Bas les cœurs !/9

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Albert Savine (p. 114-129).


IX


Nous sommes en république, et ça se voit : on a enlevé l’aigle du drapeau de la mairie et on l’a remplacé par un fer de lance ; on a effacé le mot Impérial du fronton des édifices et on appelle l’Empereur « Badinguet ».

— C’est un beau spectacle, répète mon père dix fois par jour, que celui de cette révolution pacifique.

— En effet, approuve M. Beaudrain ; on pouvait redouter tant de violences, de désordres…

— Et contre qui, diable, aurait-on pu exercer des violences ? demande en riant le père Merlin qui est venu nous voir, en passant. Pas contre la basse-cour impériale, je crois. Elle a pris sa volée assez vite pour mettre ses plumes à l’abri. Et, quant à la simple canaille bonapartiste, à moins d’aller la canarder par les soupiraux des caves où elle s’est cachée…

— Le fait est, dit généreusement M. Beaudrain, qu’on ne voit plus monsieur Pion, depuis quelques jours.

Le père Merlin sourit.

— Il aura trouvé, dit mon père, que l’écho manque ici lorsqu’il pousse ses cris de : « Vive l’Empereur ! »

— Ah ! bah ! fait le père Merlin, très étonné. Il me semble pourtant que vous ne vous entendiez pas mal, ces jours derniers. Je traversais la rue, l’autre jour, juste comme vous poussiez en chœur un hurrah en l’honneur de son ex-majesté ; je crois même avoir reconnu la jolie voix de mademoiselle ― ainsi, d’ailleurs, que celle de messire Jean.

Je baisse la tête, tout confus ; c’est vrai, j’ai crié : « Vive l’Empereur » ! C’est honteux. Louise, par bonheur, trouve une excuse.

— Nous avons eu confiance en lui jusqu’à Sedan.

— Oui, jusqu’à Sedan, appuie mon père. Sedan nous a ouvert les yeux. Mais vous savez bien, monsieur Merlin, que je n’ai jamais été ce qu’on appelle un césarien.

— Moi non plus, affirme M. Beaudrain.

― L’Empire étant établi, j’ai bien été forcé de l’accepter.

― De le tolérer. Le mot est plus juste.

― Le commerce a ses exigences.

― Le professorat aussi.

― Au fond je n’ai jamais été partisan de la tyrannie napoléonienne.

― Moi non plus.

― Je suis, croyez-le bien, un démocrate convaincu.

― Moi aussi.

― Enfin, déclare mon père qu’embarrasse le regard narquois de son interlocuteur, enfin, nous avons la République. C’est déjà une grande chose.

― C’est une enseigne neuve sur une vieille boutique, dit le père Merlin en se levant pour se retirer.

― Ce monsieur Merland est étonnant, fait M. Beaudrain quand le vieux a disparu. Il n’est jamais content.


Quelqu’un qui n’est pas content, non plus, c’est Jules. Moi, à sa place, je serais enchanté. Son mariage avec ma sœur, qui devait être célébré à la fin de septembre, n’aura pas lieu avant l’achèvement de la guerre. Voilà-t-il pas un grand malheur ! Et comme je souhaiterais, à sa place, que la guerre ne se terminât jamais. J’aime beaucoup Jules et, si j’osais, je lui découvrirais le fond de ma pensée. J’ai guetté l’occasion, depuis plusieurs jours, de le mettre au courant des nombreux défauts que j’ai découverts chez Louise, et l’occasion s’est offerte. Je l’ai manquée. Décidément, je n’ose pas. Il a l’air si triste, ce pauvre Jules, si triste, qu’il me fait pitié. Je n’aurais jamais l’audace d’augmenter son chagrin par des révélations utiles sans doute, mais affligeantes.

― D’ailleurs, m’a dit Léon, tu perdrais ton temps. Il en est toqué, de ta sœur. Est-ce que tu crois qu’elle l’aime, toi ?

Oh ! non, je ne le crois pas. Je suis même certain qu’elle ne l’aime pas. Elle n’aime qu’elle, d’abord. Chaque fois qu’on prononce le nom de Jules, à la maison, on le fait suivre immédiatement de l’énoncé de ses capacités, du chiffre de sa fortune et du montant des appointements que lui alloue la maison de banque Cahier et Cie, de Paris, dont il est un des principaux employés. C’est tout. Une seule fois, un jour que Mme  Arnal questionnait sournoisement Louise sur le degré d’affection qu’elle portait à son fiancé, j’ai entendu ma sœur répondre :

― Il aime tant sa tante et son frère. Comment voulez-vous qu’on n’éprouve pas de la sympathie pour lui ?

Le ton était faux. Je ne m’y suis pas trompé. Mme  Arnal non plus, car elle a ajouté en souriant à demi :

― C’est surtout un excellent parti. Dix-huit mille francs par an, mazette !

Ce sont ces dix-huit mille francs, surtout, que Louise est fière d’avoir décroché avec ses beaux yeux ― qui ne sont pas si beaux que ça, ― mais elle n’aime pas Jules. Après tout, si Jules est toqué d’elle au point de ne s’apercevoir de rien, tant pis pour lui. Je serais bien bon de continuer à m’occuper de ces affaires-là. Et puis, si le mariage ne se faisait pas, j’y perdrais beaucoup : on m’a promis, pour la cérémonie, un beau costume genre homme et une paire de bottines vernies, pareilles à celles qu’expose le cordonnier de la rue de la Pompe, celui qui a pour enseigne une rose entourée de ces mots : À l’image des dames.

Que Jules soit heureux ou non, je m’en moque. Je ne veux plus m’occuper de lui : j’ai bien d’autres chats à fouetter. Des événements plus sérieux réclament mon attention, comme dirait M. Beaudrain. Il paraît que les Prussiens s’avancent vers Paris à marches forcées. J’ai déjà copié un bulletin qui engage les cultivateurs du département à porter leurs récoltes à Paris.

― On ferait bien mieux de les laisser où elles sont et de les défendre, dit M. Legros, qui ne sort plus qu’en uniforme de lieutenant de la garde nationale, et le sabre au côté.


J’ai été le voir commander la manœuvre à ses hommes, dans la cour de l’usine à gaz, et je m’en suis tenu les côtes toute la journée. Je n’ai encore rien vu d’aussi ridicule.

Ça n’empêche pas le marchand de tabac de se prendre au sérieux. Il prétend qu’il faut enflammer les courages et déblatère du matin au soir contre le gouvernement qui s’obstine à ne pas envoyer d’armes.

― Il manque encore plus de trente mille fusils ! Et dire qu’on ne devrait pas livrer à l’ennemi, sans combat, un pouce de notre territoire !

― Mais songez donc, supplie M. Beaudrain, comme si M. Legros était le dieu de la Guerre en personne, songez donc aux malheurs irréparables qui peuvent résulter d’une résistance inutile.

― Je ne songe à rien, quand j’ai le sol sacré de la patrie à défendre.

― Pensez aux ruines de toutes sortes, aux veuves et aux orphelins…

― Je pense à la patrie !

― Mais par pitié…

― Pas de pitié…


On dirait que les autorités ont pris les avis de M. Legros, car elles font afficher des décisions impitoyables. Ordre est donné par la préfecture de mettre le feu aux granges, de détruire par la flamme toutes les meules du département et d’incendier en même temps avec du pétrole les bois qui entourent Versailles. Des francs-tireurs se répandent dans les campagnes pour mettre ces ordres à exécution.

Il paraît que ce n’est pas la crème des honnêtes gens, ces francs-tireurs. Les paysans ne veulent voir en eux que des maraudeurs et se déclarent prêts à les repousser par la force. La préfecture est obligée de rapporter ses ordonnances et de faire afficher une proclamation dans laquelle les citoyens sont instamment priés de « s’abstenir des actes d’hostilité isolée qui n’auraient d’autre résultat que d’attirer des représailles terribles sur des populations sans défense ». Le document se termine par le cri de : « Vive la patrie. »

― Des populations sans défense ! s’écrie amèrement M. Legros. Je crois bien ! On nous enlève jusqu’à notre garde mobile !

Ils sont partis pour Paris le 12, en effet, les moblots. Mal chaussés, vêtus pour la plupart d’une méchante blouse de toile grise, armés de pitoyables fusils à tabatière, ils sont partis en chantant. Ils n’ont pas dû chanter longtemps, par exemple. Quand les têtes se sont un peu refroidies, quand les fumées de l’alcool et du vin se sont dissipées, ils ont pu causer, le long de la route avec les malheureux soldats échappés de Sedan. Fantassins aux souliers éculés, aux pieds sanglants, cavaliers harassés montés sur des fantômes de chevaux, artilleurs sans pièces et sans caissons, ils fuient devant l’armée allemande ; et ces longues files misérables, ces bandes lamentables, ces éclopés, ces exténués, ces découragés, ces fourbus, traversent la ville, tous les jours, en criant à la trahison. Ils ont tous le même éclair de haine dans les yeux, lorsqu’on leur parle de ceux qui les ont menés à la défaite, et le même geste de menace, aussi, à l’adresse de leur chefs qu’ils accusent, tout haut, de les avoir vendus.

― Oui, vendus ! vendus comme des cochons ! s’écriait l’autre jour un petit voltigeur qui s’était assis au bord du trottoir, en face la gare, et qui entortillait, en pleine rue, ses pieds saignants avec des chiffons sales. Ah ! bon Dieu ! si nous avions du sang dans les veines, nous commencerions par descendre pas mal de Français avant de canarder les Prussiens !

Et, à ce pitoyable défilé des débris de notre armée, s’ajoute la débâche des habitants des campagnes. Affolés par les récits terribles colportés de bouche en bouche, par les détails épouvantables donnés par les journaux, ils se sauvent devant l’invasion. Hommes, femmes, enfants, chassant devant eux leurs bestiaux, poussant aux roues de leurs voitures chargées de leurs tristes mobiliers, ils encombrent les routes de leurs longs convois terrifiés.

Ils se hâtent, car derrière eux on ouvre des tranchées profondes sur les chemins, on scie au pied les grands arbres qui tombent sur les chaussées, avec leur branches.


― Bravo ! voilà ce qu’il fallait ! s’écrie M. Legros qui revient enchanté d’une visite qu’il a été faire aux abatis, sur la route de Velizy. Voilà ce qui s’appelle donner du fil à retordre à messieurs les Allemands ! S’ils ont jamais envie de venir à Versailles, ils n’y entreront pas facilement.

― À moins, dit mon père, qu’ils ne fassent ce que vous avez fait pour revenir de votre promenade : qu’ils n’enjambent les arbres et qu’ils ne sautent les tranchées.

― Ou à moins, plutôt, dit le père Merlin, qu’ils ne vous prient de combler très proprement vos petits fossés et qu’ils ne vous engagent à ranger convenablement le long des talus, en attendant qu’ils s’en servent pour se chauffer, les arbres que vous avez si gentiment abattus.

― Ah ! nom d’un petit bonhomme ! je voudrais bien voir ça !… D’abord, vous, monsieur Merlin, vous n’êtes pas un patriote.

― Vous croyez ?

― Oui.

― Et pourquoi ça ?

― Parce que vous avez déclaré que le gouvernement agissait en sauvage en décrétant la destruction par le feu des bâtiments qui gênent la défense et des approvisionnements qui pourraient tomber entre les mains de l’ennemi.

― J’ai dit ça, c’est vrai. Et j’ai même ajouté que les Prussiens, qui ont leurs derrières assurés, trouveraient où ils voudraient les ressources qui leur sont nécessaires. Ces destructions étaient donc parfaitement inutiles.

― Elles ont eu lieu, cependant, dit M. Legros triomphant. On a tout brûlé.

― Excepté, pourtant, les réserves des fourrages de l’intendance militaire, à Rambouillet et à Versailles.

― On les a oubliées.

― Heureusement qu’on n’a pas oublié de les vendre à des particuliers qui n’ont pas oublié, eux non plus, de les acheter à un prix dérisoire.


Le 15, Jules, qui fait partie d’un des régiments de Paris, vient nous faire ses adieux. Il emmène avec lui Léon et Mlle  Gâteclair. A-t-il de la chance, ce Léon ! C’est moi qui voudrais bien aller à Paris.

― Tu me raconteras en revenant tout ce que tu auras vu ?

― Oui, n’aie pas peur.

― Oh ! dit Jules, nous ne verrons peut-être pas grand’chose. C’est une affaire d’un mois, six semaines tout au plus. Les Prussiens ne pourront pas, naturellement, investir complètement la capitale et, ma foi, lorsqu’ils verront qu’ils ne peuvent prendre Paris de vive force, ils seront bien obligés de faire la paix.

― C’est mon avis, dit mon père.

― Le mien aussi, dit M. Legros. Prendre Paris ! Et comment voulez-vous qu’ils fassent une brèche dans les remparts ? Avez-vous remarqué l’épaisseur des remparts, monsieur Gâteclair ?

― Mais oui.

― Et vous, monsieur Barbier ?

― Mais oui.

― C’est formidable ! Quelque chose de formidable. Une épaisseur !… Un mur en pierres, d’abord ; en moellon et pierres de taille ― là. ― Et, derrière, une masse énorme de terre. Supposez qu’un boulet traverse le mur en pierre : eh bien ! qu’arrive-t-il ? Il arrive qu’il se perd dans la terre. Voilà… Ah ! quelle épaisseur !…

Nous accompagnons Jules à la gare. Elle est assiégée par les émigrants ; les salles d’attente sont remplies de bagages… Mais le train va partir. J’embrasse Léon et Mlle  Gâteclair à laquelle Mme  Arnal, qui est venue avec nous, remet une lettre pour son mari, garde national à Paris.

― Dites-lui bien qu’il porte toujours de la flanelle et qu’il mette du coton dans ses oreilles, le soir.

Je serre la main de Jules, qui serre la main de mon père et celle de M. Legros. Il s’approche de ma sœur.

― Allons, embrassez-vous, fait mon père.

Louise avance son front et Jules y dépose un baiser…

La locomotive siffle et les voyageurs, après un dernier adieu, se précipitent vers les wagons.


Nous revenons. Louise a les larmes aux yeux ― des larmes de crocodile. ― Mme  Arnal lui remonte le moral.

― Il faut se faire une raison, ma chère petite. Ainsi moi, regardez donc, j’ai mon mari à Paris. Eh bien ! est-ce que j’en parais plus triste ? Vous me direz qu’au fond… oui au fond… mais…

Elle n’a pas l’air convaincue, Mme  Arnal. M. Legros, lui, y va de son voyage :

― Moi, voyez-vous, Barbier, je n’aime pas assister aux séparations. Ça me fend le cœur. Cette pauvre petite !

Il dit ça tout bas, la main sur la troisième côte. Puis, tout haut :

― Allons ! encore un soldat de plus pour la défense de la Ville-Lumière ! Nos volontaires prennent leurs fusils avec un enthousiasme !… Je suis certain, quant à moi, que les Prussiens vont trouver leurs maîtres sous Paris. L’armée a repris confiance en ses chefs ― ce sont les journaux qui l’assurent ― : elle est animée du patriotisme le plus pur… Tiens ! qu’est-ce que je vois là-bas ?

― Un rassemblement, je crois…

Oui, un rassemblement qui s’est formé autour d’un turco assis sur le trottoir, le dos appuyé à un mur. Son sac tout chargé est jeté à côté de lui et il a envoyé, d’un coup de pied, son fusil dans le ruisseau. Ce turco me semble terrible avec son uniforme bleu de ciel, son fez rouge, ses grands yeux brillant du feu de la fièvre et ses dents blanches, serrées par la souffrance et la colère, qui éclatent dans le noir du visage dont la peau est collée aux os. Il refuse de se lever, paraît-il ; il a fait comprendre qu’il meurt de faim et de fatigue, qu’il a demandé du pain et qu’on l’a maltraité. Il veut mourir là. La foule regarde.

M. Legros s’approche.

― Allons, mon ami, vous ne pouvez pas rester là. Allez à la mairie…

Le turco secoue la tête. Il ne veut pas se lever. Alors, M. Legros montre son sabre et les galons de sa manche.

― Je suis officier, vous voyez. Je vous ordonne de vous lever, de ne plus causer de scandale et d’aller à la mairie.

Le turco secoue encore la tête.

― Moi, plus connaître officiers… officiers trahi…

M. Legros n’y tient plus.

― Comment ! malheureux, vous avez l’honneur de porter l’uniforme français…

Mais il n’achève pas ; le turco se dresse à demi et s’écrie d’une voix terrible :

― Francis macach bono… moi, plus Francis !…, moi Prussien !… Oui, Prussien !…

Et il retombe.

― Il meurt de faim, dit Mme  Arnal. Je vais aller chercher quelque chose en face.

Et elle désigne un café, de l’autre côté de la rue, dont le propriétaire, en bras de chemise, regarde la scène tranquillement, du pas de sa porte.

― Jamais de la vie ! s’écrie M. Legros. Un mauvais soldat qui renie son drapeau ! Rien ! rien ! qu’il crève comme un chien !…

Il nous entraîne à sa suite…


Je n’ai pas pu dormir de la nuit. Tout le temps, j’ai pensé à ce turco ― et j’ai pensé aussi au petit soldat qui m’avait donné son bidon à remplir, à la gare, le jour du départ des régiments, et qui avait l’air si triste… A-t-il été tué ?…