Barzaz Breiz/1846/Les Laboureurs
La classe des paysans bretons qui nous intéressent spécialement ici, se divise en pauvres, fermiers, domaniers et propriétaires. Le pauvre (nous en avons déjà parlé) n’est point, en Bretagne, le rebut de la société : il est aimé, estimé, honoré de tous ; on sait que ses haillons peuvent se changer un jour en vêtements de gloire ; il habite une cabane couverte en genêts ; il n’a qu’un verger ou courtil, dans lequel croît le chanvre dont il s’habille et l’herbe dont se nourrit sa vache, qui partage avec lui son toit ; il mendie devenu vieux, et travaille lorsqu’il est jeune. Le fermier, comme partout ailleurs, laboure les terres de son maître ; le domanier en a l’usufruit, mais non pas la propriété ; les édifices seuls lui appartiennent, et lui peuvent être remboursés par congément. Quelquefois il achète son domaine, qu’il ne croit jamais payer trop cher, si c’est le lieu de sa naissance, et il entre dans la classe des propriétaires, classe peu nombreuse, plus indépendante, et qui forme, dans la chaîne sociale, l’anneau qui lie le paysan au bourgeois.
Il est triste de songer qu’à une époque où l’on parle tant d’améliorer le sort du peuple, on n’ait encore rien fait dans l’intérêt
des classes pauvres de nos campagnes ; elles sont peu à craindre,
il est vrai, car elles sont chrétiennes, et, tandis qu’ailleurs, le
paysan incrédule maudit la terre qu’il travaille et le maître qu’il
lui faut payer, l’agriculteur breton, levant les yeux au ciel, et voyant
briller l’immortelle aurore, chante ainsi pour se consoler :
Approchez tous, habitants des campagnes, pour écouter un chant qui a été nouvellement composé sur la vie du laboureur ; une vie dure et pénible ; repos ni jour ni nuit ! mais il le prend en patience, pour mériter le paradis.
Le laboureur travaille sous tous les temps, aussi bien sous le froid que sous le chaud du jour ; qu’il neige, qu’il grêle, qu’il tonne, qu’il vente, qu’il pleuve, qu’il gèle, qu’il glace, vous le verrez dans son champ, travaillant, courbé en deux plis.
Le laboureur est vêtu le plus souvent en toile ; il n’est pas beau sur la semaine, comme les bourgeois ; ses habits sont chiffonnés, souillés par la terre ; les gens de la ville, qui pourtant ont besoin de lui, crachent de dégoût à sa vue.
Il y a une grande différence entre l’état du pauvre laboureur et l’état des habitants des villes : ceux-ci se nourrissent de viande, de poisson, de pain blanc, chaque jour ; le laboureur, lui, de bouillie, de pain sec et de lavure.
Le laboureur doit payer, payer en tout temps, payer au roi, par an, trois ou quatre sortes d’impôts ; puis, quand il lui faut payer son maître, si l’argent n’est pas prêt, on fait bon marché de son bien. Ici le chagrin !
Il a, en outre, à payer les obits au recteur ; la coutume le
veut, c’est juste ; à donner leur quête aux prêtres, l’aumône
aux pauvres ; et, pour qu’ils ne lui manquent point, leurs gages à ses serviteurs.
Après tout cela, le laboureur sera accusé, il sera grugé par les hommes de loi, dépouillé de son peu de bien ; et, en voyant piller sa fortune, il n’a rien à dire.
Et s’il vient à compter quelquefois son argent, l’argent qu’il a amassé avec tant de peine, les hommes de la ville rient et le huent, et, si on peut, on le lui prend, en lui riant au nez.
Enfin, quelque part qu’il aille, on dit du mal du laboureur ; bien des gens le méprisent ; et pourtant, si l’on voulait bien y réfléchir : c’est le bras du laboureur qui fait vivre le monde entier.
Telle est notre vie, hélas ! notre dure vie ; notre sort est misérable, notre étoile funeste, notre état bien pénible ; repos ni jour ni nuit ! mais prenons-le en patience pour mériter le paradis.
Cette admirable résignation chrétienne, le paysan breton la porte partout au fond de son cœur ; elle se montre dans toutes les circonstances de sa vie. Sa chaumière est-elle la proie des flammes ? il la regarde brûler ; il ne pleure point, il n’éclate point en cris, il ne maudit personne ; il incline la tête, et dit tristement comme Job : « Que la volonté de Dieu soit faite ! » Puis, quand il ne reste plus de sa cabane que les quatres murs, il va mendier de porte en porte, en chantant lui-même son malheur, quelque argent pour la rebâtir. Cette résignation le suit jusqu’au lit de mort ; il quitte sans regret une vie misérable qu’il a prise en patience pour mériter le ciel.