Battling Malone, pugiliste/10

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Bernard Grasset (p. 200-212).


X


Un grand silence, et la clarté du jour filtrant à travers les rideaux… Patrick Malone s’étira entre les draps, et les souvenirs lui revinrent un par un.

Dans le vestiaire, après le combat, un médecin avait remis en ordre, pansé et plâtré sa main droite… L’auto l’avait emporté très vite, presque secrètement, à travers les derniers groupes d’une foule qui se dispersait… une demi-heure au bain de vapeur de Jermyn Street, un long massage pour lequel les doigts épais d’Andy Clarkson s’étaient faits doux et tendres comme des doigts de femme ; puis Lord Westmount — il était donc là ! — avait dit :

« Chez moi. C’est plus près, et il sera mieux. »

Et ç’avait été la volupté des draps frais, le repos, le contentement de savoir la dure tâche finie…

Il en était là dans ses souvenirs quand la porte de la chambre s’ouvrit sans bruit.

« Hallo, Pat ! — fit la voix du jeune lord. — Réveillé ! »

Il vint jusqu’au lit et regarda Pat avec un sourire.

« Je ne vous serre pas la main, mon garçon, parce que vos mains sont plutôt en compote, hein ! Mais elles ont tenu assez longtemps pour vous permettre de battre le nègre. »

Tout à coup son apparence d’impassibilité tomba, et il se pencha en avant, ému, fraternel.

« Je ne veux pas vous faire de compliments, mais je tiens à vous dire que nous sommes tous contents de vous, Pat : fiers de vous… Et, entre autres choses, il a été entendu hier soir que l’argent que nous avions parié pour vous, comptant le perdre, et qui nous revient doublé, eh bien, il est à vous… Le Major, Sladen, Rubinstein et les autres enverront leurs chèques à la banque en votre nom. »

Il arrêta les remerciements d’un geste.

« Ne dites rien, garçon, ne dites rien… Vous voulez vous lever, hein ? Je vais dire qu’on vous apporte ce qu’il faut. »


Une heure plus tard Patrick Malone avait déjeuné et s’enfonçait dans un fauteuil, vêtu d’une robe de chambre de son hôte. Une pile de journaux était à portée de sa main. Il en prit un, déchiffra péniblement le compte rendu du match et le laissa retomber.

« Ces journalistes… se dit-il à demi-voix — tout ce qu’ils trouvent à dire sur une affaire comme ça… ma parole ! »

« Il faut que ce soient des malins, sûr ! »

Et il resta rêveur. Cela lui avait paru si simple, ce qui s’était passé la veille entre les cordes du ring ; tout juste un long travail assez dur auquel il s’était appliqué de son mieux, ce qui était bien naturel puisqu’il était là pour cela et que tout le monde comptait sur lui. Et l’histoire compliquée, semée de grands mots, que cela était devenu sous la plume de ce rédacteur de grand journal !

Il y songeait encore quand la porte s’ouvrit, donnant passage à Lady Hailsham.

Elle vint droit à lui, lui toucha le bras de sa main gantée, d’un geste léger comme une caresse, et dit en le regardant dans les yeux :

« Vous avez été superbe… superbe… Oh ! Je ne sais que vous dire : les mots d’éloge semblent si futiles et si niais quand on parle à des hommes comme vous ! »

Pat rougit un peu ; mais sa simplicité vint à son secours.

« Ce n’est rien ! fit-il. — Il fallait bien que je rosse ce nègre, n’est-ce pas ? D’abord je vous l’avais promis. »

Elle répondit doucement : « C’est vrai ! » et leurs yeux se mêlèrent quelques instants. Puis elle attira un fauteuil et s’assit près de lui, la figure animée.

« Racontez-moi… Dites-moi ce que vous sentiez, pendant que vous vous battiez, à quoi vous songiez, et tout cela… et comment vous avez pu trouver le courage… ! »

Pat écarquilla les yeux et ne sut que dire. Il fit pourtant un effort et raconta la bataille à sa manière.

« Eh bien, voilà : Ça a bien marché pendant quelques rounds et je sentais que je le tenais… et puis ma saleté de main droite s’est démolie et j’ai eu une espèce d’étourdissement… et puis Andy Clarkson m’a fermé le poing tout de même, j’ai tapé au corps, et le nègre en a eu assez… »

Il se tut, conscient de n’avoir rien oublié. Ce fut au tour de Lady Hailsham de rester rêveuse.

Les femmes ont de tout temps aimé les brutes au cœur simple. Elle était incapable d’aimer vraiment, elle, et en tout cas assurément incapable d’aimer ce pugiliste-débardeur qu’elle ne pouvait considérer que comme un être d’une autre espèce, pareil aux hunters de son écurie ou aux bull-terriers de son chenil. Mais elle s’avouait que, considéré ainsi, comme un animal favori, il était splendide, et tout de même plus proche d’elle, plus émouvant, qu’aucun pur-sang et qu’aucun dogue.

Le mâle primitif des cavernes devait avoir cette mâchoire et ces yeux ! — songeait-elle — et cet aspect de force redoutable, et cette simplicité héroïque et brutale lorsqu’il s’agissait de conquérir une femelle, d’abattre une proie ou de repousser les bêtes effroyables de l’âge de pierre… Quelque chose remuait en elle, éveillé par la puissance latente qu’elle sentait en lui ; et en même temps elle regardait sa pauvre main estropiée, son visage meurtri aux yeux fatigués, et son cœur de femme s’attendrissait un peu.

Elle resta silencieuse quelque temps, et ramassa distraitement le journal tombé à terre.

« Vous lisiez le récit de votre victoire ? » demanda-t-elle, et sans attendre une réponse elle parcourut quelques lignes des yeux.

Le journal qu’elle avait entre les mains était un grand quotidien qui, tenant judicieusement compte de la vogue momentanée du pugilat et du retentissement particulier de cette rencontre, avait envoyé là, outre un de ses rédacteurs sportifs ordinaires, un autre représentant chargé de rapporter ses impressions. Or, ce dernier, remué par certains aspects du combat, avait traduit son enthousiasme en un article écrit en hâte, entre la fièvre du bord du ring et cette autre fièvre de la salle de rédaction, quand les machines sont prêtes et réclament la copie.

Lady Hailsham avait commencé à lire sans grande attention ; mais peu à peu son regard se fit plus aigu et tout à coup elle se mit à lire à haute voix :

« … Sans aucun doute il va se trouver des intellectuels intransigeants et des puritains pour se récrier d’horreur quand le récit de ce combat leur tombera sous les yeux. Ils ne verront dans ce récit que le sang versé, la volonté de faire mal qui animait également les deux hommes aux prises, les blessures d’ailleurs insignifiantes que tous deux ont reçues. Et ce leur sera, à ces puritains et à ces intellectuels, un magnifique prétexte à indignation, une occasion sans égale de célébrer en phrases pompeuses la fraternité humaine, de dénoncer les penchants vils qui poussèrent quinze mille personnes à aller voir ce spectacle repoussant, et — comble d’horreur — à applaudir de toutes leurs forces le triomphe ultime de celui qui fit montre de plus de brutalité et d’acharnement bestial…

« Eh bien, est-ce qu’il ne serait pas temps de couper court une fois pour toutes à ces périodes béates et vides sur la fraternité humaine et sur la mansuétude ?… L’homme est un animal combatif ; s’il ne l’était pas, son espèce aurait sans doute disparu il y a quelques vingt mille ans…

« Et le monde est semé partout d’interminables et d’innombrables batailles. Nous bataillons avec l’inertie et l’hostilité des forces naturelles ; nous bataillons avec les animaux ; nous bataillons avec ces millions d’autres hommes barbares chez qui l’instinct du combat est aussi développé que chez nous, souvent plus, mais qui n’ont pas encore appris, eux, à limiter cet instinct. Que la bataille s’arrête quelques années, quelques instants, et ceux qui prêchent à présent la paix et les embrassements universels vont tout à coup avoir à sortir de leur retraite chaude et sûre, et, effarés, se trouver face à face avec les barbares…

« D’autres célèbrent et louent l’instinct du combat quand on a donné à cet instinct un uniforme et un drapeau, et ils se préparent à envoyer contre les baïonnettes et les balles qui trouent, déchirent et torturent, des générations auxquelles on aura préalablement inculqué la peur et l’horreur des coups

« Des quinze mille spectateurs qui ont assisté au combat d’hier, la plupart n’auront sans doute jamais l’occasion de donner la preuve du courage physique qu’ils peuvent posséder, parce qu’ils vivent dans un monde protégé. Mais ils ne continuent pas moins à sentir que le courage est toujours une vertu, une vertu nécessaire.

« S’ils ont acclamé hier soir Battling Malone avec une sorte d’exaltation, c’est qu’ils voyaient en lui une admirable incarnation du courage — du courage, sans épithète, qui est plus simple et plus grand que les autres. Ils ont vu un homme de leur race, estropié, sanglant et meurtri, faire bon marché de sa douleur physique et abattre un des plus redoutables mécanismes de combat qui soient au monde sous les coups d’un poing aux os brisés, aux ligaments déchirés et tordus.

« Ce matin quinze mille d’entre nous vaqueront à leurs paisibles occupations avec ce souvenir à la mémoire, comme un exemple : un exemple un peu surhumain et hors de la portée de la plupart des hommes, comme doit l’être tout véritable exemple. Et comme ils se souviendront aussi que cet homme au grand cœur était un homme de leur race et de leur pays, ils ne se croiront pas ridicules d’en être fiers.

« Les intellectuels et les puritains peuvent lever les mains au ciel et crier : leurs paroles sont des paroles d’enfants qui jouent avec des fantoches dans une chambre close. Nous avons vu hier soir un homme, et nous ne sommes pas près de l’oublier. »

Lady Hailsham laissa retomber le journal sur ses genoux. Ses yeux brillaient ; le sang lui était monté aux pommettes, lui donnant une apparence d’émotion.

Pat, qui n’avait d’ailleurs pas très bien compris, se sentait un peu gêné.

« En voilà-t-il pas des histoires ! » fit-il.

Elle continuait à le regarder, une flamme dans les yeux, et cette simplicité lui parut une chose admirable et touchante. Au bout de quelques instants elle se leva et passa derrière lui.

« Fermez les yeux, Patrick Malone ! » lui dit-elle doucement.

Il obéit en souriant, étonné, se demandant ce qui allait venir. Ce qui vint, ce fut l’effleurement léger de deux mains sur son visage, et bientôt l’effleurement plus doux encore de deux lèvres qui se posaient à peine.

« Patrick Malone, les femmes du vieux pays aussi sont fières de vous… Voici pour votre pauvre front bosselé… ; voilà pour vos pauvres yeux, et pour vos pauvres joues meurtries, et pour vos pauvres lèvres qui ont saigné sans se plaindre… Non ! Ne bougez pas ! Ne dites rien !… Tenez : restez là et je vais jouer pour vous… »

Elle alla jusqu’au piano, s’assit et joua un air à la fois heurté et tendre, qui par instants s’enlevait en galopades effrénées et puis traînait et languissait plaintif. Pat demeura immobile dans son fauteuil et la regarda de loin.

Il se sentait fatigué, troublé et prêt à l’émotion, comme si l’épuisement, la souffrance et les coups reçus l’avaient ébranlé jusqu’au cœur.

Ces caresses, dont il sentait encore l’effleurement sur son visage meurtri, ces caresses inattendues d’une dame, d’une vraie dame, riche et belle… Cette musique étrange qu’elle jouait pour lui… Les meubles somptueux, les tapis et les bronzes tout ce décor où les « toffs » vivaient magnifiquement et délicieusement leurs vies… Tout cet argent qui était à lui maintenant et le faisait riche ; cette amitié d’hommes et de femmes raffinés ; ces choses surprenantes que les journaux disaient de lui…

Il crut qu’il avait miraculeusement passé la frontière — la frontière qui séparait les gens du commun de ces autres gens qu’il voyait autour de lui ; et il en resta ébloui.