Barzaz Breiz/1846/Ballade de Iann Marek
La pièce qu’on va lire est l’œuvre de Loéiz Kam, ce paysan poëte dont nous avons parlé dans l’introduction de notre recueil. Selon la coutume des chanteurs populaires, il a décrit l’événement qu’il chante avec la plus rigoureuse exactitude. Nous avons précédemment tiré de la méthode qu’il suit ici un argument par induction sur celle des auteurs en général populaires : nous n’y reviendrons pas ; mais, avant d’entrer en matière, nous croyons devoir demander grâce pour certains traits un peu primitifs de sa ballade, qui ne manqueront pas de blesser le sens délicat des personnes inaccoutumées à ce genre de poésie. Le poëte, s’il en était besoin, trouverait une excuse dans l'intention même de son œuvre. Il avait une haute leçon de morale à donner ; il l’a fait de la manière la plus propre à frapper son rustique auditoire ; il attire d’abord la foule, il la captive par des plaisanteries grossières ; puis, lorsqu’il la tient en son pouvoir, il prend par degrés un ton sérieux, et finit par l’écraser sous le poids d’une religieuse terreur. S’il y a de l’art en cela, le barde en sabots ne s’en est pas douté. Voici le fait qui a donné lieu à la pièce.
Un paysan nommé Iann Marek, très-enclin à l’ivrognerie, après
avoir passé la nuit a boire, vint le matin travailler au champ.
Plaisanté par ses camarades dont son état d’ivresse excitait les
lazzi, et d’ailleurs incapable de prendre part à leurs travaux, il
quitta bientôt son ouvrage. Mais en revenant chez lui, s’étant, à
ce qu’il paraît, arrêté pour se reposer, en traversant un bois, il
fut frappé d’apoplexie. Sa femme et ses enfants, ne le voyant pas
reparaître, crurent qu’il était allé chercher de l’ouvrage hors de
la paroisse, et ne s’inquiétaient pas de ce qu’il était devenu, quand
deux jeunes gens d’un village voisin, qui passaient par le bois, un
mois après l’événement, trouvèrent le corps du malheureux
paysan à demi dévoré des loups. Sa mort fut regardée par le
peuple comme une punition du ciel ; le clergé lui refusa la sépulture ecclésiastique, et le chanteur Loéiz Kam, écho de l’opinion, composa la ballade suivante :
Ecoutez, Bretons, je vous prie, ce qui vient d'arriver ;
Ce qui est arrivé à Iann Marek, dans la paroisse de Nizon, vers le temps de Noël.
Nous défrichions, ce matin-là, près du manoir, le champ neuf : — Iann Marek, où êtes-vous allé que vous arrivez si tard ?
Où êtes-vous allé cette nuit, boire du cidre doux, ainsi ?
— Feu et flamme[1] ! j’ai passé cette nuit où Dieu l’a voulu pour mon bien !
Et un autre lui disait : — Vous êtes un peu ivre, Iann !
— Il est vrai que j’ai bu un pot de cidre, feu et flamme ! qu’il était bon !
Comme le meilleur vin-de-feu (eau-de-vie) ! qu’il m’a fait de bien au cœur !
— Vous vous en allez, lui disait Loéiz Kam, vous vous en
allez, pauvre Iann, vous si jeune encore ! —
Il avait beau lever sa houe, toujours sa tête retombait.
— Que me sert de rester ici plus longtemps ? je m’en vais prendre quelque nourriture. —
Et il disait en cheminant ; en s’en allant chez lui, il murmurait entre ses dents :
— Ce cidre doux était bien bon ! j’en aurais bu dix pots !
— Votre père n’est pas de retour ?
— Il n’est pas de retour ; il sera parti pour Quimper ;
Pour Quimper ou pour Alger, il disait qu’il avait envie d’y aller. —
Quatre semaines s’étaient écoulées, et il n’était pas encore de retour chez lui ;
Iann Marek n’avait pas reparu chez lui, quand arriva le jour de Noël.
Le jour de Noël, vers le soir, vinrent à la chaumière des jeunes gens du village de Saint-Maudé.
— Bonne santé, gens du logis, vous avez de la toile à vendre ici ?
— Il n’y en a plus à vendre ici ; elle a été toute vendue cette année. —
Et ils sortirent de la chaumière, et s’en revinrent en folâtrant.
Arrivés à l’entrée du bois :
— Regarde donc ! des traces de lièvre parmi la neige !
— Ce ne sont point les traces d’un lièvre ; les traces d’un renard, je ne dis pas.
Et ils suivirent les traces :
— Voici toujours un vieux chapeau !
Il est blanchi par la gelée ; je crois que c’est le chapeau de Iann Marek.
— Est-ce là le chapeau de votre père, Lorans ?
— Le chapeau de mon père ? non, en vërité ! —
Et ils revinrent aux bois tous deux, et ils trouvèrent des braies.
Des braies, plus loin, au milieu des bois, toutes déchirées et tachées de sang :
— Ce sont ses braies ! c’était bien son chapeau ! —
Et Loéiz Pilorsin courait devant.
(Or, un vieux corbeau croassait, au haut d’un arbre, au coin du bois. )
Et tout à coup Loéiz pousse un cri d’épouvante :
— Mon Dieu ! le voilà ! —
Iann Marek était couché dans la neige, la face contre terre ; Ses deux mains étaient jointes sur sa tête ; ses cheveux blancs épars sur ses yeux.
Son ventre et sa poitrine, jusqu’au creux de son cœur, avaient été dévorés par les loups ;
Son front seul avait été respecté, par la vertu du baptême.
Il y eut un feu allumé dans le bois, pendant toute la nuit ; sa pauvre vieille femme se tenait auprès,
Sur ses deux genoux, pleurant ; et ses enfants tout autour.
Ils passèrent la nuit à le garder : le maire de Nizon arriva le lendemain matin ;
Et le vieux fossoyeur vint le chercher avec un cheval et une châsse.
Et il le porta au cimetière, sans son de cloche et sans prêtre,
Sans son de cloche et sans prêtre, et sans croix, et sans eau bénite ;
Et il le jeta dans le trou froid, le chapeau sur la tête.
Loéiz Guivar, surnommé le boiteux, a composé ce chant, Ce chant, il l’a composé, en bonne leçon pour chacun.
Après avoir étudié dans cette ballade la manière dont composent les poètes populaires bretons, il sera curieux de voir, dans quelques années, quelles altérations aura subies et quels développements aura éprouvés l’œuvre du chanteur en passant de bouche en bouche. Déjà l’histoire de Iann Marek est enveloppée de merveilleux nuages. Sa femme l’a entendu gémir, au milieu d’une nuit d’orage, à la porte de sa chaumière. Une jeune fille en revenant le soir, avec sa vache, l’a vu, à travers le feuillage, assis sur l’herbe, le dos tourné ; de temps en temps, il joignait ses deux mains sur sa tête, comme un homme au désespoir, et s’écriait d’une voix déchirante : « Mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi ! » Enfin on voit trembler, la nuit, une petite lumière au lieu où il est mort. Mais sans doute le génie poétique du peuple ne se contentera pas de cela : il ajoutera à la ballade des strophes de sa façon ; il dira comment le bâton et les sabots du mort sont restés au bord du champ où il travaillait, et comment les voleurs redoutaient d’y toucher ; comment tout le monde craignait de passer près du bois lorsque le soleil était couché, et comment les propriétaires de ce bois n’osaient plus en ratisser les feuilles, de peur de ratisser les os du malheureux paysan : traits plus ou moins poétiques que le chanteur primitif a négligés, n’ayant d’autre but que de donner au peuple des campagnes une leçon de morale.
- ↑ Jurement habituel du paysan.