Barzaz Breiz/1846/Le Pardon de Saint-Fiacre
Sur le devant de l’ossuaire du Faouet, parmi les petits reliquaires qui y sont rangés, il en est un plus vieux que les autres, blanchi par la pluie et sans croix, sur lequel on lit ces mots, grossièrement gravés : ci-git la tête de louis rausehaulet.
Loéiz Rozaoulet, ou Raoualet, selon la prononciation de la haute Cornouaille, avait été fiancé dès sa naissance a une petite fille nommée Marianna, née, au village de Kerli, le même jour que lui. Leurs mères les avaient couchés dans le même berceau , coutume charmante commune a la Bretagne et à la Hongrie ; aux fêtes, ils étaient toujours assis en face l’un de l’autre, à table, comme deux nouveaux mariés. Les vieux parents riaient en les voyant tout petits s’embrasser, et personne ne doutait qu’ils s’épousassent un jour.
Un matin de la fête de Saint-Fiacre, quelques jeunes gens de la paroisse vinrent engager Loéiz à les accompagner au pardon. Sa mère y consentit. Cette fête est célèbre dans le pays ; saint Fiacre est le patron des jardiniers bretons ; sa légende rapporte qu’il cultivait à la fois « les fleurs de la terre et les vertus du ciel. » La bénédiction du bouquet qui lui est offert, la veille de la fête, par les jardiniers du canton, cérémonie curieuse et poétique, y attire une foule de pèlerins de toutes les parties de la Cornouaille. Ce fut aussi le désir d’assister à celle cérémonie qui conduisit Loéiz au pardon. Un poète populaire va continuer l’histoire.
Approchez tous, jeunes gens, et vous vieillards aussi ; écoutez mon chant, mon chant nouveau sur un tout jeune homme de la paroisse de Langonet, qui a perdu la vie de la main de ses compagnons.
— Venez avec nous, cher Loéizik Rozaoulet, et nous irons au pardon de Saint-Fiacre, au Faouet.
— Passez votre chemin, mes amis, passez, je n’irai point ; je me prépare à faire mes pâques, avec le recteur de Langonet.
— Bonjour à vous, père Maurice, et à vous, Marie Fraoé ; laissez votre fils venir faire un tour avec nous ; laissez-le venir avec nous au pardon, s’il vous plaît ; nous verrons offrir le bouquet au recteur du Faouet.
— Allez donc, jeunes gens, et emmenez-le avec vous, mais qu’avant le coucher du soleil il soit de retour ici.
— Oh ! ne craignez rien, père Maurice, ne craignez rien ; le soleil ne sera pas couché, que nous serons de retour. —
Après la messe et le sermon : — Voulez-vous venir avec nous à Kerli, Loéizik, souper chez ma marraine qui nous a invités, lundi. — Allez-y seuls, allez, je n’y vais point ;
Allez-y seuls, allez, je n’y vais point, car je serais tard à la maison, et je serais grondé. —
Ils ont tant fait, qu’il s’est rendu ; Loéizik Rozaoulet les a suivis à Kerli.
Au coin de la table, à Kerli, pleurait Loëiz Rozaoulet : — Seigneur Dieu ! venez à mon aide ! qu’ai-je fait ? Seigneur Dieu ! venez à mon aide ! qu’ai-je fait ? J’espérais être de bonne heure à la maison, et me voilà tard !
— Taisez-vous, Loéizik, laisez-vous ; ne pleurez pas ; nous sommes trois hommes avec vous ; il ne vous arrivera aucun mal. — Loéizik Rozaoulet pleurait au coin de la table, bien triste : — Seigneur Dieu, mon Jésus ! qu’ai-je fait ?
Et en s’en revenant ils trouvèrent, près de la croix du chemin, Marianna, qui courait à perdre haleine ; elle s’était égarée, et était restée seule loin derrière ceux qui raccompagnaient. — Arrêtez, chère petite, ne courez pas si fort. —
Auprès de la croix de Penfel. ils trouvèrent Marianna de Langonet, qui aimait Loéizik, et qui en était aimée ; ils avaient été couchés tout enfants dans le même berceau, et s’étaient bien souvent trouvés en face l’un de l’autre, à table.
La jeune fille, en les voyant, trembla de tous ses membres, et s’élança en criant vers la croix, qu’elle embrassait étroitement de ses deux pauvres petits bras. — Mon pauvre Loéizik, à mon secours ! hélas ! je suis perdue !
— Quelle horreur ! Mes amis, ce serait un péché, un très-grand péché. Cela ne sera pas ! Laissez-la passer son chemin sans lui faire de mal ni d’outrage, ou le seigneur Dieu vous punira.
— Qui diable te pique, petit champion des jeunes filles ? — El eux de le saisir par l’habit, et elle de s’enfuir, et eux de la poursuivre comme trois loups affamés. — C’est ici, cher ami. ici que tu mourras !
— Si vous voulez me conduire au bourg de Skoul, à la porte de mon père, je vous pardonnerai tout de bon cœur. — Dites adieu à votre mère et à qui vous voudrez, car jamais morceau de pain de votre vie vous ne mangerez au bourg de Skeul.
— Puisqu’il faut donc que je meure, ôtez la couronne de sainte Barbe qui est cachée dans la doublure de mes habits[1], et s’il plaît à Dieu, je mourrai ensuite. —
Et quand ils l’eurent tué, ils le traînèrent par les pieds, ils le traînèrent par ses petits pieds à la grande rivière du Faouet, et arrivés à l’eau, ils l’y jetèrent.
Le vieux Maurice et sa femme pleuraient amèrement, cherchant partout leur fils Loéizik. — Taisez-vous, Maurice, ne pleurez pas, dans peu votre enfant sera retrouvé. —
Quiconque eût été là eût eu le cœur navré, en voyant Loéiz Rozaoulet couché sur le dos dans la prairie; en voyant le pauvre enfant mort, ses beaux cheveux blonds cpars sur ses yeux ;
Quiconque eût été là eût eu le cœur navré, en voyant le pauvre enfant sur le dos dans la prairie ; il n’y avait là ni père, ni mère, ni parent, ni ami qui vînt le relever, excepté le recteur de Langonet.
Le recteur de Langonet disait en pleurant amèrement : — Adieu, mon bon petit Loéïz ; tu vas aller en terre. Je t’attendais aujourd’hui dans l’église de Langonet, mais voilà que tu seras enterré dans le cimetière du Faouet. —
Je vous en prie, habitants de Langonet, quand vous viendrez au Faouet, allez dire un Pater sur la tombe de Loéiz Rozaoulet ; allez dire un Pater sur la tombe de Loéiz Rozaoulet. qui a perdu la vie par la main de ses compagnons. —
La tradition dont nous allons reprendre le fil ajoute que le vieux Maurice, ne voyant pas reparaître son fils, le soir du pardon, passa la nuit dans une grande angoisse. De temps en temps, il croyait entendre frapper à la porte, et se levait sur son séant pour écouter ; mais son fils ne revenait pas. Il dit à sa femme : « Marie, dès que le jour viendra, je mettrai le bât sur le cheval, j’emmènerai avec moi le chien, et j’irai voir ce qu’est devenu Loéizik. J’ai grand’peur qu’il ne lui soil arrivé malheur ! »
Le lendemain, il monta à cheval, se fit suivre de son chien, et prit le chemin du Faouet. A lu croix de Penfell, le cheval se cabra et refusa d’avancer ; le cliien lui-même s’était arrêté et flairait la terre en aboyant. Dans ce moment, l’aube, qui commençait à blanchir, laissa voir de » traces de sang.
Comme le malheureux vieillard, guidé par son chien, suivait ces traces dans un émoi impossible à peindre, il rencontra le recteur de Langonet, accompagné de deux paysans qui portaient le cadavre de son fils.
D’après une version différente de celle du poëte, les compagnons de Loéizik le cachèrent d’abord sous un tas de feuilles ; puis, ayant trouvé sur le chemin la mule égarée d’un saulnier, ils s’en emparèrent, lièrent sur son dos l’infortuné jeune homme, et la laissèrent aller.
L’animal, par un instinct naturel aux bêtes de somme des paludiers, gagna la rivière, s’y débarrassa de son fardeau, et revint chez son maître. Quand celui-ci apprit l’histoire de Loéiz Rozaoulet, il mena sa mule à la foire, et la vendit ; mais le soir elle était de retour, conduite par un guide invisible. Il la vendit une seconde fois, elle reparut de nouveau ; une troisième, elle revint encore : de sorte que, recevant toujours le prix de sa mule et ne la perdant jamais, il devint très riche, et, regardant la chose comme une faveur du ciel, il se mit à trafiquer sans remords de la bête ; et, le jour du marché, frappant dans la main de l’acheteur, il murmurait entre ses dents :
« Soyez en repos, mon hôte ; avant que la nuit soit close, ma mule sera a ma porte. »
Pas de partition dans cette édition
- ↑ Amulette qui préserve, dit-on, de la mort.