Battling Malone, pugiliste/06

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Bernard Grasset (p. 107-131).


VI


Le brouillard… Il s’était abattu sur Londres dans la nuit et avait tout noyé. C’était le plus fort brouillard de l’hiver, bien que tardif, une vraie purée de pois, opaque, suffocante, au ras du sol, qui paralysait aux trois quarts la vie de la cité géante.

Sur toutes les lignes de chemin de fer les trains venus à quarante-cinq milles à l’heure d’Écosse ou de Galles ou de la côte sud entraient comme des boulets, à quelque distance de Londres, dans cette obscurité inattendue, et se voyaient forcés de s’arrêter ou de n’avancer qu’à une allure de tortue, sondant la nuit jaune de coups de sifflet incessants, faisant halte lorsque leurs roues avaient fait éclater les pétards placés sur les voies, car tous les autres signaux étaient devenus invisibles et inefficaces.

Dans les rues les cabs et les camions allaient au pas ; les tramcars électriques se suivaient à la file, guère plus vite, faisant résonner leurs timbres sans interruption, avec de longues haltes aux carrefours ; et les piétons s’en allaient le long des rues en tâtonnant, se trompant de rue ou de porte, se heurtant même aux réverbères dont les lampes, pourtant brûlant à plein gaz, semblaient de petites étoiles palotes, perdues dans le brouillard à dix pieds du sol, auquel rien ne paraissait les rattacher.

Dans le hall d’entraînement de Deptford, Pat Malone et Andy Clarkson regardaient avec mélancolie le mur impalpable qui semblait s’être soudain dressé devant les fenêtres fermées. Le spectacle qu’ils avaient de là était celui du brouillard sur l’eau, qui est encore bien plus lugubre que dans les rues. Les lumières des navires amarrés étaient invisibles à trente pieds, aucune embarcation ne se risquait à sortir, et les remorqueurs, surpris avec leur convoi par le brouillard en approchant de Londres, envoyaient au loin des hurlements de sirènes pareils à de grandes plaintes sinistres.

C’était un jour d’oisiveté forcée pour Pat Malone, car le brouillard s’était introduit partout malgré les fenêtres calfeutrées, et un entraîneur craint par-dessus tout pour les hommes confiés à ses soins cette atmosphère surchargée d’humidité et de fumée, qui brûle la gorge et ne s’amasse que trop facilement dans les vastes poumons d’un athlète à l’exercice.

Tout à coup Lord Westmount fit irruption dans le hall.

« Je vous emmène, Pat ! dit-il. — L’auto est à la porte ; allez vous habiller. Nous allons sortir de cet air empesté ».

Un quart d’heure plus tard la limousine du jeune lord roulait avec précaution dans les rues de Deptford, frôlant une collision toutes les minutes. Un peu plus loin, dans des voies plus larges, ils purent accélérer un peu grâce à la puissance de leurs phares et à la trompe à trois notes qui mugissait sans arrêt. En une demi-heure ils avaient atteint la banlieue sud où le brouillard était moins opaque, et vers Croydon ils émergèrent brusquement de la zone obscure pour se trouver en plein soleil, un clair soleil de mars, sans chaleur, qui paraissait radieux au sortir de cet enfer jaune.

Lord Westmount, après une seconde de réflexion, dit au chauffeur par le tuyau acoustique :

« À Eastbourne… Tant que ça peut, et ne vous inquiétez pas des contraventions. »

Le moteur ronfla allègrement et la limousine vola sur la route. Pat Malone regardait par la vitre de la portière, fasciné. Son compagnon lui demanda :

« Vous étiez déjà allé en auto, Pat ? »

« Oh oui ! répondit-il ; mais après un intervalle de quelques secondes il ajouta avec honnêteté. — … C’est-à-dire… en autobus. Mais ce n’est pas la même chose. »

Lord Westmount rit avec bonne humeur. Assurément entre les autobus qui longent Whitechapel Road et Commercial Road, et sa limousine de douze cents livres sterling, il y avait une légère différence. Blasé comme il l’était, il enviait à Pat Malone sa fraîcheur d’impressions, la nouveauté merveilleuse que tous ces détails de luxe et de confort avaient pour lui.

Certains auraient essayé de ne pas paraître étonnés, de prendre des airs indifférents ou supérieurs ; mais Pat était d’une nature trop simple et trop forte pour ces petitesses. Il ne craignait pas de montrer son ébahissement et son plaisir ; penché en avant, les coudes sur les genoux, il regardait les haies défiler à toute vitesse, les champs et les bouquets d’arbres se succéder devant ses yeux ; puis il reportait ses regards vers l’intérieur de la voiture et se laissait aller un instant en arrière pour goûter le moelleux des coussins et des ressorts. Le trajet lui parut trop court, et Lord Westmount prenait plaisir aussi à épier ses attitudes et ses airs d’enchantement.

Mais lorsqu’ils furent arrivés à Eastbourne par la route qui descend en pente rapide après avoir franchi une colline d’où l’on voit à la fois la ville et la mer, d’autres sensations également magnifiques attendaient Pat ; l’hôtel où ils descendirent, qui lui parut être l’édifice le plus grandiose qu’il eût jamais vu ; les domestiques en livrée qui ouvrirent la portière et les escortèrent ensuite jusque dans le hall d’entrée ; le luxe des décorations et des meubles, les tapis épais ; les gens qui les entouraient et dont ces splendeurs étaient évidemment le cadre habituel — Pat en fut ébloui.

Seulement son protecteur était là à côté de lui, qui lui dirait où aller et que faire et veillerait sur lui ; de sorte qu’il ne se sentait guère gêné et qu’en quelques minutes un peu de sa hardiesse d’enfant du pavé lui revint. Il en eut besoin quand ils pénétrèrent dans la salle à manger.

Elle était semée de petites tables rondes autour desquelles des gens aux manières exquises mangeaient avec raffinement des choses inconnues. Beaucoup d’entre eux levèrent la tête quand les deux hommes entrèrent dans la pièce, et ce fut sur Pat que leurs regards s’attardèrent surtout. Son complet bleu provenait très évidemment d’un magasin de confections ; il portait de gros souliers à fortes semelles, et des manches de son veston ses poignets et ses mains saillaient comme des armes.

Il sentit leur curiosité étonnée et un peu offusquée, et d’instinct prit son masque de combat. Ses mâchoires saillirent, ses yeux se firent durs et hardis, et sa poitrine gonflée fit de son veston sans élégance un tel bloc que les yeux fixés sur lui s’écarquillèrent encore plus. Entre les rangées de petites tables, sur le tapis épais de la salle, il s’avança derrière son compagnon en se balançant un peu sur les hanches à chaque pas, formidable et presque menaçant, pareil à un chef barbare au milieu d’une ville romaine de la décadence.

Mais quand ils eurent pris place à une petite table isolée il implora l’aide de Lord Westmount.

« Eh, Boss !… Vous savez que je n’ai pas l’habitude de ces affaires-ci, moi ! Vous me direz que faire. »

« Mais oui, Pat, mais oui. »

« Et l’homme à la chemise blanche, qu’est-ce qu’il nous veut celui-là ? »

« Il vient prendre nos ordres, Pat. Dites-lui ce que vous voulez. »

« Est-ce que je peux avoir n’importe quoi de ce que je veux ? »

« Bien sûr ! »

Pat réfléchit longuement, songeant à la fois aux mets distingués qu’il était de son devoir de commander dans un pareil lieu et à certaines victuailles jadis aimées dont Andy Clarkson l’avait privé.

« Je veux… — finit-il par déclarer — une côtelette de porc, avec du pudding de pois et des pommes de terre. »

Lord Westmount réprima un sourire.

« Je crains — fit-il — qu’ils n’aient pas de pudding de pois ici, du moins je n’en vois pas sur le menu. Mais je vais vous commander des pois, Pat, et vous pourrez très bien les écraser avec votre fourchette… »

Quelques instants plus tard un autre garçon majestueux se pencha sur l’épaule de Pat.

« Quel vin Monsieur désire-t-il ? »

« Eh, quoi ? Du vin… Attendez un peu, Boss, oh, Boss !… Il me demande quel vin est-ce que je veux ? »

Le jeune lord ne put s’empêcher cette fois de rire tout haut de l’air d’effarement de son protégé.

« Eh bien, dites-lui, Pat ! Mais peut-être préférez-vous de la bière ? »

Hardiment Pat interrogea :

« Et vous, Boss, qu’est-ce que vous allez boire ? »

« Moi ? Je prendrai du Beaune. Beaune… c’est le nom d’un vin, Pat, d’un vin rouge. Je connais le Beaune de cet hôtel, et il n’est pas à dédaigner. »

Pat carra les épaules.

« Moi aussi… Je prendrai du… la même chose que vous, quoi ! »

Quand le sommelier se fut éloigné, Pat Malone se félicita devoir traversé heureusement toutes épreuves, et il se disposa à faire joyeusement honneur au festin. La côtelette de porc lui parut de dimensions ridicules et il se promit de demander autre chose ensuite. Le Beaune, quand le sommelier l’apporta avec précaution, couché dans son panier, monopolisa son attention.

Lord Westmount le surveillait avec un sourire :

« Pat !… Pat !. N’oubliez pas que vous êtes à l’entraînement ! »

« Pas aujourd’hui, Boss. C’est congé. Et puis c’est la première fois que je bois d’une chose comme ça, qui sort d’un petit panier. »

Il s’arrêta court après la première rasade.

« Ça… ça n’a pas grand goût ; on ne le sent pas sur la langue. Mais c’est bon tout de même. »

Quelques secondes plus tard, il répéta avec plus de conviction :

« C’est bon tout de même ; ça fait chaud ! »

Il avait tout à fait oublié le public curieux aux mines offusquées. La côtelette de porc disparue il commanda des cailles, par curiosité ; déçu une fois de plus par leur exiguïté, il se rabattit sur le poulet, et en mangea à sa faim. Pas d’entremets : ces petites choses sucrées dans de petits plats ne le tentaient guère ; mais il goûta à plusieurs sortes de fromages, copieusement. Le Beaune avait été remplacé par un Pomard plus âpre, qui mordait mieux le palais. Pat, peu habitué à ces boissons, les jugeait si anodines qu’il les lampait à pleins verres, et insidieusement le vin riche lui versait sa chaleur dans les veines.

Lord Westmount s’amusait infiniment. À servir de guide à Patrick Malone pour cette première incursion dans la vie élégante, il éprouvait le même genre de plaisir que les hommes qui promènent dans les villes d’Europe un jeune chef Sioux ou Mandingue. Il goûtait à la fois les surprises et les ravissements incessants de Pat, et l’étonnement que leur camaraderie semblait susciter parmi les tiers.

Il lui était déjà arrivé de se montrer en public avec des célébrités sportives de basse extraction, pugilistes, jockeys ou athlètes, mais aucun d’eux ne l’avait charmé comme Pat, et aucun ne lui avait inspiré la même sincère affection. Car chez cet enfant de l’East End, à côté de sa brutalité native il devinait et appréciait toutes sortes de qualités essentielles, vaillance, générosité, dévouement, profondément enracinées chez ce jeune barbare au grand cœur.

Quand le repas fut terminé ils allèrent prendre le café dans une galerie vitrée qui dominait le large boulevard longeant la mer. À cette saison les trains de plaisir n’avaient pas encore commencé à amener de Londres leurs contingents journaliers, et les promeneurs appartenaient presque exclusivement au monde des oisifs fortunés. Un cigare entre les dents, Pat les regardait passer curieusement, puis relevait les yeux vers la mer d’émeraude.

Tout à coup une voix de femme s’éleva derrière eux.

« Hallo, Tom ! Est-ce que vous ne m’avez pas vue, ou bien que vous me reniez tout à fait ? »

Lord Westmount s’était retourné avec une exclamation d’étonnement.

« Hallo, Bella ! Et que faites-vous donc ici ? »

« Quel frère affectueux vous êtes, répondit son interlocutrice avec un rire harmonieux. — Voilà bien trois mois que nous ne nous sommes vus, si je ne me trompe, et vos premiers mots ressemblent à un reproche. Est-ce que je vous dérange ? »

Son regard se posait sur Patrick Malone avec une expression un peu moqueuse, mais pleine de bonne humeur. Lui, embarrassé, s’était levé et se tenait immobile et muet. Sa simplicité même lui évitait les attitudes gênées et les mouvements niais et gauches de beaucoup d’hommes du peuple en présence de leurs supérieurs dans l’échelle sociale. Il restait debout, un peu raide, mais large et majestueux comme un guerrier vêtu d’une armure, et puisque cette femme le regardait il trouvait naturel de la regarder aussi. Ses yeux à elle, au fond desquels avait d’abord passé une lueur amusée, s’attardèrent un peu sur sa silhouette, sans déplaisir ; mais presque aussitôt elle se tournait de nouveau vers son frère.

Celui-ci désigna son compagnon d’un geste un peu gêné :

« Laissez-moi vous présenter Mr. Battling… Pardon : Patrick… Patrick Malone…, un de mes amis ».

Elle tendit la main à Patrick d’un geste souple, avec un sourire, qui s’accentua un peu quand les dures phalanges du boxeur se refermèrent fortement sur ses doigts.

« Vous êtes venus ici pour la journée seulement ? Moi je suis à Eastbourne depuis quinze jours, depuis mon accident. Car j’ai eu un accident. Ne vous inquiétez pas, ô le plus affectueux des frères ; ce n’était rien : une petite chute de cheval au cours d’une chasse dans le Leicestershire… »

Tout en parlant elle s’était assise à côté de la table que son frère et Patrick occupaient, et ce dernier se rassit à son tour ; après un intervalle toutefois, un intervalle où il resta debout, les yeux fixés sur elle. Comme elle s’adressait naturellement à son frère, il put ensuite continuer à la regarder.

Elle était grande, mince, mais mince comme le sont certaines Anglaises entraînées aux sports, qui sont fortement membrées sans être très développées de la poitrine ni des hanches. Son profil était pur et net ; elle avait des lèvres un peu minces, mais très rouges, d’un beau dessin, des cheveux aux reflets de cuivre, des yeux clairs, beaux et froids. Son type la rendait cousine germaine et presque sœur des jeunes Anglaises décrites par les étrangers, les girls jolies, mièvres et sentimentales qui conduisent avec un parfait décorum des flirts innocents. Seulement la ressemblance s’arrêtait là.

Avec toute sa grâce un peu froide et distinguée, elle se révélait au second coup d’œil douée d’une vitalité prodigieuse, d’une surabondance d’énergie qui se dépensait de mille façons différentes : sports excitants et dangereux, voyages constants, innombrables entreprises — et toutes ces dépenses de force nerveuse lui laissaient encore un tel surcroît de vitalité ardente, que cette vitalité lui tenait lieu de sentiment et de passion.

Un type de femme qui se rencontre en Angleterre plus fréquemment que ne le laissent soupçonner les romanciers à l’eau de rose, surtout dans les cercles sociaux sportifs et semi-aristocratiques, le monde de la chasse au renard, du turf et du yachting. Un type de femmes qui semblent froides et pures, et qui sont froidement impures ; c’est-à-dire qu’elles accumulent les aventures d’amour sans grand entraînement sensuel et sans y attacher d’importance, simplement comme une branche secondaire de leur terrible activité, et pour satisfaire leur curiosité et leur instinct de vivre avec intensité et avec hardiesse.

Elle continuait à causer avec son frère à phrases un peu décousues, mais plaisamment, en camarade. Patrick Malone, oublié, la regardait de toutes ses forces, franchement, avec une curiosité candide, et ne prêtait aucune attention à leurs paroles. Ils baissèrent pourtant un peu la voix pour entamer des sujets plus intimes.

« Et votre mari ? interrogea Lord Westmount. — Il est toujours… ? »

« Toujours sur la côte D’Azur ; mais oui. Je le sais parce qu’il a gagné un prix de tir aux pigeons la semaine dernière et que j’ai vu son nom dans les journaux. Autrement j’ignorerais toujours sa résidence actuelle. Nos rapports sont à peu près aussi serrés et aussi suivis que ceux que j’entretiens avec vous : c’est tout dire ! »

Elle rit de nouveau, d’un rire moqueur mais harmonieux. Puis la conversation glissa sur des sujets d’actualité, la chasse, le golf, les faits et gestes d’amis communs, la saison mondaine qui approchait, et s’annonçait brillante. C’était de l’hébreu pour Pat, tout cela, ce dont ils parlaient et même les mots qu’ils employaient pour en parler ; mais, chose curieuse, cela le mettait parfaitement à son aise. Il avait la sensation qu’il n’était pas réellement avec eux, mais seulement à côté d’eux, et indépendant comme un spectateur.

Une histoire comme il y en a dans les livres… voilà ce qui lui arrivait. Il se trouvait miraculeusement transporté dans le monde aristocratique et merveilleux dont parlent les feuilletons des journaux du soir. Souvent il avait lu ces feuilletons par désœuvrement, après avoir consulté les résultats des courses ou des matches de football de la coupe d’Angleterre, et devant ses yeux avaient défilé de jeunes lords comme Lord Westmount, bons enfants et débonnaires, volontiers familiers avec leurs inférieurs parce qu’ils avaient conscience de l’abîme infranchissable qui les séparait d’eux.

Et dans ces mêmes feuilletons, il avait lu des descriptions de jeunes ladies prodigieusement belles, pétries de raffinements inouïs, foncièrement différentes des femmes du commun. Évidemment c’était une de celles-là qu’il avait sous les yeux, et il la regardait comme un spectacle.

Cette peau unie et fine comme un tissu de luxe, ce beau visage sans défaut, ces mains soignées — que tout cela était donc beau à voir ! Mais plus beau encore peut-être et plus émouvant, était le luxe pourtant simple que les détails de sa mise révélaient : sa robe d’étoffe souple qui donnait une impression de mollesse voluptueuse, les torsades presque négligées de sa chevelure, les diamants de ses doigts…

Et voici que cette héroïne de feuilleton lui parlait, à lui !

« Étiez-vous déjà venu à Eastbourne ? »

Quand il essaya de répondre, quelque chose l’étrangla. Il toussa en détournant poliment la tête, et répondit ensuite d’une voix claire :

« Non, lady, jamais. »

Elle sourit de cette appellation respectueuse, et continua à sourire en le regardant, parce qu’il avait l’air attentif et simple d’un écolier qu’on interroge et qui s’efforce de répondre de son mieux, et que cet air faisait un contraste curieux avec ses yeux hardis et sa mâchoire massive. L’hommage muet d’admiration de ce jeune barbare ne lui était pas indifférent.

« Avez-vous quelque chose à faire ? demanda-t-elle en se retournant vers Lord Westmount. — Non ! Alors vous pouvez monter avec moi jusqu’au haut de Beachy Head pour respirer un peu le vent. Ma voiture doit être prête. »

Après un regard un peu hésitant dans la direction de Pat, Lord Westmount accepta, et quelques minutes plus tard l’auto les emportait tous trois, escaladant la côte abrupte qui monte d’Eastbourne vers le sommet du promontoire.

Assis face à la route devant ses deux compagnons, qui occupaient la banquette du fond, Pat Malone ne pouvait détacher ses regards d’un porte-fleurs fixé à la paroi, où deux roses trempaient dans un peu d’eau. Il sentait autour de lui cette atmosphère d’une voiture de femme élégante, qui est un peu une atmosphère de boudoir ; une bouffée de parfum arriva jusqu’à lui et lui fit monter le sang aux tempes. Lorsque la voiture, parvenue au faîte, s’arrêta, il sauta à terre avec une sorte de soulagement, un peu étourdi.

Derrière lui Lady Hailsham descendit lentement, souriant encore du sourire énigmatique qui s’était formé sur ses lèvres pendant la montée, pendant que ses yeux erraient sur la carrure démesurée du pugiliste, ces vastes épaules musculeuses qui remplissaient la voiture plus qu’à moitié.

Dès qu’ils furent à terre, le vent les frappa en pleine poitrine, un vent qui venait du large, fort et continu. Et comme ils étaient tous trois d’une race saine et vigoureuse, endurcie au plein air et que le vent grise, ils se penchèrent contre cette rafale ininterrompue, pour conserver leur équilibre, et avancèrent jusqu’au bord de la gigantesque falaise à pic.

Pat, qui n’avait jamais vu la grande mer, regardait de tous ses yeux, les narines dilatées aussi pour aspirer la brise salée, et peu à peu il sentit une ivresse l’envahir.

« Boss…, — dit-il après un long silence. — Il faudra m’emmener ici de temps en temps, avant les grandes batailles… Ça m’aidera à rosser les étrangers. »

Lord Westmount crut le moment venu de dire à sa sœur ce qu’était Pat Malone.

« Notre ami que voici est boxeur, » fit-il d’un air tant soit peu gêné.

« Je m’en doutais ! » répondit-elle avec un sourire.

Mais presque aussitôt elle craignit d’avoir blessé le pugiliste.

« Il faut être fier de votre métier, Mister Malone ! — dit-elle en le regardant dans les yeux. — Nous autres gens du monde qui nous intéressons aux sports nous n’avons souvent pas assez de respect pour vous qui êtes en somme nos modèles et nos maîtres. Toutes les qualités que nous admirons le plus, le courage, et la loyauté, et la dévotion à un idéal difficile, c’est vous qui nous en donnez les meilleurs exemples. Beaucoup d’entre nous vous donnent un peu de leur argent et se croient quittes envers vous ; mais ceux qui sont justes reconnaissent qu’ils vous doivent aussi un autre tribut : un tribut d’estime fraternelle et d’admiration, »

Elle avait commencé à parler un peu froidement, comme par politesse, mais la figure du jeune boxeur tournée vers elle, avec ses yeux qui flambaient et son air d’émotion ingénue, parut l’inspirer peu à peu. Quand elle se tut ils restèrent tous les deux immobiles quelques secondes, croisant leurs regards. Entre cette jeune femme aristocratique et l’enfant de l’East End un lien surprenant exista quelques secondes, né de la rencontre de leurs deux natures pétries au fond de la même matière violente et hardie.

Ils restèrent tous trois une demi-heure sur la falaise, jouissant du vent salé, du spectacle de la mer houleuse, et suivant du regard les navires qui passaient presque à leurs pieds.

Au moment où ils allaient regagner la voiture, Lady Hailsham et Pat se trouvèrent seuls quelques instants.

« Dites… — murmura-t-il d’une voix un peu rauque. — Ce que vous disiez tout à l’heure des… des hommes comme moi… Est-ce que vous le pensez réellement ? »

« Certainement !… Et je vais vous dire autre chose, Mister Malone. Quoi qu’il arrive, efforcez-vous de rester ce que vous êtes maintenant, simple et fort… — elle allait dire « comme un animal » mais se ravisa — … comme vous l’êtes ; et ne devenez jamais pareil aux petits messieurs des salons ! »

Plus tard, au moment où les deux hommes allaient repartir pour Londres, elle lui dit encore :

« Je regrette que dans ce pays-ci les femmes ne soient pas souvent admises aux combats de boxe ; mais je trouverai bien le moyen d’aller vous admirer un jour. Au revoir… »

Dans l’auto qui roulait à toute vitesse sur la route déjà obscure, Pat Malone pensait à ces paroles, et chaque fois un frisson lui passait dans les épaules, et ses mâchoires se contractaient ; car l’émotion se traduisait naturellement chez lui en violence, et il songeait aux coups sauvages et rusés qu’il frapperait dans le ring, s’il sentait les yeux de cette femme fixés sur lui.