Barzaz Breiz/1846/Le Mal du pays

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Barzaz Breiz/1846
Barzaz Breiz, 1846Franck2 (p. 369).



LE MAL DU PAYS.


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ARGUMENT.


Un jeune paysan des montagnes d’Arez, embarqué comme matelot à bord d’un bâtiment de guerre, fut atteint du mal du pays, et l'on fut contraint de le laisser à quelques lieues de Bordeaux, où il mourut de chagrin et de misère, sur la paille, dans une étable.

Cet amour pour le lieu natal est un des sentiments qui inspirent le plus, chaque jour, nos poëtes populaires. Il n’est pas de conscrit qui ne fasse composer sa chanson d’adieu a sa maîtresse et à sa famille en quittant la Bretagne : il y en a des milliers sur ce sujet ; toutes sont pleines de cœur, mais non de poésie. Le matelot des montagnes fil lui-même la sienne ; c’est un de ses camarades de bord qui l’a conservée et répandue dans le pays.

Nous tenons ces détails d’un paysan de la paroisse de la Feuillée, sous la dictée duquel nous l’avons écrite ; il l’avait apprise lui-même d’un vieux garçon meunier, ami d’enfance du matelot, qui, s’il vivait encore, aurait plus de cent cinquante ans aujourd’hui.


XII


LE MAL DU PAYS.


( Dialecte de Cornouaille. )


Les ancres sont levées ; voici le flik-flok ; le vent devient plus fort; nous filons rapidement; les voiles s’enflent ; la terre s’éloigne ; hélas ! mon cœur ne l’ail que soupirer.

Adieu à quiconque m’aime, dans ma paroisse et aux environs ; adieu, pauvre chère petite, Linaik, adieu! je te fais ces adieux en te quittant; peut-être, hélas! est-ce pour toujours.

Comme un petit oiseau enlevé dans le bois par un épervier d’auprès de sa compagne, dans la saison où ils allaient s’accoupler, je n’ai guère le temps de songer à l’étendue de mon malheur, si vite l’on m’enlève à qui m’aime.

Comme un petit agneau éloigné de sa mère, je ne cesse de pleurer et de pousser des gémissements, les yeux toujours tournés vers le lieu où tu es restée, ô ma douce amie !

Bientôt mes yeux ne verront plus que la mer, qui tremble sous moi, qui bondit et qui s’ouvre ; et qui, lorsque je pense que tout est fini pour moi, et que je suis au fond de l’abîme, me lance vers le ciel.

Quand j’entrai dans le vaisseau, mon étonnement fut grand de voir une espèce de château balancé sur la mer bleue; quatre-vingts canons, quarante sur chaque bord, tachetés de blanc et peints en noir ;

Le rivage comme un cercle à l’entour, loin de moi, séparant en deux la grande mer et le ciel ; et l’extrémité des mâts, plus élevée au-dessus de l’eau que ne l’est l’extrémité de la tour la plus haute du sol du cimetière.

Vous avez vu sur la colline, autour de la fougère verte, des fils sans nombre croisés en long et en travers ; il y a plus de cordages autour d’un mât qu’il n’y a de fils autour d’un pied de fougère.

Hélas ! les Bretons sont pleins de tristesse ! — Ma tête tourne ; je ne puis penser plus longtemps ; mon cœur s’ouvre ; c’est en vain que je fais cette chanson ; peut-être, hélas ! ne me l’entendrez-vous jamais chanter !


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Hélas ! les Bretons sont pleins de tristesse !


« Loin de leur patrie, disent MM. Benoiston de Chateauneuf et Villermé, dans un écrit aussi impartial que judicieux et intéressant sur la Bretagne, loin de leur patrie les Bretons n’existent qu’à moitié. Souvent ils meurent du regret de ne plus la voir. Ou raconte que l’ancienne compagnie des Indes, frappée des pertes nombreuses qu’éprouvaient les équipages de ses vaisseaux presque tous composées de matelots nés en Bretagne, et qui, transportés sur les bords du Gange, y pleuraient la patrie absente et mouraient de douleur, prit le parti d’embarquer sur chacun de ses navires un joueur de biniou. Le son de cet instrument chéri du Breton, en lui rendant les airs et les danses de son pays, adoucissait la longueur de son exil, et diminuait l’amertume de ses regrets[1]. »



Mélodie originale


Pas de partition dans cette édition


  1. Rapport d’un voyage fait dans les cinq départements de la Bretagne, en 1840 et en 1841, par MM. Benoiston de Châteauneuf et Villermé, membres de l’Académie des sciences morales et politiques.