Barzaz Breiz/1846/Le Prêtre exilé
C’est une sorte de royauté sainte que le sacerdoce en Bretagne ; on dirait que les descendants des anciens Celtes ont conservé aux prêtres catholiques la vénération que leurs pères avaient pour leurs druides. Mais, a ce sentiment, le christianisme en joint un autre que lui seul pouvait inspirer : l’attachement réciproque des fidèles et du prêtre. Si, en effet, ceux-là aiment leur pasteur comme un père (l’expression n’est pas trop forte), celui-ci leur dévoue sa vie, et reporte sur eux la tendresse qu’il eût vouée a des enfants selon la chair. Cet attachement mutuel éclata surtout pendant la révolution. Nous allons, tout à l’heure, entendre les paysans bretons s’écrier qu’ils « se sont levés pour détendre leur pays et leurs prêtres ; » écoutons d’abord le prêtre lui-même.
Parmi les ecclésiastiques bretons que le refus de serment à la constitution civile du clergé jeta sur les côtes d’Angleterre, d’Espagne ou de Portugal, se trouvait l’abbé Nourri, recteur de la paroisse de Bignan, dans l’évêché de Vannes ; il composa, sur son exil et les malheurs de son pays, une élégie touchante qu’il adressa à ses paroissiens. Son chant n’est point, il est vrai, conçu dans la forme ordinaire des poésies populaires ; mais, comme il jouit d’une extrême popularité, on ne l’exclura pas de ce recueil.
Il m’a été chanté par une vieille femme de Bignan. Les imprimeurs bretons l’ont tronqué, selon leur habitude, dans les versions qu’ils en ont données au public.
Écoutez un recteur de l’évêché de Vannes, exilé pour la foi, loin du royaume ; son corps est loin de vous, mais sa pensée comme son cœur ne vous ont pas quittés.
Depuis l’instant cruel où des ordres impitoyables m’ont éloigné de vous, je vous ai toujours devant les yeux, et je pleure nuit et jour en songeant à vos peines.
O jour plein de douleur ! ô jour plein de deuil, qui m’a séparé de vous, mes enfants ! désolant adieu ! Tant que je vivrai je me souviendrai de toi ; je ne l’oublierai jamais !
Semblable à Jérémie ou aux malheureux Juifs , pendant leur longue captivité à Babylone, chaque jour, en songeant à toutes vos peines, je mêle mes larmes aux flots de la mer.
Assis sur un rocher, seul au bord du rivage, je pleure amèrement, et j’inonde mes joues, j’inonde, hélas ! mes joues de larmes, en pensant à vous, qui êtes par delà les mers.
O bon peuple béni ! où est le temps heureux où vous me
trouviez chaque jour pour vous parler de Dieu, pour décharger vos cœurs, et pour vous soutenir par la communion !
Ah! mes chers enfants, dans quel état êtes-vous ? Vous me cherchez tous les jours, et vous ne me trouvez plus ; moi, je vous cherche aussi ; mais hélas ! vous n’avez plus de père, et je n’ai plus d’enfants !
Chères petites brebis, qu’allez-vous devenir ? Qui vous assistera, qui vous portera secours ? Jésus, bon Pasteur ! ne les oubliez pas, et tendez-leur en tout temps la main.
Esprits heureux, saints et saintes, et vous, reine du ciel, ne les quittez jamais ; donnez-leur aide en leurs devoirs et consolation dans leurs maux.
terre de Bretagne ! ô mon pays désolé ! dans quelle mer d’affliction as-tu été précipité ? Autrefois tu étais beau, tu étais joyeux et gai ; maintenant, hélas ! te voilà navré de douleur !
Une troupe de traîtres, sans foi ni loi, l’ont ébranché et bouleversé ; ils ont ravi toutes les joies du cœur ; ils ont chassé évêques, moines et prêtres.
Évêques, prêtres, moines, ont été chassés ; les religieuses ont abandonné le pays ; plus de messe, plus de sacrements ; les ronces croissent dans nos églises !
Les nappes d’autel, la croix et le calice ont été profanés, et les cloches volées dans toutes les paroisses ; l’église est veuve et dépouillée de ses biens ; le cher Jésus a été exilé du tabernacle ;
L’église est profanée ; elle est changée en écurie, et le maître-autel en table à manger ; les vrais chrétiens, les honnêtes gens pleurent ; partout, partout les méchants les oppriment !
O mon Dieu ! vous êtes irrité par nos péchés ; c’est nous qui sommes les auteurs de tous les maux qui nous accablent. Quand nous vous sommes fidèles, vous nous êtes fidèle ; nous nous sommes éloignés de vous, vous vous éloignez de nous.
Dans votre colère pourtant, vous êtes plein de miséricorde, et de l’abîme de nos afflictions vous faites sortir le bonheur. Pitié ! mon Dieu ! pitié ! nous sommes vos enfants ; pardonnez nous le mal que nous avons fait !
À tout le royaume, à l’Église désolée, rendez, mon Dieu, rendez bien vite vos bontés. Ayez pitié de nous, ô Dieu d’amour ! Rendez-nous la paix, rendez-nous la foi !
Quand serons-nous, pasteurs et troupeaux, tous réunis, pour chanter vos louanges ? Quand viendra le jour qui séchera nos larmes, et où nous pourrons chanter votre gloire au milieu de nos temples ?
Ô jour de félicité ! ô jour plein de douceur ! je songe à toi à toute heure, à tout moment ; ô Dieu de bonté ! hâtez l’instant où je pourrai revoir mes enfants !
Va, chant de tristesse, consolation de mon cœur, va, et dis à mon peuple combien est grande ma douleur. Portez-le sur vos ailes, bons anges, et dites-leur bien que jour et nuit je pense à eux.
Tourterelle, petit rossignol, quand revient le temps nouveau, vous allez chanter à la porte de mes enfants. Ah ! que ne puis-je y voler comme vous ! Que ne puis-je voler, par delà la mer, jusqu’à mon pays, comme vous !
Ah ! dites-leur, connue je ferais ; chantez-leur de toutes vos forces : — Conservez bien la Foi ; conservez votre loi ; — et faites-leur vous répondre : — Oui ! nous conserverons la Foi ! plutôt souffrir mille morts que d’oublier notre Dieu ! —
Le jour où le recteur de Bignan reparut dans son bourg, fut pour le pays un jour de fête. Les cloches que l'on avait sauvées de la fonte furent mises en branle ; on accourait du plus loin qu'on apprenait la nouvelle ; chacun le voulait voir, toucher sa soutane, lui baiser les mains. Le bon recteur, attendri jusqu’aux larmes, s’avançait suivi de la foule : son front était pâle, ses joues amaigries, ses cheveux avaient blanchi dans l’exil ; on eût dit un de ces premiers chrétiens sortant des catacombes.
Le lendemain, il chanta la messe. L’église avait été dépavée, les saints décapités ; les murs étaient revêtus d’un enduit verdâtre, et le sol couvert de débris : mais tous les fronts étaient joyeux. Tandis que le prêtre officiait, le vent venait par les vitraux brisés faire frissonner la nappe de l’autel, et agiter sa chevelure blanche ; il portait de vieux ornements : mais il avait le front joyeux comme ses paroissiens ; ceux-ci revoyaient leur père, et leur consolateur ; il retrouvait son Dieu, sa patrie, ses enfants.
M. l’abbé Le Joubioux a consacré une intéressante notice bretonne à la mémoire du saint recteur : on regrette seulement qu’il se soit cru forcé d’obéir à certains préjugés de forme dont la critique a fait justice ; il termine par cette pathétique apostrophe aux paroissiens de l’abbé Nourri à l’élégie duquel il emprunte, avec bonheur, une citation :
« Habitants de Bignan, où est voire pasteur et votre père ? Hélas ! Son corps est loin de vous, mais sa pensée comme son cœur ne vous ont pas quittés !
Pas de partition dans cette édition.