Barzaz Breiz/1846/Submersion de la ville d’Is

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SUBMERSION DE LA VILLE D’IS.


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ARGUMENT.


Il existait en Armorique, aux premiers siècles de l’ère chrétienne, une ville, aujourd’hui détruite, à laquelle l’Anonyme de Ravennes donne le nom de Keris ou de ville d'Is. A la même époque, c’est-à-dire vers l’an 440, régnait dans le même pays un prince appelé Gradlon-veur, ou le Grand, par l’auteur d’un catalogue dressé au sixième siècle. Gradlon eut de pieux rapports avec un saint personnage, nommé Gwénolé, fondateur et premier abbé du premier monastère élevé en Armorique. Voilà tout ce que l’histoire authentique et contemporaine nous apprend de cette ville, de ce prince et de ce moine ; mais la tradition populaire, toujours plus riche que l’histoire, nous fournit d’autres renseignements. Selon elle, la ville d’Is, capitale du roi Gradlon, était défendue contre les invasions de la mer par un puits ou bassin immense,, destiné à recevoir les eaux de l’Océan dans les grandes marées, comme autrefois le lac Mœris celles du Nil. Ce puits avait une porte secrète dont le roi seul avait la clef, et qu’il ouvrait ou fermait lui-même quand cela était nécessaire. Or, une nuit, pendant qu’il dormait, la princesse Dahut, sa fille, voulant couronner dignement les folies d’un banquet donné à un amant, lui déroba la clef du puits, courut ouvrir la porte, et submergea la ville. Saint Gwénolé l’avait prédit.

Un paysan de la paroisse de Trégunk, appelé Thomas Penvenn, m’a chanté le premier les fragments qu’on va lire.

VI


SUBMERSION DE LA VILLE D’IS.


( Dialecte de Cornouaille. )


I.


As-tu entendu, as-tu entendu ce qu’a dit l’homme de Dieu[1] au roi Gradlon qui est à Is ?

— « Ne vous livrez point à l’amour ; ne vous livrez point aux folles joies. Après le plaisir, la douleur !

« Qui mord dans la chair des poissons, sera mordu par les poissons ; et qui avale sera avalé.

« Et qui boit du vin et de la cervoise, boira de l’eau comme un poisson ; et qui ne sait pas, apprendra. »


II.


Le roi Gradlon parlait ainsi : — Joyeux convives, il me convient d’aller dormir un peu.

— Vous irez dormir demain matin ; demeurez avec nous ce soir ; néanmoins, qu’il soit fait comme il vous convient. —

Sur cela, l’amoureux coulait doucement, tout doucement ces mots à l’oreille de la fille du roi : — Douce Dahut, et la clef ?

— La clef sera enlevée ; le puits sera ouvert : qu’il soit fait selon vos désirs ! —


III.


Or, quiconque eût vu le vieux roi sur sa couche, eût été rempli d’admiration,

D’admiration en le voyant dans son manteau de pourpre, ses cheveux blancs comme neige flottant sur ses épaules, et sa chaîne d’or autour de son cou.

Et quiconque eût été aux aguets, eût vu la blanche jeune fille entrer doucement dans la chambre, pieds nus :

Elle s’approcha du roi son père, elle se mit à deux genoux, et elle enleva chaîne et clef.


IV.


Toujours il dort, il dort le prince ; quand on entendit dans la plaine : — Le puits déborde ! la ville est submergée ! —

— Seigneur roi, lève-toi de là ! et à cheval ! et loin d’ici ! La mer débordée rompt ses digues! —

Maudite soit la jeune fille qui ouvrit, après l’orgie, la porte du puits de la ville d’Is, cette barrière de la mer !


V.


— Forestier, forestier, dis-moi, le cheval sauvage de Gradlon, l’as-tu vu passer dans cette vallée ?

— Je n’ai point vu passer par ici le cheval de Gradlon, je l’ai seulement entendu dans la nuit noire : Trip, trep, trip, trep, trip, trep, rapide comme le feu !

— As-tu vu, pêcheur, la fille de la mer, peignant ses cheveux blonds comme l’or, au soleil de midi, au bord de l'eau ?

— J’ai vu la blanche fille de la mer, je l’ai même entendue chanter : ses chants étaient plaintifs comme les flots.


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Celle tradition doit remonter au berceau de la race celtique, car elle est commune aux trois grands rameaux de cette race : les Bretons, les Gallois et les Irlandais; on la trouve localisée en Armorique, comme en Cambrie, comme en Irlande : le nom de Is qu’on donne au territoire submergé dans le premier de ces pays, de Gwaeleod qu’ira dans le second, de Neaz sous lequel il est connu dans le dernier, signifient tous trois bas ou creux[2], et attestent par conséquent une parfaite identité de lieu. Les Armoricains le font inonder par le débordement d’un puits ; les Gallois et les Irlandais, d’une fontaine. Selon les uns et les autres, la fille du roi est la cause de l’inondation, et Dieu la punit en la noyant, et en la changeant en sirène. Chose plus extraordinaire encore, la version galloise, qu’on a lieu de croire du cinquième siècle, et l’œuvre du barde Gwezno[3], dont le manuscrit du moins appartient au neuvième, contient deux strophes qu’on retrouve presque littéralement dans le poème armoricain ; la version galloise commence de la manière dont celui-ci finit. Quelqu’un vient réveiller le roi (le poëte l’appelle Seizenin) :

« Seizenin ! lève-toi ! et regarde ! la terre des guerriers, les campagnes de Gwezno sont envahies par l’Océan ! »

Puis le barde, comme le poëte armoricain, poursuit de ses malédictions la princesse :

« Soit maudite la jeune fille qui ouvrit après son souper l’huis de la fontaine, la barrière de la mer[4] »

« Maudite soit l’éclusière qui ouvrit, après le péché, la porte de la fontaine à une mer sans frein !

« Les gémissements des ombres se sont élevés des plus hauts sommets de la ville, et montent jusqu’à Dieu ; le besoin suit toujours l’excès[5] »

Les marins gallois de la baie de Cardigan, qui occupe aujourd’hui, assure-t-on, le territoire submergé, prétendent voir sous les eaux des ruines d’anciens édifices ; ceux de la baie de Douarnenez, en basse Bretagne, ont la même prétention. « Il se trouve encore aujourd’hui, disait, au seizième siècle, le chanoine Moreau, des personnes anciennes qui osent bien asseurer qu’aux basses marées, estant à la pesche, y avoir souvent vu des vieilles maseures de murailles[6]

Enfin, selon Giraud de Barry, les pêcheurs irlandais, d’une époque bien antérieure, du milieu du douzième siècle, croyaient voir briller, sous les eaux du lac qui recouvre leur ville engloutie, les tours rondes des anciens jours[7].

Ainsi, dit poétiquement Thomas Moore ; ainsi, « dans ses songes « sublimes, la mémoire souvent surprend un rayon du passé ; « ainsi, soupirant, elle admire à travers les vagues du temps les gloires évanouie qu’il couvre[8]. »

Je cite ces différentes fables pour montrer quelles racines profondes la tradition primitive dont elles découlent a laissées dans les imaginations celtiques.

Quant aux traditions relatives à Gradlon en particulier, il en est deux surtout de nature à éclaircir certains points du poëme ; l’une nous a été conservée par un écrivain du neuvième siècle, l’autre par un poëte du douzième. La première tendrait à faire croire que le chef breton n’était pas tout à fait à l’abri du reproche qu’adresse à ses compagnons de table le moine Gwénolé au commencement du poëme qu’on a lu, car elle lui attribue l’importation du vin en Cornouaille[9]. La seconde regarde le fidèle coursier de Gradlon. Marie de France assure qu’en fuyant à la nage, il perdit son maître, dont une fée sauva la vie, et qu’il devint sauvage de chagrin : les Bretons, ajoute-t-elle, mirent en complainte la départie du cheval et du cavalier :

Graalon pas ne s’oublia,
Son blanc cheval fit amener.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
En l’eau entre tout à cheval.
L’onde l’emporte contre val ;
Départi l’a de son destrier,
Graalon fut près de noyer.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La damoiselle (la fée) en eut pitié,
Par les flancs saisit son ami,
Si l’en amène ensemble od li (avec elle).
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Son destrier qui d’eau échappa
Pour son seigneur grand deuil mena.
En la forêt fit son retour,
Ne fut en paix ni nuit ni jour ;
Des pieds grala, fortment hennit,
Par la contrée fut ouï.
Prendre cuident [le veulent) et retenir ;
Oncques nul d’eux ne l’ put saisir.
Il ne voulait nului atendre,
Nul ne le put lacier ni prendre.
Moult longtemps après ouït-on,
Chacun an, en cette saison
Que son sire partit de lui,
La noise et la friente (hennissement) et le cri
Que le bon cheval démenait
Pour son sire que perdu avait.

L’aventure du bon destrier,
L’aventure du chevalier,
Comme il s’en alla od (avec) sa mie,
Fut par toute Bretagne ouïe.
Un lai en firent les Bretons,
Graalon-meur l’appele-t-on[10].


Dans la tradition originale, comme je l’ai dit, c’est la fille de Gradlon, et non le prince, qui se noie. Fuyant à toute bride sa capitale envahie par les flots qui le poursuivaient lui-même et qui mouillaient déjà les pieds de son cheval, il emportait sa fille en croupe, lorsqu’une voix terrible lui cria par trois fois : «Repousse le démon assis derrière toi ! » Le malheureux père obéit, et soudain les flots s’arrêtèrent.

Avant la révolution, on voyait à Quimper, entre les deux tours de la cathédrale, le roi Gradlon monté sur son fidèle coursier ; mais, en 93, son titre de roi lui porta malheur. Des vieillards se souviennent d’avoir assisté à une cérémonie populaire qui avait lieu autrefois, chaque année, autour de sa statue équestre, et qui fut probablement fondée pour perpétuer le souvenir de l’introduction de la vigne en Cornouaille.

Le jour de la Sainte-Cécile, un ménétrier, muni d’une serviette blanche, d’un broc de vin et d’un hanap d’or, offert par le chapitre de la cathédrale, montait en croupe derrière le roi. Il lui passait la serviette autour du cou, versait du vin dans la coupe, la présentait au prince, comme eût fait l’échanson royal, et, la vidant lui-même ensuite, jetait le hanap à la foule, qui s’élançait pour le saisir. Mais quand l’usage cessa, dit-on, la coupe d’or n’était plus qu’un verre.

Une dernière particularité de l’histoire poétique de Gradlon à ne point passer sous silence, et qui peut avoir un fondement historique, c’est la mention de cette clef d’or qu’il portait en sautoir. Le chef des Franks Childebert, selon Grégoire de Tours, en portait une semblable au cou, à peu près à la même époque.

Le poëme de la Submersion d’Is offre donc, par le fond, plusieurs preuves incontestables d’une antiquité reculée. Il en est de même de la forme et du style. Le rhythme ternaire et allitéré est celui qu’a employé, au cinquième siècle, le barde gallois Gwezno, en traitant le même sujet, et la langue, comme on en peut juger par la strophe correspondante des deux ouvrages que nous avons citée, ne diffère de la sienne que par des nuances de dialecte. Elle présente d’ailleurs d’assez grandes difficultés ; plusieurs tournures grammaticales et plusieurs expressions du poëme n’étant plus en usage (*).


(*) Parmi ces expressions j’indique les mots : arabadiat, se livrer à des joies folles (arabadiez n’est plus usité que dans le sens de badinage, de niaiserie, de puérilité) ; menna, parler en roi, ordonner (aujourd’hui : penser, vouloir ; ; manout, demeurer.

Da, joyeux ; serek, amoureux ; klouar, doux, (aujourd’hui, liedei ; iouli, désirer ardemment ; pali, manteau.

Ner, seigneur ou roi, titre qui n’existe plus qu’en gallois ; huna, dormir ; laouer, pleine, (maintenant leur), aire ; diullen, de la (maintenant diac’han). Koadour, forestier.

Saon, vallée ; tonn, flots, etc. Je dois faire remarquer aussi que la pièce débute de la même manière que certains poèmes gallois antérieurs au dixième siècle, appelés englenion y klevel (chants de l’ouïe), parce qu’ils commencent toujours par les mots : ha gleaz-le ? as-tu entendu ?


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Mélodie originale





  1. Saint Gwénolé, abbé de Landévének.
  2. Le Gonidec, Dictionnaire celto-breton, p. 294 ; — Owen Pughes, Welsh dictionnary, p. 140 ; — Edouard Lhuyd, Archeologia britannicaNeaz.
  3. L’Archaialogy of Wales le fait vivre de 460 à 520.
  4. Beet avendiget y morwen
    A helingaz goude he c'hoen
    Fennaoun fenestr, mor terven.

    (Myrvyrian, Archaiology of Wales, p. 163.)
  5. Id., ibid.
  6. Histoire de la Ligue en Bretagne, p. 10.
  7. « Piscatores aquae illius turres ecclesiasticas, quæ more patriae arctae sunt et altae, necnon et rotundae, sub undis manifeste, sereno tempore, conspiciunt, et extraneis transeuntibus reique causas admirantibus frequenter ostendunt.) Topog. Hyberniae, dist. 11, c. IX.)
  8. Irish melodies, p. 36.
  9. Nesciebant usum vini a quo tempore Gradlonus appellatus magnus… Britanniae sceptrum tenebat. (Gurdestinus, ad ann. 818 ; Cartular. Landeven., Lobineau, t. I col. 17.)
  10. Le lai de Gradlon-meur, poésies de Marie de France, t. I, p. 549 et 550.