Bas les cœurs !/6

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Albert Savine (p. 61-71).


VI


Des lampions et des drapeaux, des drapeaux et des lampions. Il y en a partout, au-dessus des portes, aux fenêtres, dans les arbres et aux ridelles des charrettes. Le boueux qui enlève les ordures, le matin, a piqué un étendard d’un sou, surmonté d’une plume rouge, sur le collier de son cheval et la préfecture a arboré une grande bannière, toute frangée, dont le gland d’or balaie le trottoir. Versailles est enrubanné comme un conscrit. Il a l’air d’avoir son plumet aussi ; on ne reconnaît plus les habitants, tellement la nouvelle de la victoire les surexcite. La ville est sens dessus dessous. Je n’ai jamais vu ça. Il y a du monde dans les rues jusqu’à dix heures. Mon père m’a déjà emmené deux fois au café avec lui, et j’ai profité de la cohue ― presque la moitié des chaises est occupée, sur la terrasse ! ― pour demander des grenadines au kirsh. Mon père avale son grog à petites gorgées en trinquant toutes les deux minutes à la victoire de la France et à la santé de l’empereur et nous ne partons que très tard, après neuf heures et demie. Nous passons par les rues qu’éclairent les lampions et les lanternes vénitiennes aux raies multicolores. Ça sent la vieille graisse, et, quand on passe trop près des murs, du suif fondu rebondit sur vos chapeaux et vous coule dans le cou. C’est très beau.


Mais, tout à coup, un drapeau disparaît, puis dix, puis vingt. On les arrache par centaines, on les arrache tous et on décroche les lampions.

Les Prussiens sont vainqueurs. Wissembourg est pris !

D’abord, ç’a été un engourdissement. On en est resté là. Puis, on s’est révolté, on n’a pas voulu croire ; on a parlé de mensonge ignoble, de manœuvre de Bismarck… Maintenant, on sait à quoi s’en tenir : nous avons été surpris, pris en traître, écrasés sous le nombre.

― Nous sommes manche à manche avec les Prussiens, dit M. Pion, mais à nous la belle.


Eh bien ! nous l’avons gagnée, la belle ! Et rapidement encore ! On vient de coller sur les murs, ce soir, 6 août, une dépêche qui annonce une revanche de Mac-Mahon : le prince de Prusse a été battu à plate couture et fait prisonnier avec 40.000 hommes de son armée.

― 40.000 prisonniers ! s’écrie ma sœur… Et on a bien dû en tuer autant… Croyez-vous qu’on fusillera les prisonniers, monsieur Pion ?

― Non, mademoiselle. Ce serait contre le Droit de la guerre… à condition qu’ils appartiennent tous à l’armée régulière, car, dans le cas contraire ― M. Pion met en joue, avec ses longs bras, un partisan imaginaire ; ― dans le cas contraire, on peut les passer par les armes sans autre forme de procès. Vous savez que, dans les guerres de l’Empire, particulièrement en Espagne, tout habitant pris les armes à la main était fusillé sommairement.

― Naturellement… C’est bien dommage qu’on ne puisse exécuter ces Prussiens… Ah ! si nous avions des détails sur la bataille…

― Nous en aurons demain.

Heureusement qu’on n’a pas besoin d’avoir des détails pour illuminer et pavoiser. Tout le monde, en ville, a déjà sorti ses drapeaux et rattaché ses lampions.

Non, pas tout le monde. Un cafetier de la rue de la Paroisse n’a pas jugé à propos de pavoiser son établissement. Pourquoi ? C’est ce que se demande la foule, qui s’est massée sur le trottoir, en face de chez lui. Un vieux monsieur à la face placide, toute glabre, que j’ai vu bien souvent assis sur un banc du square Hoche, sa canne à bec de corne entre les jambes s’écrie :

― Ce sont des Prussiens !

― Des Prussiens ! Oui, des sales Prussiens ! À bas les Prussiens !

Et une chaise de la terrasse, lancée à toute volée, brise la glace de la devanture. Le tumulte augmente. Les vociférations se croisent. On continue à jeter des chaises et des pierres contre les vitres et les becs de gaz.

― À bas, les Prussiens ! À mort, les Prussiens !

Je ramasse un caillou et je le lance de toute ma force. Malheureusement, tout est déjà cassé et mon caillou ne cause aucun mal. J’en suis désolé.

― À bas, les Prussiens ! À mort, les Prussiens !

Le patron et la patronne du café sortent en faisant des gestes. Mais on les accueille par des huées, par des grossièretés sans nom.

Ça me semble exagéré ces insultes, car enfin si ce n’étaient pas des Prussiens ?

La femme rentre, terrifiée, en se bouchant les oreilles, pendant que le mari reste sur le seuil de la porte. Il est tout pâle, mais on voit qu’il n’a pas peur. Ce ne doit pas être un Prussien.

Tout d’un coup, tendant les poings vers la foule, il crie :

― Lâches !… Imbéciles !… Sauvages !…

Il y a un mouvement de recul, et le vieux monsieur, au dernier rang, profite d’un moment d’accalmie pour dire :

― Arborez le drapeau français et l’on vous laissera tranquille.

La patronne, qui a dû entendre, apparaît à une fenêtre du premier avec un drapeau qu’elle déroule. On applaudit… Mais, presque aussitôt, les huées et les injures recommencent : le drapeau est un drapeau anglais, tout rouge, avec un petit carré bleu, rayé d’argent à l’angle.

Un monsieur, employé à la préfecture, cravaté de blanc, et un maçon, se précipitent sur le propriétaire du café ; celui-ci, d’un coup de poing en pleine figure, envoie rouler l’employé sur le trottoir, le nez en sang ; mais il est saisi à la gorge par la main plâtreuse du maçon. Alors, la foule se rue…

― Arrêtez ! arrêtez ! au nom de la loi !

C’est la police, le commissaire, ceint de son écharpe, en tête. On se disperse, à la hâte.


J’apprends, en rentrant à la maison, par M. Legros, que le cafetier n’est pas un Prussien. Il le connaît : il lui fournit des cigares. C’est un Anglais naturalisé français, mais sa femme est Anglaise.

― Vous comprenez bien, fait M. Legros qui plaide la cause de son client, vous comprenez bien qu’il est excusable jusqu’à un certain point ; c’était son droit, après tout, de ne pas pavoiser.

― Son droit ! son droit ! rugit M. Pion, parce qu’il n’est qu’à moitié Français ? parce que sa femme est Anglaise ? Pourquoi vient-il manger notre pain, alors ?

― Il ne mange le pain de personne ; il mange le pain qu’il gagne… à mon avis, du moins.

― À votre avis ? Possible. Pas au mien. Un étranger, c’est un parasite, ni plus ni moins. Je ne connais que ça et le port d’armes. D’abord, on devrait tous les expulser, dans ce moment, les étrangers : ce sont tous des espions.

Il me semble que M. Legros, pour une fois, a raison. On a eu tort de briser les glaces du cafetier et de le maltraiter. Je regrette presque le caillou que j’ai lancé. Et puis, je me souviens de n’avoir pu retenir un mouvement d’admiration lorsqu’on a déployé le drapeau anglais. Il est très beau le pavillon anglais, beaucoup plus que le français. Au point de vue de la couleur, bien entendu, car, aux autres points de vue, le drapeau français est seul et unique en son genre. Je le vois flotter aux fenêtres, ce drapeau qui a fait le tour du monde… Eh bien ! oui, plus je le regarde, plus je le trouve agaçant, gueulard et crapuleux. Je n’irai dire ça à personne, pour sûr.

Ce ne serait guère le moment. On vient d’apprendre que la bataille annoncée par la dépêche n’a pas eu lieu et que, par conséquent, nous n’aurons la peine d’héberger ni le prince de Prusse ni ses 40.000 hommes. La déception est énorme. Les drapeaux et les lampions ont disparu des façades comme par enchantement. Il paraît que ce n’était qu’un canard, un coup de Bourse.

― À Paris, nous dit Mme  Arnal qui en revient, on a envahi la Bourse et l’on a brisé toutes les chaises ; puis, on a été saccager une maison de banque allemande.

Très bien ! ça servira de leçon aux Prussiens.

― Et figurez-vous, continue-t-elle, qu’on a rencontré Capoul dans la rue et qu’on lui a fait chanter la Marseillaise. Si vous aviez pu entendre ça ! C’est un si bel homme, ce Capoul, et il chante si bien !

― Avec la Marseillaise, dit M. Pion, le Français est invincible.

Voilà : À Wissembourg, on n’avait pas chanté la Marseillaise. Maintenant, on va la chanter partout, et, ça va changer de note. J’ai copié tout à l’heure une dépêche ministérielle qui en dit long sans en avoir l’air :

« L’ennemi paraît vouloir tenter quelque chose sur notre territoire, ce qui nous donnerait de grands avantages stratégiques. »

Et j’ai lu un journal qui affirme que « la prise de Wissembourg est une faute commise par l’armée prussienne. »

« Si les Prussiens ont l’audace de s’avancer en France, ajoute-t-il, ils n’en sortiront pas vivants. »


Alors, ils sont perdus, car ils s’avancent à pas de géants. J’en ai déjà planté pas mal, des drapeaux noirs et blancs, sur la carte du Théâtre de la Guerre, dans les Vosges et sur la Moselle ! et il faut que j’en pique encore un sur Wœrth, et un autre sur Forbach, où, pourtant, Frossard a failli vaincre.

Oui, nous sommes battus par les Prussiens, mais battus glorieusement, héroïquement, battus comme Roland à Roncevaux, battus comme une poignée de chevaliers succombant sous les coups d’une horde entière de barbares. Beaux vainqueurs, vraiment, que ces vandales qui s’embusquent pour surprendre les corps les plus faibles et les écraser sans danger ! Beaux vainqueurs, que ces lâches Teutons qui ne savent combattre que lorsqu’ils sont dix contre un !

M. Pion ne dérage pas. Il traite les Prussiens de cochons, de brutes, de sauvages, depuis le matin jusqu’au soir.

M. Beaudrain cite le vers fameux :

À vaincre sans péril on triomphe sans gloire.


Et il ajoute chaque fois :

― Eh ! eh ! on jurerait que Corneille a prévu les Prussiens.

Cependant, il ne faut pas désespérer. Tout n’est pas perdu. On vient d’afficher une proclamation de l’Impératrice :

« Vous me verrez la première au danger pour défendre le drapeau de la France. »

― Des phrases comme ça vous réconfortent, dit Mme  Pion. C’est capable de réchauffer les plus froids.

― Pour sûr, répond M. Legros qui s’éponge avec énergie.

Mon père lit le journal du jour.

« Les Prussiens sont à bout de souffle.

« La Prusse foule notre terre française. Songez-vous bien à cela ? Oui, n’est-ce pas ? ― Et vous avez compris ? Et au lieu de craindre quoi que ce soit, vous riez, vous haussez les épaules, et vous vous apprêtez aux voluptés du massacre ?

« Oui, n’est-ce pas ? vous allez venger les vieux de 1814, la France meurtrie et sanglante, laissée pour morte sous le talon des barbares ?

« Ce sera le dernier sang versé ! Soit ! Mais, du moins, qu’il soit versé par cataractes, avec la divine furie du déluge !

« L’armée prussienne est chez nous ! Nous la tenons ! La voici enfin, non plus seulement en face de nos braves, mais en face de deux millions de citoyens, qui veulent mourir ou qui veulent tuer.

« La Prusse s’est laissée prendre à cette ruse de la Providence. C’est Dieu qui a été le seul vrai tacticien dans toute cette affaire. »

― Les Prussiens ? dit Catherine qui vient annoncer que le dîner est servi et qui a entendu les dernières phrases ; c’est le bon Dieu qui les punit.

Le 8 août le département de Seine-et-Oise est déclaré en état de siège.