Barzaz Breiz/1846/Les Jeunes hommes de Plouié
Au siècle de l’union de la Bretagne à la France éclata, en Cornouaille, une insurrection violente des campagnes contre les villes. Un chanoine de Quimper, du temps de la Ligue, est le seul historien qui nous ait transmis le souvenir de cet événement : il assure en avoir « trouvé mémoire en certain livret de vélin et ancien manuscrit ; » ce qui est possible. Mais son amour pour sa ville natale, où les insurgés mirent le feu, et sa haine pour la paysantaille, comme il appelle les habitants des campagnes dans son orgueil de citadin blessé, ne permettent pas de douter de sa partialité.
« En l’an 1430 ou 1489, il y eust, dit-il, un grand soulèvement en cest évesché (de Cornouaille) de la populace contre la noblesse et communauté des villes, leur intention et but estant de demeurer libres et affranchiz de toute subjection et tailles et pensions annuelles qu’ils payoient à leurs seigneurs, et de revendiquer la propriété de leurs terres. Ceste commune effresnée et en très-grand nombre prist sa source au terroir de Karahez, sous la conduite de trois frères paysans qu’on dit originaires de Plouié, dont l’un avait nom Jehan. Or les rustiques, ne voyant aucune résistance, et que tout le monde s’enfuyait devant eulx, ils pensoient déjà avoir tout gaaigné, et vinrent peu à peu jusques à Kemper-Corantin, qu’ils osèrent bien attaquer, et y entrèrent le mercredi pénultiesme jour de juillet de l’an 1430 ou 1489. C’est une chose bien asseurée qu’ils la pillèrent et y fisrent beaucoup d’insolences, et cela est assez croïable à ceux qui cognoissent combien une paysantaille qui a l’advantage est cruelle et inexorable ; ils n’espargnèrent pas les habitants, et fisrent tous les aultres actes d’hostilité qui sont coustumiers à ces barbares. »
D’après un poëte paysan contemporain, dont les chants sont encore populaires à Plouié et aux environs, où j’ai recueilli celui qu’on française, en chassant du Guesclin[1]. Aucun enseignement ne fut tiré de tout cela par les étrangers : aussi reçurent-ils une leçon nouvelle ; leurs vexations mirent les armes à la main des hommes des montagnes, ayant à leur tête les trois domaniers de Plouié dont parle Moreau, et elles les portèrent à la révolte autant que l’opinion où ils sont encore, qu’on n’avait pas le droit de les chasser de l’héritage paternel.
Maudit soit le soleil, maudite soit la lune, maudite soit la rosée qui tombe sur la terre ;
Maudite soit la terre elle-même, la terre de Plouié, qui est la cause de querelles terribles,
La cause de terribles querelles entre le maître et le colon ;
Qui répand l’émoi parmi les hommes des campagnes, qui en met plus d’un mal à l’aise ;
Qui fait plus d’un père sans fils, plus d’une femme veuve, plus d’un orphelin et d’une orpheline ;
Qui jette sur les grands chemins plus d’un enfant qui pleure en suivant sa mère.
Mais maudits soient, pardessus tout, les nobles hommes[2] des cités, qui oppriment le laboureur ;
Ces gentilshommes nouveaux, ces aventuriers français, engendrés au coin d’un champ de genêts ;
Lesquels ne sont pas plus Bretons que n’est colombe la
vipère éclose en un nid de colombe.
Le dimanche de la Pentecôte, après la grand’messe, parut le coq-de-ville dans le cimetière ;
Parut l’archer de Quimper, debout sur les degrés de la croix, les yeux enflammés de colère,
Les yeux de colère enflammés, les yeux comme un vase d’eau bouillante.
— Ecoutez tous, gens de Plouié, écoutez bien ce qui va être publié :
Que dans le jour et l’an soit faite l’estimation de ce qui appartient en propre à chacun de vous :
Vos édifices et vos fumiers ; et qu’elle soit faite à vos frais ;
Et allez ailleurs, vous et les vôtres, avec votre argent neuf chercher un perchoir. —
A peine il achevait ces mots, qu’une sédition éclata dans le cimetière ;
Vieux et jeunes se soulevèrent; ceux ci criaient, ceux-là pleuraient ;
D’autres tombaient à terre, le cœur brisé par la douleur.
— Adieu, nos pères et nos mères; nous ne viendrons plus désormais nous agenouiller sur vos tombes !
Nous allons errer, exilés par la force, loin des lieux où nous sommes nés,
Où nous avons été nourris sur votre cœur, où nous avons été portés entre vos bras.
Adieu, nos saints et nos saintes ; nous ne viendrons plus vous rendre visite ;
Adieu, patron de notre paroisse ; nous sommes sur le chemin de la misère. —
Les jeunes hommes de Plouié ont dit : — Taisez-vous, jeunes filles, ne pleurez pas.
Que vous n’ayez vu le sang de chaque laboureur couler sur le seuil de sa porte,
Que vous n’en ayez vu couler la dernière goutte ; mais le sang des Français d’abord ! —
L’archer, en entendant ces mots, sauta vite à bas de la croix ;
Il ne savait où chercher un refuge ; il allait comme un homme qui a perdu la tête ;
Il s’élança dans l’ossuaire, parmi les ossements des Bretons.
Mais écoutez l’espèce de prodige : les ossements s’agitent comme des personnes vivantes ;
Elles se dressent droit, avec ensemble, autour de l’archer, sur leurs pieds ;
El le voilà écrasé et enseveli sous elles.
Les jeunes hommes de Plouié disaient : — Allons prendre nous-mêmes des informations sur ce qui nous regarde. —
Arrivés à Quimper, ils demandèrent à parler à leurs maîtres.
— Ouvrez à des habitants de la campagne, qui voudraient parler à leurs maîtres.
— Allez-vous-en, vile paysantaille, à moins que vous ne teniez à sentir l’odeur de la poudre.
— Nous nous moquons de votre poudre, tout comme de celui à qui vous appartenez. —
Ils parlaient encore, que trente d’entre eux tombèrent morts ;
Trente tombèrent, mais trois mille entrèrent ; et voilà la ville en feu, et un feu si joyeux
Si bien que les bourgeois criaient : « Aïe ! aïe ! aie ! aïe ! grâce ! grâce ! hommes de Plouié ! »
Ils ruinèrent un bon petit nombre de maisons, mais non celle de l’évêque de Quimper,
Non celle de Rosmadec, le seigneur bien-aimé, qui est bon pour les paysans ;
Qui est du sang des rois de Bretagne, et qui maintient nos bonnes Coutumes.
Le seigneur évêque disait (d’un ton d’autorité), en parcourant les rues de la ville :
— Cessez vos ravages ! mes enfants ; au nom de Dieu, cessez ! cessez !
Hommes de Plouié, retournez chez vous ; la Coutume ne sera plus violée. —
Les hommes de Plouié ont suivi ses conseils : — Retournons donc chez nous ! en route ! —
Mais ç’a été pour leur malheur : ils ne sont pas tous arrivés à la maison.
Cette dernière strophe, si mélancoliquement discrète, cache une triste vérité que le chanoine de Quimper va se charger de nous révéler en détail.
« Ils quittent la ville, s’acheminant vers Pratanraz (paroisse de Penharz)… où ils font halte et aux environs, où genz de cheval ne pouvoient que bien difficilement et sanz péril les attaquer, et se fiant aussi en leur grande multitude. Et ainsi résolus en ces lieux, qui estoient montagneux, le dimanche quatriesme d’aoust, qui fut quatre jours après leur entrée en la ville de Kemper, ils furent chargez et défaictz, premièrement près du dict Pratanraz ; puis, s’estant ralliez en un grand pré, près la Boixière, sur le chemin du Pont-(l’Abbé), s’entr’encourageant les unz les aultres, font ferme de rechef avec une forte résolution de vaincre ; mais ils furent de rechef défaictz sanz beaucoup de résistance par leurs adversaires, qui estoient enflez par le bon succès de la première rencontre. Il en fut tant tué en ce pré, que, depuis ce temps, le nom de Prad-ar-mil-Gof, c’est-à-dire « pré de mille ventres, » lui est demeuré jusqu’à ce jour[3]. »
L’auteur du récit qu’on vient de lire n’est pas sûr, on l’a vu plus haut, de la date des événements : il les rapporte soit à l’année 1430, soit à 1490 ; le poëte breton les plaçant sous l’épiscopat de Bertrand de Rosmadec, ils doivent remonter, ainsi que le poëme, au commencement et non à la fin du quinzième siècle, car le saint évêque dont il parle, élevé sur le siège de Cornouaille en 1416, mourut en 1446.
M. le comte Jégou du Laz, ce noble et loyal gentilhomme si vénéré des montagnards bretons, joua, il y a quinze ans, le même rôle de pacificateur que Bertrand de Rosmadec dans une circonstance à peu près semblable, dont il sera parlé plus tard.