Bas les cœurs !/8

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Albert Savine (p. 90-113).


VIII


Mon grand-père maternel, le père Toussaint, croit que ça finira mal.

Il est venu nous voir dimanche ― en passant, parce qu’il se trouvait dans le quartier, parce qu’il avait des nouvelles de la tante Moreau à nous donner. ― Il a exposé des tas de raisons.

Il avait l’air de chercher à faire excuser sa visite : il est très mal avec mon père. Il a parlé du temps, qui est très beau, des récoltes qui ne seront pas mauvaises, de sa santé à lui, qui va cahin-caha, de la santé de la tante Moreau, qui ne va pas bien du tout.

— Ah ! pour ça, non ; pas bien du tout.

Et, comme mon père lui demandait quand il l’avait vue pour la dernière fois, le vieux a fait une réponse vague. Puis, il a parlé d’une maladie terrible qui frappait les dindons : il en avait déjà perdu une bonne douzaine. Heureusement, on venait de lui indiquer un bon remède : le marc de café. Ah ! s’il avait su ça huit jours plus tôt…

― C’est au moins votre voisin, M. Dubois, qui vous a donné ce remède-là ? a demandé mon père en souriant malignement.

― Dubois ? Cette canaille ? Ah ! bien oui ! Il aurait bien mieux aimé les voir crever tous les uns après les autres, mes dindons !… Ah ! le brigand ! Et dire qu’on l’a nommé maire de la commune ! C’est la ruine du pays ! La ruine !… Depuis qu’il est maire, les vagabonds vont se baigner tout nus dans la mare et l’on ne rencontre que des chiens enragés dans les rues… C’est une calamité !

Mon père a laissé le vieux déblatérer à son aise contre Dubois ― sa bête noire ― puis se doutant bien qu’il y avait anguille sous roche, il a cherché à savoir ce qui avait pu le pousser à nous faire une visite. Le père Toussaint, contre son habitude, a été très franc. Il était venu nous proposer un traité d’alliance, tout simplement. Convaincu que la guerre tournait mal et que les Prussiens ne mettraient pas six mois pour arriver à Paris, il était d’avis qu’on pouvait avoir besoin les uns des autres avant peu et qu’il valait mieux, par conséquent, oublier les discussions passées que de continuer à vivre comme chiens et chats.

― Voilà mon avis, a-t-il dit en terminant, d’une voix larmoyante. C’est l’avis d’un pauvre vieux bonhomme qui voit les choses de loin… et qui ne voudrait pas mourir ― car qui sait ce que l’avenir nous réserve ― sans embrasser ses petits-enfants.

Ma sœur, les larmes aux yeux, a mis la main de mon père dans celle de mon grand-père et j’ai été embrasser le bonhomme sur la joue. Je me suis piqué les lèvres, car il n’avait pas fait sa barbe.

― Ainsi, c’est entendu ? a demandé le vieux en partant. Comme c’est le 3 septembre la fête à Moussy, vous viendrez le matin ? Vous repartirez le lendemain soir ou le surlendemain, comme vous voudrez.

― C’est entendu, a dit mon père qui a refermé la porte en murmurant :

― Quelle comédie ! Il a tout simplement peur de rester tout seul à Moussy, si les Prussiens viennent dans le département, et il veut s’assurer un logement chez nous, pour faire des économies…

Malgré tout, mon père a tenu parole. Et aujourd’hui, 3 septembre, après avoir traversé les bois qui relient Versailles à Moussy-en-Josas, nous arrivons chez mon grand-père. Il nous guette, depuis quelque temps déjà, assure-t-il, de la porte du jardinet qui précède la maison, et il nous fait entrer dans la salle à manger où Germaine, sa bonne, vient de servir le déjeuner.

C’est une créature bien curieuse, cette Germaine : une petite femme, toute petite ― six pouces de jambes et le derrière tout de suite, ― sèche comme les sept vaches maigres et noire comme un corbeau. Noire de peau, noire de prunelles, noire de cheveux ― des cheveux qu’on trouve souvent dans le potage, car elle est toujours décoiffée. ― Avec ça, pas vilaine du tout. Ma sœur dit quelquefois qu’elle voudrait bien avoir ses yeux et Mme Arnal, qui l’a vue deux ou trois fois, prétend qu’elle aurait fait un beau petit garçon.

Mon grand-père n’a qu’une opinion sur elle :

— Elle vaut son pesant d’or.

Germaine, au contraire, a deux opinions sur son maître. Tantôt, c’est « la crème des hommes » et tantôt, c’est « un vieux grigou ». Expliquez-moi ça.

— Je vous l’expliquerai quand vous serez plus grand, m’a-t-elle répondu un jour que je lui demandais la raison de ces appréciations complètement opposées. Et d’abord, si votre grand-père avait le sens commun, il ne mettrait jamais les pieds à Paris, vous m’entendez ? Et vous pouvez dire ça à votre papa de ma part.

Elle le lui a dit elle-même à plusieurs reprises ; elle venait à Versailles exprès pour se plaindre de la conduite du père Toussaint qui passait des trois et quatre jours à Paris.

— Des trois et quatre jours, monsieur, et il était parti pour une après-midi ! Ah ! il me revient chaque fois dans un bel état, je vous en réponds !

— Que voulez-vous que j’y fasse ? demandait mon père, visiblement ennuyé. Ça ne me regarde pas.

— Ça ne vous fait guère honneur, en tout cas, disait Germaine en s’en allant.

Ce qui nous fait honneur, c’est la façon dont nous accueillons les différents plats qu’elle a préparés. Germaine est un vrai cordon-bleu et mon père lui fait des éloges.

― Ah ! monsieur, ne me faites pas de compliments… les compliments, voyez-vous, ça me fait tourner la tête, et je serais capable de manquer mes pets-de-nonne.

― C’est vrai, ça ! s’écrie mon grand-père, elle n’aime pas les compliments… Je ne lui en fais jamais et pourtant, bien souvent, elle ne les aurait pas volés.

Ma sœur, qui doit être au courant de bien des choses, rougit jusqu’aux oreilles. Le bonhomme s’en aperçoit ; immédiatement, il change de sujet de conversation :

― Figurez-vous, Barbier, que ce scélérat de Dubois…

Le voilà parti, et pour de bon. Il enfourche son dada et ne le lâche pas. Dubois, par-ci, Dubois, par-là ; Dubois est un misérable ; Dubois ne vaut pas la corde pour le pendre…

Dubois est le maire de Moussy-en-Josas. Il a été nommé il y a six mois environ, au désespoir de mon grand-père qui avait fait des pieds et des mains pour arriver à décrocher l’écharpe tricolore. Dubois possède la plus belle ferme du pays ; c’est un gros garçon réjoui, pas trop bête, assez honnête homme. Comme il aime à rire, il a blagué le père Toussaint à propos d’une foule de choses ― je ne sais pas au juste à propos de quoi. ― Il s’est moqué de Germaine aussi ― c’est elle-même qui me l’a dit. ― Il prétend qu’elle ressemble à un hérisson. De plus, Dubois passe pour être libéral et mon grand-père prétend que « c’est un rouge ».

— Oui, un rouge ! Il ne va jamais à la messe, d’abord.

Mon grand-père non plus ; mais il envoie, tous les dimanches, Germaine à la messe et aux vêpres. Elle va à la messe pour son propre compte et aux vêpres pour celui de son maître.

— Je vous dis que c’est un partageux ! Est-ce que, sans ça, il laisserait les va-nu-pieds envahir la commune ? On ne peut pas mettre le pied dehors, le soir, sans marcher sur un vagabond. Il y en a tout un chapelet, le long du chemin. Et puis, il a voté : Non, au plébiscite. J’en suis sûr ! Ah ! si j’avais voulu dire ce que je sais, il ne serait peut-être pas maire, à cette heure ! Il a eu de la chance d’avoir affaire à des gens discrets… Moi, voyez-vous, j’aimerais mieux me faire couper en petits morceaux que de faire du tort à mon prochain… N’empêche que la commune n’est guère en sûreté entre les mains d’un gueux pareil.

Dubois est un gueux, évidemment. Et la preuve, c’est qu’il a réussi à empêcher mon grand-père de s’adjuger un grand morceau de pré qui fait suite à son verger et que le bonhomme convoite depuis longtemps. Il prétend audacieusement que ce pré fait partie de sa propriété et il a essayé plus de dix fois de mettre la main dessus ; il était même arrivé, du temps de l’ancien maire, à en faire couper le foin régulièrement et à le serrer dans son grenier. Mais, depuis que Dubois est au pouvoir, il lui est formellement interdit d’y faucher le moindre brin d’herbe ; Dubois vient même de prouver, dernièrement, que le pré appartient bel et bien à la commune, et il a fourni des pièces qui établissent le fait.

— Ce sont des faux ! hurle mon grand-père ; des faux abominables !

Et, comme nous passons, après déjeuner, pour nous rendre chez la tante Moreau, devant la ferme de son ennemi, il ne peut s’empêcher de crier :

— S’il y avait une justice, il y aurait longtemps que ce gredin-là traînerait le boulet !


La tante Moreau que nous allons voir, est ma grand’tante. C’est la sœur du père Toussaint, la tante de ma mère. Elle a aujourd’hui soixante-huit ans. Elle est veuve de M. Moreau, marchand de vins en gros, à Bercy ! À la mort de son mari, ― il y a dix ans au moins ― comme elle n’avait pas d’enfant, elle avait résolu de venir se fixer à Versailles, à côté de nous. Mais le grand-père Toussaint est intervenu. Il a déclaré que sa sœur avait grand tort de vouloir habiter Versailles, qu’une ville, c’était toujours très bruyant, plus ou moins malsain ; que l’air de la campagne était bien préférable, surtout pour une personne qui avait longtemps habité Paris. Là, depuis, il s’est mis à vanter les charmes de la vie champêtre, a assuré qu’il vivait au milieu des champs comme un coq en pâte et qu’il engraissait de dix livres par an, ni plus, ni moins. Et, lorsqu’il a eu à moitié convaincu sa sœur, il a annoncé qu’il y avait justement, à Moussy-en-Josas, à côté de chez lui, une belle propriété à vendre, le Pavillon : un ancien rendez-vous de chasse de Louis XIII, arrangé à la moderne.

Mme Moreau a acheté la propriété, séduite par l’espoir de se voir châtelaine. Le fait est que le Pavillon est presque un château ; il a grand air, avec son corps de logis principal, en pierres blanches et briques rouges, précédé d’une vaste cour d’honneur que bordent de vieux tilleuls. Par derrière, il y a un grand jardin, une sorte de parc, avec vases, balustrade en pierre et pièce d’eau.

Mon grand-père avait son plan, lorsqu’il engageait sa sœur à venir habiter Moussy. Il voulait se trouver constamment chez elle, arriver à se rendre indispensable et mettre tout doucement la main sur sa succession, qu’il savait considérable. D’abord, sa tactique lui réussit bien ; mais, tout d’un coup, Mme Moreau tomba malade, fut frappée de paralysie ; la maladie la rendit défiante et, à la suite de quelques tentatives peu délicates, elle rompit presque complètement avec mon grand-père.

J’ai appris tout cela peu à peu, à la maison, par des indiscrétions de Catherine ou par des conversations entre mon père et ma sœur. J’ai appris aussi que, par testament déposé chez un notaire, ma tante Moreau a divisé ce qu’elle possède en trois parts : la première doit revenir à Louise, la seconde à moi et la troisième est réservée aux hôpitaux.

Je ne sais pas pourquoi, mais j’y pense, à ce testament, en entrant dans la grande pièce où la vieille tante est assise dans le fauteuil qu’elle ne quitte pas depuis longtemps. Elle a l’air si décrépite, si usée, la pauvre femme ! À notre entrée, pourtant, un éclair de joie a illuminé sa physionomie surannée, mais maintenant elle a repris son aspect morne ; ses mains se sont aplaties davantage encore ; ses tempes saillantes, ses joues creuses, sa mâchoire étroite et proéminente, ses yeux qui ont l’air de trous, tout dans son visage évoque l’idée d’un crâne sur lequel on aurait collé de la peau tannée et jaunie comme celle d’un tambour de basque.

Ça sent la mort autour d’elle. Et pourtant elle est si douce, si bonne que, peu à peu, l’impression de frayeur glacée, qui m’avait saisi en entrant, s’efface. Elle demande des nouvelles de notre santé, elle s’informe de nos études.

― Et vous êtes-vous bien amusés, ce matin, chez votre grand-père ?

― Mais, nous sommes arrivés pour déjeuner, ma tante.

― Vous a-t-il menés à la fête, au moins ? Car c’est la fête du pays, aujourd’hui et demain.

― Pas encore, ma tante ; mais il va nous y mener tout à l’heure.

― Alors, il est venu avec vous ? Pourquoi n’est-il pas entré ? Justine, allez donc demander à monsieur Toussaint pourquoi il ne vient pas me voir.

La femme de chambre, une grande fille assez jolie, vêtue de noir, un bonnet blanc sur ses cheveux blonds, sort pour appeler le grand-père qui se promène dans le jardin. Il n’a pas voulu entrer ; il dit que la vue des malades l’impressionne trop ; il est tellement sensible !…

Mais le voilà qui paraît. Il s’avance, courbé, son chapeau appuyé sur le ventre, tout souriant.

― Hé ! ma chère Clotilde, comme vous paraissez bien portante, aujourd’hui ! Vous avez une mine… resplendissante, ma foi !… Et je crois, le diable m’emporte, que vous avez des couleurs ?… Mais oui, mais oui ! des couleurs !… Allons, allons, vous allez vous trouver sur pied tout d’un coup, un de ces jours…

― Vous voyez les choses un peu en rose, Pierre, répond ma tante en tendant la main à son frère ; mais il me semble, depuis que ces enfants sont entrés, que je vais un peu mieux.

Elle nous invite à dîner. Mon grand-père, pendant le repas, trouve moyen de faire preuve d’un amabilité surprenante. Sa figure de vieux renard s’adoucit prodigieusement, ses lèvres pincées s’épaississent, l’éclat cruel de ses yeux se voile de bonté. On lui donnerait le bon Dieu sans confession. Il m’étonne beaucoup.

La vieille tante, avant de nous laisser partir, fait cadeau à Louise d’une belle paire de boucles d’oreilles enfermée dans un écrin bleu. À moi, elle donne deux louis, deux beaux louis d’or.

― Si j’avais des livres, mon cher enfant, je t’en aurais donné, mais je n’en ai pas : je m’attendais si peu à votre visite. Tu t’en achèteras avec.

Oui. Mais, en attendant, je vais faire un tour sur les chevaux de bois qui tournent, sur la place du village, au son d’un orgue de Barbarie qui joue le Chant du Départ. Ils vont très bien, ces chevaux de bois et, avec la baguette en fer, j’enlève au moins une douzaine d’anneaux. Louise n’en a attrapé que deux. C’est si maladroit, les femmes !

Je reviendrai à la fête. J’y reviendrai demain matin ― car nous passons la nuit chez le grand-père et nous ne retournons à Versailles que demain soir.


J’y reviens. J’y passe la journée. Elle n’est pas mal du tout, cette fête, pour une fête de village. Il y a au moins une cinquantaine de baraques, des tourniquets où l’on gagne des Guillaume et des Bismarck en pain d’épice ; des massacres où l’on abat des Prussiens à tour de bras. On peut s’en payer : deux balles pour un sou.

Du reste, tout est à la prussienne, cette année, tout, jusqu’aux tirs enfantins, à l’arbalète. On a remplacé les animaux par des Allemands ― le marchand dit que c’est la même chose ― et, lorsqu’on plante la flèche au milieu du noir, une porte s’ouvre et l’on voit le roi de Prusse sur son trône ― celui où il va à pied, bien entendu.

En rentrant chez mon grand-père, je le trouve, dans le verger, causant avec mon père sous un pommier. Une discussion d’intérêt, sans doute. J’écoute sans en avoir l’air ; mais leur conversation touche à sa fin ; je ne puis arriver à savoir de quoi il est question.

J’examine la physionomie du bonhomme. Quelle drôle de tête ! Oh ! il n’est pas franc du collier, pour sûr. Deux petits yeux de cochon, en vrille, pétillant sous des sourcils en forme d’accent circonflexe ; une bouche toute petite, rentrés aux coins, sans lèvres : une fente à peine perceptible dans la face glabre, couleur de brique ; une mâchoire forte, carrée, qui avance et qui a l’air de vouloir se démantibuler quand il mange ; un nez pointu, fouineur, aux ailes mobiles, qui fait presque carnaval avec le menton ; une ride toute droite, couleur de sang, en travers du front, et, au cou, deux gros plis, pareils à des plis de soufflet de forge.

Il a le ton aigre, dur, cassant, en parlant à mon père qu’il ne désire pas froisser cependant, car en même temps il a des gestes qui veulent être bienveillants. Et, entre deux phrases cruelles que j’entends au passage : « Les affaires sont les affaires ; je ne me mets jamais à la place des autres. ― Dame, la sensibilité, c’est beau, mais ça mène loin ; » ― le vieux adoucit sa voix pour appeler son chien :

— Toutou, tou, tou…

Ça fait un drôle d’effet. On pense à du miel dans du vinaigre…


Germaine apporte un journal.

— Monsieur, le journal vient d’arriver. On dit qu’il y a des nouvelles.

Ma sœur s’empare de la feuille de papier.

— Lis à haute voix, dit mon père.

— « D’après les renseignements qui nous sont parvenus d’une source particulière, mais en laquelle nous avons une entière confiance, de graves événements se seraient accomplis, le 1er septembre, que notre correspondant désigne comme le troisième jour de combat.

« Le maréchal Mac-Mahon, après avoir été renforcé par le corps du général Vinoy, a livré un combat dans lequel nos armes auraient remporté un éclatant succès. Les Prussiens seraient vaincus, culbutés, et trente canons leur auraient été enlevés.

« Enfin, si le document que nous recevons est exact, le mot « massacre » appliqué à l’armée allemande ne serait pas une expression exagérée. »




« Une autre communication, de source officieuse, mais digne du plus grand crédit, surgit à l’instant même. Ce matin, à dix heures, un ami de la famille d’Orléans, à Paris, a reçu une lettre du prince de Joinville, datée de Bruxelles, le 1er septembre, cinq heures du soir. Cette lettre a quatre pages, qui contiennent de nombreux détails sur les journées des 30 et 31, le refoulement de Mac-Mahon sur la Meuse et les pertes de notre armée.

« Mais elle se complète par un post-scriptum qui est un bulletin de triomphe et un véritable cri de joie. Nous tenons le texte de ce post-scriptum de la bouche même de la personne qui l’a lu dans la lettre originale elle-même.

Le voici intégralement :

« La bataille continue en ce moment. Nous aurions pris trente canons. Bazaine marcherait vers Mac. Vive la France ! »

— Tout ça, fait mon grand-père quand ma sœur a fini sa lecture, tout ça, ça ne me dit rien de bon. Ça sent le roussi, mes amis, ça sent le roussi.


― Qu’est-ce que tu penses de ces nouvelles, papa ? demande ma sœur à mon père lorsque le grand-père nous a quittés, le soir, à la dernière maison du village.

― Ma foi, mon enfant, je n’en sais rien ; mais je serais tenté de croire, moi aussi, que ça ne va pas bien.

Nous revenons à pied à Versailles. La nuit tombe comme nous entrons dans le bois et ce soir, je ne sais pourquoi, j’ai peur. Les feuilles mortes que le vent agite ont des frissons singuliers ; il me semble voir remuer des choses dans les taillis ; tout à l’heure, dans un sentier que nous traversions, une branche m’a cinglé le visage et j’ai sauté en arrière en poussant un cri. Et, maintenant, dans la grande allée qui mène à la route, ma frayeur s’accroît devant les formes imprévues des branches noires que fait siffler le vent, devant l’aspect insolite des gros troncs qui ressemblent à des hommes, devant le fouillis mystérieux des buissons où je crois percevoir des bruits de voix, où je découvre avec terreur les canons de fusil d’une embuscade.

Enfin, au détour du chemin, le rideau sombre de la forêt se déchire. Encore quelques pas, et nous serons sur la grand’route.

Nous y sommes. Il me semble qu’on me décharge les épaules d’un poids énorme, mais je ne respire librement que lorsque nous atteignons les maisons qui précèdent la ville…


À la porte de la rue des Chantiers, il y a un remue-ménage impossible. Les gardes nationaux d’un poste qu’on a dû installer dans la journée, discutent à grands cris avec une douzaine de voituriers dont les charrettes restent en panne, le long du trottoir.

— Alors, il n’y a plus moyen de passer ?

— Vous passerez quand le chef de poste aura examiné vos papiers.

Un charretier s’esclaffe.

— Le chef de poste ! Je l’ai au cul, le chef de poste ! Attendez un peu, pour voir, que les Prussiens arrivent. Ils vous en donneront du papier pour vous torcher les fesses, eh ! soldats du pape.

Là-dessus, c’est un tollé général. Le factionnaire lui-même pose son fusil contre la grille et se mêle à la discussion.

Nous sommes déjà loin que nous entendons encore les cris :

— On devrait vous fusiller, espèce de Prussien !

— Prussien vous-même !

— Vous allez voir ça quand nous aurons la République !

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? demande mon père à chaque pas ; mais qu’est-ce qu’il y a donc ?

Il y a quelque chose, en effet. Plus nous avançons, plus la rue est encombrée. Au coin de l’avenue de Paris, devant la mairie, il y a un rassemblement considérable. Des hommes, à la lueur des becs de gaz, lisent tout haut des journaux qui viennent d’arriver de Paris. D’autres pérorent bruyamment, gesticulent comme des pantins, et leurs ombres qui s’allongent sur la chaussée jaunie par l’éclairage de la préfecture, en face, prennent des formes inattendues et grotesques. Dans le tohu-bohu, on ne comprend pas très bien ; ce sont les mêmes mots, pourtant, qui reviennent le plus souvent : patriotisme, République, défense nationale…

Mon père attrape par le bras un de ces orateurs improvisés : c’est M. Legros, notre voisin. Je n’en reviens pas. Comment se trouve-t-il là, cet homme placide ? Mon père l’interroge :

— Eh bien ! ça va donc mal !

— Comment ! Vous ne savez pas ! Sedan ?…

— Oui, Sedan. Et puis !… Avons-nous été battus, oui ou non ?

M. Legros croise les bras, et regardant mon père bien en face :

— La France vient d’essuyer une horrible défaite. L’Empereur a été fait prisonnier avec 80,000 hommes.

Ma sœur pousse un cri, pendant que mon père reste bouche bée. Des gens nous entourent qui ont l’air de se demander comment nous pouvons être assez bêtes pour ignorer des choses pareilles. Mon père sent qu’il est nécessaire de donner une explication.

— Nous arrivons de la campagne, vous comprenez…

On dirait qu’il avoue qu’il revient de Pontoise.

— Oui, vous n’êtes pas au courant ; ça se voit, fait M. Legros avec compassion. Eh bien ! je ne vous ai pas tout dit : l’Empire est fini ; on a décrété sa déchéance et la République vient d’être proclamée à Paris.

— Ah ! bah ! Quand ça ?

— Aujourd’hui. Aussitôt la dépêche officielle arrivée, on va la proclamer ici. Restez donc ; vous allez voir ça. Tenez ! vous apercevez bien Vilain qui se promène dans la cour de la mairie, les mains derrière le dos. Eh bien ! il attend la dépêche pour grimper sur une chaise et proclamer la République. Vilain, vous connaissez bien ? Vilain l’adjoint, Vilain l’avocat qui a plaidé contre le séminaire et qui a flanqué une volée à sa femme pour l’empêcher d’aller à la messe. C’est un pur, celui-là ! Un vrai ! C’est l’homme des principes ! L’oubli des principes ! L’oubli des principes, mon cher ami, voilà ce qui nous a perdus ; on le disait tout à l’heure à côté de moi, et c’est bien vrai… Les principes ! Les principes d’abord !…

Moi, j’ai peur, je ne le cache pas, j’ai peur.

J’ai vu justement ce matin, chez mon grand-père, une vieille gravure qui représente Charlotte Corday conduite à l’échafaud par une bande de sans-culottes.

Je me tourne vers ma sœur.

― Dis donc, Louise, ce sont bien des républicains, ceux qui escortent la charrette de Charlotte Corday ?

― Oui. Des républicains rouges.

Ah ! très bien. Il y a peut-être des républicains qui ne sont pas des républicains rouges.

Un gendarme sort de la préfecture, arrive au grand trot. Il tient un papier à la main. Tout le monde se précipite en hurlant.

On ouvre la grille de la mairie et on apporte une table en bois blanc. Vilain monte dessus. Deux citoyens lui tiennent chacun une chandelle à hauteur du visage.

Il lit la proclamation : on ne l’entend pas au milieu du bruit. Il s’arrête : des applaudissements éclatent.

Il fouille dans la poche de sa redingote.

Je me cache entre les jambes de mon père. Ce qu’il cherche, ce doit être le couteau de la guillotine…

Pas du tout. C’est un rouleau de papier qu’il se met à lire.

Ce ne doit pas être un républicain rouge. Allons ! tant mieux.

Il arrive à la péroraison. Un grand geste à la Mirabeau. Il flanque les deux chandelles par terre.

― Vive Vilain ! ! !

― Vive la République !

― C’est ça, ronchonne le père Merlin qui se trouve à côté de nous et que je n’ai pas vu tout d’abord ; c’est bien ça : les principes d’abord ― mais les hommes avant.