu’elle engraisse de sang humain ; elle bouleverserait le monde. Cependant il y a une limite qu’elle ne franchit pas : où finit son empire commence celui de Dieu. Il est curieux d’entendre, au sixième siècle, le barde-druide Taliesin faire étalage de ses connaissances de la même manière qu’Héloïse. Lui aussi se vante d’avoir subi ou de pouvoir subir des métamorphoses étranges; d’avoir été biche, coq et chien[1] ; de connaître tous les mystères de la nature[2] ; d’être l’instituteur du monde ; de tenir enfermé dans ses livres sacrés le trésor entier des connaissances humaines[3].

Le poëte est d’accord avec l’histoire en faisant vivre Héloïse et son amant à Nantes, ou aux environs. C’était le pays classique de la sorcellerie. Le druidisme avait eu un collège de prêtresses dans une des îles situées à l’embouchure de la Loire, et leur science avait laissé de si profondes traces dans les esprits, qu’au milieu du quatorzième siècle, elles ne s’étaient point encore effacées. Le nombre des sorcières se multipliait même tellement de jour en jour, que l’évêque diocésain crut devoir fulminer contre elles une bulle d’excommunication, avec toutes les cérémonies d’usage, en pleine cathédrale, au son des cloches, en allumant, puis éteignant les flambeaux, et foulant aux pieds le missel et la croix[4].

Les druidesses de la Loire, comme les vierges de l’archipel armoricain[5], passaient sans doute, aussi elles, pour être douées d’un esprit surhumain ; sans doute, l’on croyait qu’elles pouvaient soulever par leurs chants la mer et les vents, prendre à leur gré la forme d’animaux divers, guérir de maladies incurables, connaître et prédire l’avenir.

Il est facile de voir, à ces traits, que le poète a confondu Héloïse avec les prêtresses du culte antique de ses pères ; lui aurait-il mis dans la bouche quelques débris de leurs hymnes, conservés par la tradition ? Nous sommes porté à le croire, et telle est la raison qui nous a fait attribuer à une partie du chant une antiquité très-reculée et bien antérieure au douzième siècle, auquel il semble appartenir.

Peu de pièces, avons-nous dit, sont plus populaires ; elle se chante avec de légères variantes dans les quatre dialectes bretons : je la publie d’après une version cornouaillaise, mais évidemment elle a été composée dans le dialecte de Vannes ; les moines de Saint-Gildas de Rhuys, dont Abailard était abbé, et qu’il traita comme on sait, avec un tel dédain philosophique, qu’on le chassa du pays, pourraient bien n’avoir pas été étrangers à sa composition, et s’être faits l’écho satirique des croyances populaires sur Héloïse, pour se venger de l’insolence de leur supérieur, et venger, du même coup, les Bretons insultés par lui.

Mélodie originale

  1. Myvyrian, t. I, p. 35.
  2. Ib., ibid., p. 21.
  3. Ib., ibid., p. 20.
  4. Sortiarias quia quotidie multiplicantur in civitate et diocesi Nannetensi... excommunicamus. (Statuta Ollivarii, episcopi Nammensis, ad ann. 1354. D. Morice, Histoire de Bretagne, Preuves.)
  5. Maria et ventos concitari carminibus ; seque in quae vellint animalia vertere, scire ventura et predicare. (P. Mela, de Situ orbis, lib. III, c. VI.)