Barzaz Breiz/1846/Le Paradis
Autant le cantique de l’Enfer est épouvantable, autant celui
du Ciel est mystique et charmant. On l’attribue généralement à
Michel le Nobletz de Kerodern, missionnaire breton, contemporain du père Maunoir. Cette opinion nous paraît soutenable, et
nous l’adoptons ; mais nous ne pouvons croire qu’il ait composé
la pièce telle qu’elle se lit dans les collections imprimées. Outre
qu’on en trouve autant de versions différentes qu’il y en a eu
d’éditions depuis le dix-septième siècle jusqu’à nos jours, ces versions écrites, qui s’accordent plus ou moins, quant au fond, avec
les versions orales, en diffèrent notablement par certains détails ;
elles ont perdu des strophes entières, des ornements pleins de
grâce et de poésie que celles-ci offrent encore ; enfin elles ont subi,
sous le rapport du langage, des altérations nombreuses. Nous
n’hésitons donc pas à suivre encore les versions inédites.
Jésus ! combien sera grand le bonheur des âmes, quand elles seront devant Dieu, et dans son amour !
Je trouve le temps court, et légères les peines, en songeant nuit et jour à la gloire du Paradis.
Quand je regarde le ciel, ma pairie, je voudrais y voler comme une petite colombe blanche.
Quand viendra l’heure de la mort, alors je quitterai cette chair angoisseuse, l’ennemie de Jésus.
J’attends avec joie le dernier passage, j’ai hâte de voir Jésus, mon véritable époux.
Aussitôt que mes chaînes seront brisées, je m’élèverai dans
les airs comme une alouette.
Je passerai la lune pour aller à la gloire, je foulerai aux pieds le soleil et les étoiles.
Quand je serai loin de la terre, celle vallée de larmes, alors je jetterai mes regards sur mon pays de Bretagne :
Alors je dirai : — Adieu, mon pays, adieu, à toi, monde de souffrances et à tes douloureux fardeaux ;
Adieu, pauvreté, adieu, affliction, adieu, troubles du cœur, adieu, péchés !
Je ne craindrai plus les ruses du malin esprit ; maintenant que l’heure de ma mort est passée, je ne me perdrai plus !
Mon corps, comme un vaisseau perdu, m’a conduit ici, malgré les vents et la tempête :
O trépas, tu es le portier qui m’ouvre le château contre les écueils duquel les flots ont brisé mon navire. —
De quelque côté que je me tournerai, tout ce que je verrai remplira mes yeux et mon cœur de bonheur :
Je verrai les portes du paradis ouvertes pour m’attendre, et les saints et les saintes prêts à me recevoir.
Je serai reçu dans le palais de la Trinité au milieu d honneurs et d’harmonies ;
Et là, je verrai Dieu le Père avec son Fils et l’Esprit-Saint.
Je verrai Jésus, d’un air plein de bonté, placer sur mon front une belle couronne :
— Vos corps heureux, dira Jésus, étaient des trésors cachés en une terre bénie.
Vous êtes en ma cour comme des racines de rosiers blancs, de lis, ou d’aubépines, dans un jardin ;
Les rosiers, les aubépines et les lis, perdent leur fleur dans la saison, et la recouvrent comme vous. —
Pour de légères souffrances, pour de courtes angoisses, nous recevrons de Dieu, notre véritable père, une brillante récompense.
Elle sera belle à voir, la Vierge bénie, avec les douze étoiles qui forment sa couronne.
Nous verrons aussi les légions des archanges, qui chantent les louanges de Dieu, chacun une harpe à la main ;
Nous verrons encore, pleins de gloire et de grâce, nos pères, nos mères, nos frères, les hommes de notre pays ;
Des vierges de tout âge, des saintes de toute condition, des femmes, des veuves couronnées par Dieu.
Tous les petits anges, portés sur leurs petites ailes, si gentils et si roses, voltigeront au-dessus de nos têtes ;
Voltigeront au-dessus de nos têtes, comme un essaim mélodieux et parfumé d’abeilles dans un champ de fleurs.
Bonheur sans pareil ! plus je pense à vous, plus je vous désire ! vous consolez mon cœur dans les peines de cette vie !
Le cantique du Paradis, dont l’air est aussi suave et aussi charmant que les paroles (V. les Mélodies, p. 56) nous a été chanté pour la première fois, par une mendiante assise au pied d’une croix, au bord d’un chemin. La pauvre femme avait peine à contenir son émotion, et pleurait en nous le chantant. Dieu nous donnait en elle un symbole touchant de la piété des Bretons.