Barzaz Breiz/1846/Ballade de Iann Marek/Bilingue

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Barzaz Breiz, édition de 1846
Ballade de Iann Marek



XXIV


BALLADE DE IANN MAREK.


( Dialecte de Cornouaille. )


I.


Ecoutez, Bretons, je vous prie, ce qui vient d'arriver ;

Ce qui est arrivé à Iann Marek, dans la paroisse de Nizon, vers le temps de Noël.

Nous défrichions, ce matin-là, près du manoir, le champ neuf : — Iann Marek, où êtes-vous allé que vous arrivez si tard ?

Où êtes-vous allé cette nuit, boire du cidre doux, ainsi ?

— Feu et flamme[1] ! j’ai passé cette nuit où Dieu l’a voulu pour mon bien !

Et un autre lui disait : — Vous êtes un peu ivre, Iann !

— Il est vrai que j’ai bu un pot de cidre, feu et flamme ! qu’il était bon !

Comme le meilleur vin-de-feu (eau-de-vie) ! qu’il m’a fait de bien au cœur !

— Vous vous en allez, lui disait Loéiz Kam, vous vous en allez, pauvre Iann, vous si jeune encore ! —


Il avait beau lever sa houe, toujours sa tête retombait.

— Que me sert de rester ici plus longtemps ? je m’en vais prendre quelque nourriture. —

Et il disait en cheminant ; en s’en allant chez lui, il murmurait entre ses dents :

— Ce cidre doux était bien bon ! j’en aurais bu dix pots !


II.


— Votre père n’est pas de retour ?

— Il n’est pas de retour ; il sera parti pour Quimper ;

Pour Quimper ou pour Alger, il disait qu’il avait envie d’y aller. —

Quatre semaines s’étaient écoulées, et il n’était pas encore de retour chez lui ;

Iann Marek n’avait pas reparu chez lui, quand arriva le jour de Noël.

Le jour de Noël, vers le soir, vinrent à la chaumière des jeunes gens du village de Saint-Maudé.

— Bonne santé, gens du logis, vous avez de la toile à vendre ici ?

— Il n’y en a plus à vendre ici ; elle a été toute vendue cette année. —

Et ils sortirent de la chaumière, et s’en revinrent en folâtrant.

Arrivés à l’entrée du bois : — Regarde donc ! des traces de lièvre parmi la neige !


— Ce ne sont point les traces d’un lièvre ; les traces d’un renard, je ne dis pas.

Et ils suivirent les traces :

— Voici toujours un vieux chapeau !

Il est blanchi par la gelée ; je crois que c’est le chapeau de Iann Marek.

— Est-ce là le chapeau de votre père, Lorans ?

— Le chapeau de mon père ? non, en vërité ! —

Et ils revinrent aux bois tous deux, et ils trouvèrent des braies.

Des braies, plus loin, au milieu des bois, toutes déchirées et tachées de sang :

— Ce sont ses braies ! c’était bien son chapeau ! —

Et Loéiz Pilorsin courait devant.

(Or, un vieux corbeau croassait, au haut d’un arbre, au coin du bois. )

Et tout à coup Loéiz pousse un cri d’épouvante :

— Mon Dieu ! le voilà ! —


III.


Iann Marek était couché dans la neige, la face contre terre ; Ses deux mains étaient jointes sur sa tête ; ses cheveux blancs épars sur ses yeux.

Son ventre et sa poitrine, jusqu’au creux de son cœur, avaient été dévorés par les loups ;

Son front seul avait été respecté, par la vertu du baptême.


Il y eut un feu allumé dans le bois, pendant toute la nuit ; sa pauvre vieille femme se tenait auprès,

Sur ses deux genoux, pleurant ; et ses enfants tout autour.

Ils passèrent la nuit à le garder : le maire de Nizon arriva le lendemain matin ;

Et le vieux fossoyeur vint le chercher avec un cheval et une châsse.

Et il le porta au cimetière, sans son de cloche et sans prêtre,

Sans son de cloche et sans prêtre, et sans croix, et sans eau bénite ;

Et il le jeta dans le trou froid, le chapeau sur la tête.

Loéiz Guivar, surnommé le boiteux, a composé ce chant, Ce chant, il l’a composé, en bonne leçon pour chacun.

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  1. Jurement habituel du paysan.