Barzaz Breiz/1846/Submersion de la ville d’Is/Bilingue

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Barzaz Breiz, édition de 1846
Submersion de la ville d’Is



VI


SUBMERSION DE LA VILLE D’IS.


( Dialecte de Cornouaille. )


I.


As-tu entendu, as-tu entendu ce qu’a dit l’homme de Dieu[1] au roi Gradlon qui est à Is ?

— « Ne vous livrez point à l’amour ; ne vous livrez point aux folles joies. Après le plaisir, la douleur !

« Qui mord dans la chair des poissons, sera mordu par les poissons ; et qui avale sera avalé.

« Et qui boit du vin et de la cervoise, boira de l’eau comme un poisson ; et qui ne sait pas, apprendra. »


II.


Le roi Gradlon parlait ainsi : — Joyeux convives, il me convient d’aller dormir un peu.

— Vous irez dormir demain matin ; demeurez avec nous ce soir ; néanmoins, qu’il soit fait comme il vous convient. —


Sur cela, l’amoureux coulait doucement, tout doucement ces mots à l’oreille de la fille du roi : — Douce Dahut, et la clef ?

— La clef sera enlevée ; le puits sera ouvert : qu’il soit fait selon vos désirs ! —


III.


Or, quiconque eût vu le vieux roi sur sa couche, eût été rempli d’admiration,

D’admiration en le voyant dans son manteau de pourpre, ses cheveux blancs comme neige flottant sur ses épaules, et sa chaîne d’or autour de son cou.

Et quiconque eût été aux aguets, eût vu la blanche jeune fille entrer doucement dans la chambre, pieds nus :

Elle s’approcha du roi son père, elle se mit à deux genoux, et elle enleva chaîne et clef.


IV.


Toujours il dort, il dort le prince ; quand on entendit dans la plaine : — Le puits déborde ! la ville est submergée ! —

— Seigneur roi, lève-toi de là ! et à cheval ! et loin d’ici ! La mer débordée rompt ses digues! —

Maudite soit la jeune fille qui ouvrit, après l’orgie, la porte du puits de la ville d’Is, cette barrière de la mer !



V.


— Forestier, forestier, dis-moi, le cheval sauvage de Gradlon, l’as-tu vu passer dans cette vallée ?

— Je n’ai point vu passer par ici le cheval de Gradlon, je l’ai seulement entendu dans la nuit noire : Trip, trep, trip, trep, trip, trep, rapide comme le feu !

— As-tu vu, pêcheur, la fille de la mer, peignant ses cheveux blonds comme l’or, au soleil de midi, au bord de l'eau ?

— J’ai vu la blanche fille de la mer, je l’ai même entendue chanter : ses chants étaient plaintifs comme les flots.


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  1. Saint Gwénolé, abbé de Landévének.