Battling Malone, pugiliste/07

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Bernard Grasset (p. 132-148).


VII


Andy Clarkson, l’entraîneur, tenait le Sporting Life déployé sur ses genoux et en donnait lecture à haute voix.

Ses poings aux phalanges massives maniaient le journal avec des précautions un peu maladroites, comme une chose prodigieusement fragile et prête à se déchirer au moindre contact. Il lisait lentement, avec effort, et comme il faisait au milieu des phrases de nombreuses pauses qui les découpaient à contre-sens, les trois boxeurs qui l’écoutaient avaient aussi besoin de faire tous leurs efforts pour comprendre. Les sourcils froncés, la bouche ouverte, tous quatre se donnaient grand mal et trouvaient évidemment ce travail intellectuel plus dur qu’aucun entraînement.

« Ah ! fit Andy Clarkson — la boxe : voilà. Il y en a deux colonnes aujourd’hui. »

Et il redoubla d’attention et d’efforts.

« Des rumeurs assez surprenantes… ont circulé sur l’état de santé physique et morale pourrait-on… dire de notre champion poids moyen Jim Donnegan. L’on sait qu’il… doit rencontrer le mois prochain au National… Sporting Club la révélation du moment, Battling Malone, dans un match comptant… pour le championnat et la ceinture… de Lord Lansdowne. Le bruit… court que découragé par de récents insuccès il songe… à déclarer forfait. Que croire ? »

Il s’arrêta là, et un long silence suivit, au cours duquel les mots qu’il venait de lire finirent par prendre un sens et s’infiltrer enfin dans quatre crânes épais.

« C’est pas possible ; il ne ferait pas ça ! » s’écria Jack Hoskins,

« On ne le lui permettrait pas, hein ? » ajoute Steve Wilson, l’ancien Horse-Guard, pour qui tous les officiels du monde de la boxe, et plus spécialement ceux du National Sporting Club, étaient un peu des officiers, dont les commandements étaient définitifs et sans appel.

Pat Malone, bien que le plus consterné des quatre, ne disait rien ; seulement il regardait ses trois compagnons l’un après l’autre, et tous les traits de son visage exprimaient une indignation naïve.

« Un champion d’Angleterre ! — clama Andy Clarkson d’une voix lugubre. — Un champion d’Angleterre qui veut déclarer forfait plutôt que de recevoir sa râclée comme un homme ! Qu’il pourrisse vivant, le damné lâche ! On devrait le forcer à monter dans le ring avec Pat, qu’il soit en condition ou non, pour qu’il emporte au moins avec lui une figure en marmelade et quelques côtes cassées dans le sale petit public-house où il veut prendre sa retraite ! »

« Écoutez !… Écoutez !… — crièrent les autres. — C’est ça ! »

L’entraîneur jeta le journal à terre avec un geste de dégoût, et un silence navré s’appesantit. Les quatre hommes étaient réunis dans le vestiaire attenant au hall de Deptford, après la séance d’entraînement du matin. Une odeur de sueur et d’embrocation flottait dans l’air, et Pat Malone, de même que ses deux « sparring partners », avait la figure encore un peu empourprée et marquée de meurtrissures superficielles, vestiges de leur travail journalier.

« J’irai aux nouvelles cet après-midi ! — finit par dire Andy Clarkson. — Vous, Pat, vous pourrez aller faire un tour jusqu’au parc de Greenwich, en accélérant un peu les deux derniers milles du retour, mais sans forcer. Quel malheur ! Juste comme tout marchait si bien ! Et la saison qui va finir… »

Quand il revint le soir, sa mine féroce et navrée confirma le désastre avant qu’il n’eût parlé.

« Ça y est… le bandit ! Il dit qu’il ne se sent pas bien, qu’il est malade… Des histoires, quoi ! Au Club, ils parlent de lui trouver un remplaçant, un mannequin quelconque qui ne durera pas assez longtemps pour que Pat ait le temps de s’échauffer et de montrer ce qu’il sait faire. Et après ça il faudra attendre l’automne pour un match de championnat, quand Garfield sera revenu d’Australie. »

Pat se gratta la tête.

« Pourquoi donc que je n’irais pas tout de suite après le Français, au lieu d’attendre que j’aie le championnat et la ceinture ? Ou bien encore après le nègre, Sam Langdon ? On dit qu’il peut descendre à la limite des poids moyens, et puis quand même, quelques livres de plus ou de moins… »

Andy Clarkson l’interrompit sauvagement.

« Vous, mon garçon, vous allez vous tenir tranquille et faire ce qu’on vous dit de faire. Si les gentlemen nous entretiennent tous les deux comme des princes, vous et moi, sans compter Jack et Steve que voilà, c’est pour que chacun de nous fasse son travail. Votre travail à vous, c’est de combattre quand on vous le dit, et pas avant, et avec les hommes qu’on vous amène. Mon travail à moi, c’est de vous dire que faire et de vous apprendre ce que vous ne savez pas… et il y en a encore long ! »

Pourtant Pat continuait à secouer la tête, impatienté et maussade, et un peu plus tard, il sortit, dans le hall et s’en alla rêver le front appuyé aux vitres de la baie qui donnait sur la Tamise.

Quelque chose le troublait, une sorte d’impatience qu’il ne s’expliquait pas lui-même. Dépit causé par la reculade inattendue de Jim Donnegan et le retard que cette reculade apportait à sa première grande bataille, sans doute ! Voilà ce qu’il se disait. Pourtant non seulement c’était une sensation nouvelle pour lui que ce trouble vague de l’esprit ; mais encore le seul fait de rester songeur, de s’étudier lui-même, montrait qu’il avait un peu changé, mystérieusement et à son propre insu.

De l’autre côté du large fleuve les lumières de la berge et des navires amarrés se réduisaient aux dimensions de simples points lumineux qui se reflétaient et scintillaient dans l’eau trouble ; plus près, un canot à rames passa rapidement, faisant avec sa proue un bruit clapotant qui s’entendait distinctement dans le silence ; puis voici qu’un écho lointain de musique arriva jusqu’aux oreilles de Patrick Malone.

Lentement la musique se rapprocha ; des lueurs nombreuses dansèrent à la surface de l’eau, et un grand vapeur passa, brillamment illuminé, d’où venaient des sons de violons et de harpes. C’était un des bateaux d’excursion qui, pendant la belle saison, descendent et remontent la Tamise entre Londres et la mer, trajet qu’ils font en quelques heures, entre les rives d’abord resserrées, ajourées de docks, semées d’entrepôts et de cargo-boats à l’ancre, puis un peu plus loin plates et lointaines, de plus en plus lointaines, jusqu’à ce que l’embouchure devienne le large bras de mer où les plages populaires commencent.

Il passa dans la nuit comme une apparition un peu féerique, ce navire de plaisir où il n’y avait place que pour la gaîté et le repos nonchalant. L’orchestre installé sur le pont faisait monter dans l’ombre une mélodie italienne, langoureuse et douce, et les couples de « sweet-hearts » assis l’un contre l’autre sur les chaises longues ou les bancs du pont se prenaient les mains et se regardaient à travers l’obscurité avec tendresse.

Patrick Malone le vit passer sans bouger et sans rien dire, le front appuyé à la vitre ; mais quand les lumières et les sons de l’orchestre se furent éloignés il sentit qu’une irritation sourde et un peu douloureuse lui poignait le cœur.

Il se dit à lui-même à mi-voix :

« Je suppose que la dame d’Eastbourne m’a oublié depuis longtemps ».

Et il resta rêveur. Parbleu, qu’elle l’avait oublié ! Elle lui avait dit toutes sortes de choses aimables et douces, par politesse de grande dame, et par politesse elle avait eu pour lui quelques regards qui avaient été doux aussi. Mais depuis…

Encore si Jim Donnegan n’avait pas été un lâche ; s’il avait accepté de défendre son championnat et sa ceinture, ç’aurait été un vrai grand combat, celui-là, un de ceux dont tous les journaux parlent. Elle aurait vu son nom, Battling Malone, — et le récit de sa victoire, et peut-être se serait-elle souvenue de lui un peu plus longtemps… Mais c’était fini : le combat n’aurait pas lieu, et Andy Clarkson et les autres continuaient à le tenir en tutelle, comme un enfant dont on surveille tous les pas.

Tout à coup la rage secoua Pat, et ses poings se contractèrent au bout de ses bras. Il en avait assez de rester dans un coin comme un petit garçon en pénitence ! Dehors il y avait tout le vaste monde plein de merveilles, peuplé de femmes pareilles à des déesses ; il y avait aussi la renommée qui attendait les garçons comme lui pour faire résonner leurs noms et les rendre presque les égaux des « toffs ». Et il y avait l’argent : les beaux souverains d’or, les bank-notes dont le papier raide craquait et que les heureux de ce monde sortaient de leurs poches négligemment, plusieurs à la fois, pour acheter toutes les choses qui rendaient la vie somptueuse et belle.

Pat se redressa et commença à agiter des projets dans sa tête comme un prisonnier qui songe à une évasion. Il brûlait du désir de faire quelque chose d’éclatant, quelque chose qui attirerait l’attention sur lui, qui lui vaudrait les regards d’encouragement et d’approbation des femmes aux blanches mains endiamantées.

Jim Donnegan… il n’y fallait plus songer. Inutile également de s’adresser au National Sporting Club pour un combat avec le Français ou le nègre : Lord Westmount, Sladen et les autres s’y refuseraient, lui commanderaient d’être prudent et d’attendre. À qui pourrait-il donc avoir recours ?

Cet Australien… Comment diable s’appelait-il ? Celui qui venait de louer une salle gigantesque dans le West End de Londres et qui annonçait déjà des rencontres sensationnelles… Mac Gregor ! C’était bien son nom : Mac Gregor. Il avait de l’argent, de l’expérience, il cherchait des hommes ; tous les journaux avaient parlé de lui et de ses ambitieux projets. En quelques instants la décision de Pat fut prise : Il irait trouver cet Australien dès le lendemain et s’offrirait à n’importe quelles conditions à combattre n’importe quel adversaire, pourvu que ce fût un homme connu, un vrai champion dont la défaite ferait du bruit.


Le lendemain matin il s’esquiva sans rien dire à personne.

Dès qu’il se retrouva dans les rues de Londres, seul et libre comme autrefois, toute sa débrouillardise d’enfant du pavé lui revint. Il commença par aller demander aux bureaux du Sporting Life l’adresse de Mac Gregor… Piccadilly Hôtel… Regent Street… Très bien ! Une demi-heure plus tard il se présentait à l’adresse indiquée. On lui répondit que Mr. Mac Gregor était sorti, mais devait rentrer d’une minute à l’autre. Il attendit.

Du hall d’entrée de l’hôtel, où il s’était assis, il pouvait voir à travers les grandes portes vitrées le mouvement de Regent Street : les automobiles qui passaient, les femmes élégantes qui pénétraient dans les magasins ou bien suivaient les trottoirs à petits pas, regardant les étalages magnifiques avec attention mais sans avidité, de l’air de femmes qui pourraient franchir le seuil et acheter, si elles voulaient… Tout cela attisa son ambition davantage.

Mac Gregor était grand, très bien habillé, tanné de visage, et avait l’œil d’un connaisseur d’hommes. Il vint tout droit à Pat et lui serra la main affablement.

« Vous m’avez demandé ? Si vous voulez bien me rappeler votre nom… Malone. Eh ? Patrick… Battling Malone… Je me souviens très bien de ce nom ; je l’ai lu dans les journaux. Et vous voulez me parler ? Passez par ici. »

Pat lui expliqua d’une manière d’abord assez confuse le but de sa visite. Il lui fit comprendre que les gentlemen qui s’étaient constitués ses protecteurs le tenaient trop longtemps en lisière ; qu’il en avait assez ; qu’il voulait faire quelque chose de grand et d’éclatant… Il combattrait n’importe qui, qui fût un champion, Serrurier, Sam Langdon ou tout autre, et il n’y regarderait pas à quelques livres près, ni pour le poids de son adversaire, ni pour l’argent !…

Mac Gregor l’écouta sans l’interrompre, et, quand il se tut, resta songeur quelque temps.

« Diable ! fit-il enfin. — C’est du gros gibier qu’il vous faut, mon garçon ! Et vous croyez que vous auriez une bonne chance de battre ces hommes-là ? »

Pat leva sur lui ses yeux ingénus et hardis, et dit très doucement, posément, comme s’il parlait d’un tiers :

« Je ne pense pas qu’il y ait un homme de poids, blanc ou noir, qui puisse tenir plus de dix rounds contre moi. »

« Diable ! » fit encore l’Australien avec un sourire. Mais son regard jaugeait Pat et semblait le mesurer dans tous les sens, peser la vraie valeur de ces épaules démesurées, de cette mâchoire pareille à une falaise, et du cœur indomptable et sauvage qui flambait dans ses yeux.

« C’est que… — reprit-il après un silence — vous n’êtes pas encore très connu… Il y a bien votre victoire sur Jim Ellis, et les journaux ont dit grand bien de vous, et même sonné très fort la grosse caisse, certains d’entre eux… Mais tout de même ! »

Il réfléchit quelque temps.

« Avec pas mal de publicité, peut-être… des tuyaux d’entraînement, bien entendus et suffisamment sensationnels… Serrurier : il ne faut pas songer à lui pour le moment ; ses contrats le retiennent en France ; mais si vous êtes prêt à combattre Sam Langdon et que vous lui laissiez dicter ses conditions en ce qui concerne le poids. Eh ? »

Il sembla se décider tout à coup.

« Restez déjeûner avec moi. Cet après-midi je vous emmènerai à Hampstead, au « Bull and Bush » le poids lourd américain Sid Moran s’entraîne là en ce moment. Je vous essaierai contre lui : quelques rounds discrets derrière des portes closes… et si vous me faites bonne impression vous aurez votre combat ! »

« Pour un quasi débutant comme vous, ajouta-t-il — battre Sam Langdon ou simplement faire figure honorable contre lui, ce serait un saut en pleine gloire ».

Pat bondit sur ses pieds, le sang en feu à la pensée de ce que cela représentait pour lui.

« Boss… — cria-t-il d’une voix étranglée, tremblant de violence contenue — mettez-moi dans le ring avec ce nègre-là, et je lui arracherai la tête ! »


À quatre heures de l’après-midi ce jour-là le gigantesque Sid Moran qui, conscient de ses six pieds deux pouces de taille et de ses deux cent dix livres de poids, avait souri jovialement quand on avait parlé d’essayer un poids moyen contre lui, était assis sur un banc dans le gymnase de l’hôtellerie du « Bull and Bush », encore un peu hébété.

Toutes les vingt secondes il répétait machinalement en hochant la tête dans la direction de Pat Malone, qui se rhabillait.

« Golly… vous savez cogner, vous !… Golly : il n’y a pas à dire ; vous savez cogner ! »

Mac Gregor était assis devant une table et achevait de remplir les blancs d’une formule de contrat.

« Tenez ! dit-il à Pat. — Signez ici ». Pat prit la plume dans un poing et sans rien lire signa son nom, l’épelant à haute voix à mesure avec tant d’application et un tel effort que les veines de ses tempes saillirent comme des cordelettes.

« Les journaux sportifs vont avoir de la copie toute trouvée demain… et les jours suivants — fit Mac Gregor — sans compter la publicité, qui ne sera pas mince. Ma salle peut tenir quinze mille personnes, et les places les moins chères seront une demi-guinée. »

Avant de quitter l’hôtellerie, Patrick Malone demanda du papier et écrivit une lettre. C’était la première de sa vie, et elle lui prit longtemps ; mais le résultat lui parut superbe.

Cette lettre était adressée à « Lady Hailsham… — à Londres… Faire suivre » et disait :

« Je me bats avec le nègre Sam Langdon le mois prochain, et il pèse six livres de plus que moi, et je le rosserai en pensant respectueusement à vous. »