Beaumarchais, sa vie, ses écrits et son temps/11

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Beaumarchais, sa vie, ses écrits et son temps
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 118-163).


XI[1].

LES LARGESSES DE BEAUMARCHAIS ET LE MARIAGE DE FIGARO.



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I. — SITUATION SOCIALE DE BEAUMARCHAIS AVANT LE MARIAGE DE FIGARO.

Nous sommes arrivés au point le plus élevé et le plus brillant de la carrière de Beaumarchais : il a atteint l’apogée de sa fortune, de sa célébrité, de son influence sur l’opinion. Après avoir constaté par l’expérience même de sa vie les inconvéniens d’un ordre de choses où l’intelligence réduite à ses seules forces ne peut guère se produire que par des chemins de traverse, il va se dédommager en quelque sorte des déboires sans nombre qu’il a subis pour conquérir une situation qui, en l’exposant à la jalousie de ses ennemis, ne le met pas à l’abri de leur dédain. Il va prendre à partie la société tout entière et l’amener à se prendre elle-même en ridicule. Il résumera pour un instant en lui les besoins de destruction ou de réformation qui agitent son siècle ; il appliquera avec une audace jusqu’alors inconnue le dissolvant de l’ironie à une forme sociale qui tombe de vétusté, et avec sa marotte et ses grelots, il ouvrira le chemin à de plus redoutables démolisseurs.

Il faut éviter cependant de s’exagérer, comme on le fait très souvent, les intentions révolutionnaires de l’auteur du Mariage de Figaro et par suite l’aberration d’un pouvoir qui tolérait des attaques dont les résultats seuls nous ont appris la portée. Nous jugeons aujourd’hui l’ouvrage de Beaumarchais d’après les événemens qui l’ont suivi, et nous sommes trop enclins à forcer, soit pour l’éloge, soit pour le blâme, la signification de cette comédie. En entreprenant d’embrasser dans une seule pièce de théâtre la critique de divers abus et de diverses conditions sociales que bien d’autres auteurs avant lui, depuis Molière jusqu’à Lesage, avaient déjà attaqués séparément, en conduisant cette attaque avec la vivacité audacieuse et même licencieuse qui caractérise son talent, Beaumarchais était loin de s’imaginer qu’il concourait à préparer un bouleversement général, et que la société était arrivée à un tel degré de faiblesse qu’une comédie assez peu saine à la vérité, mais ayant comme toutes les comédies la prétention de guérir, deviendrait un mal de plus qui contribuerait à emporter le malade.

Ce qu’on sait déjà de Beaumarchais prouve surabondamment, avec ce qu’on en lira plus tard, qu’il n’était pas un révolutionnaire bien farouche, et que les quatre ou cinq premiers articles par lesquels débute invariablement aujourd’hui toute constitution, même la plus mince, auraient suffi à satisfaire son tempérament politique. Disposé à fronder des vanités, des privilèges et des abus dont il avait souffert plus d’une fois, il n’était rien moins que disposé à pousser les choses à outrance, et à voir avec enthousiasme une commotion sociale qui allait bientôt le dépasser, le renverser et le ruiner au moment même où il touchait à l’âge du repos, et n’aspirait plus qu’à jouir en paix d’une opulence si laborieusement acquise. L’auteur du Mariage de Figaro écrivit donc sa comédie avec des sentimens beaucoup moins subversifs que ne le supposent généralement ceux qui ignorent qu’il possédait à cette époque une fortune de plusieurs millions ; il l’écrivit les yeux fermés sur l’avenir, ne songeant qu’au plaisir présent de savourer un nouveau succès dramatique, de se venger des humiliations ou des injustices dont son esprit ni ses richesses n’avaient pu le garantir, de continuer avec plus de hardiesse la mission de Molière, de faire rire les petits aux dépens des grands, et d’amuser les grands eux-mêmes en intéressant leur amour-propre à ne pas se reconnaître dans un tableau un peu chargé des abus de la grandeur.

La société de son côté, c’est-à-dire la tête de la société, que Beaumarchais attaquait, n’avait pas plus que lui conscience du danger de ses attaques. Un estimable écrivain de nos jours, après avoir rappelé ce mot si connu de Beaumarchais : « Il y a quelque chose de plus fou que ma pièce, c’est son succès, » s’exprime ainsi : « Nous pouvons ajouter qu’il y a encore quelque chose de plus fou que ce succès, c’est le fait de la représentation autorisée d’un pareil ouvrage sous un régime qui n’était pas celui de la liberté. Un gouvernement qui tolère, qui protège même de pareils écarts, une société qui se laisse ainsi bafouer et qui est pour elle-même un agréable sujet de risée, déclarent de concert qu’ils n’ont pas l’intention de vivre. » C’est, ainsi que nous jugeons commodément et après coup les actes de nos devanciers en leur prêtant notre expérience ou nos idées. Quand le malade est mort et livré à l’autopsie, il n’est pas difficile de reconnaître la gravité de sa maladie et de signaler son imprudence. Les gouvernemens comme les sociétés ont toujours l’intention de vivre, mais rien n’est moins extraordinaire que de les voir se tromper sur la nature ou l’intensité des maux qui les travaillent ou des dangers qui les menacent. La société officielle en 1783 ne se croyait nullement en péril de mort, malgré quelques prophéties plus ou moins sinistres, qui d’ailleurs n’ont manqué à aucune époque de notre histoire ; elle vivait joyeuse et comptait sur un lendemain avec beaucoup plus de sécurité que la société officielle d’aujourd’hui. Persuadée qu’elle était parfaitement de force à supporter une comédie satirique même très audacieuse, elle ne s’inquiétait guère plus des redoutables malices de Figaro qu’un seigneur du moyen âge ne s’inquiétait des insolences du fou chargé de distraire ses loisirs. Il est si vrai qu’à cette époque chacun marchait avec un bandeau sur les yeux, ignorant l’avenir et s’ignorant soi-même, que le seul homme peut-être qui ait pris au tragique les insolences de Figaro, et qui, non content de protester comme Suard au nom du bon goût et des bonnes mœurs, ait accusé avec indignation Beaumarchais de déchirer, d’insulter, d’outrager tous les ordres de l’état, toutes les lois, toutes les règles, est un homme qui devait lui-même, trois ans plus tard, faire à coups de massue ce que l’auteur de la Folle Journée faisait à coups d’épingle. Mirabeau, posant en 1786 comme défenseur des ordres de l’état et des lois de l’ancienne France contre Beaumarchais, est une de ces méprises qui donnent bien l’idée d’une situation que le père du fougueux orateur définissait à sa manière quand il disait : « Le colin-maillard poussé trop loin finira par la culbute générale. »

Il y avait alors dans les esprits, même les plus avancés, de telles illusions sur l’avenir, qu’au début de cette révolution qui devait d’abord se montrer si impétueuse et si effrénée, à cinq ans de distance du 21 janvier, le 9 octobre 1787, on voit Lafayette écrire à Washington une lettre dans laquelle, après avoir énuméré tous les symptômes du mouvement qui se prépare, il conclut ainsi : « Tous ces ingrédiens mêlés ensemble nous amèneront peu à peu, sans grande convulsion, à une représentation indépendante et par conséquent à une diminution de l’autorité royale ; mais c’est une affaire de temps, et cela marchera d’autant plus lentement que les intérêts des hommes puissans mettront des bâtons dans les roues. » On ne peut pas à coup sûr prophétiser plus complètement au rebours du vrai. Il n’y a donc point lieu de s’étonner qu’en 1783 et 1784 la société officielle n’ait pas cru commettre un suicide en se livrant avec complaisance aux traits meurtriers que lui lançait Figaro. Il faut rabattre aussi un peu de la surprise qu’inspire l’audace de Beaumarchais imposant de force la représentation de sa comédie malgré toutes les autorités ; on verra plus loin quelle quantité d’associés et même d’autorités, à commencer par cinq censeurs sur six, vinrent d’eux-mêmes, une fois la curiosité éveillée dans un monde qui voulait s’amuser à tout prix, prêter main-forte à l’auteur de la Folle Journée et l’aider à se produire sur la scène. Cependant il faut dire aussi que Beaumarchais rencontra un obstacle qui, en d’autres temps ou pour un autre homme, eût été insurmontable. Dès le commencement de 1782, il y avait une autorité qui avait décidé que le Mariage de Figaro ne serait jamais joué, et cette autorité, c’était le roi. Les souverains, même quand ils ne sont pas doués d’un génie transcendant, doivent quelquefois à la hauteur de leur situation la faculté de voir plus loin que les autres hommes ; ils ont d’ailleurs un intérêt trop immédiat à la conservation du pouvoir déposé dans leurs mains, pour ne pas s’inquiéter plus aisément de ce qui semble devoir y porter atteinte. Il était incontestable que les hardiesses de Figaro contre les courtisans, les lettres de cachet, la diplomatie, la censure, etc., traînaient déjà depuis vingt-cinq ans dans les livres les plus goûtés du public ; mais c’était la première fois qu’elles prétendaient forcer en masse l’entrée d’un théâtre et se produire sous une forme vive, légère, acérée, qui devait les faire pénétrer chaque soir comme autant de flèches dans l’esprit d’un auditoire incessamment renouvelé. Il y avait là un danger au sujet duquel Louis XVI était déjà prévenu par le garde des sceaux, M. de Miromesnil, très prononcé contre la pièce ; mais d’un autre côté, comme il était dès lors poursuivi de sollicitations en faveur de cette comédie, il voulut juger la question par lui-même et se fit apporter le manuscrit.

Mme  Campan nous a conservé dans ses Mémoires le tableau de cette scène où Louis XVI, seul avec Marie-Antoinette, se fait lire le Mariage de Figaro. Après le fameux monologue du cinquième acte, le roi s’écrie : « C’est détestable ; cela ne sera jamais joué. Il faudrait détruire la Bastille pour que la représentation de cette pièce ne fût pas une inconséquence dangereuse. Cet homme se joue de tout ce qu’il faut respecter dans un gouvernement. — On ne la jouera donc point ? dit la reine, dont le ton semble indiquer un certain penchant pour la pièce. — Non, certainement, répond le roi ; vous pouvez en être sûre. »

Il y avait donc chez Louis XVI un parti pris contre la représentation du Mariage de Figaro ; à ce parti pris s’associait le garde des sceaux, entretenu dans ses répugnances par M. Suard. C’était cette opposition, très redoutable par la qualité des personnes, sinon par le nombre, qu’il s’agissait de vaincre à l’aide du nombre. Beaumarchais manœuvra de telle sorte qu’il arriva un moment où l’on peut dire presque sans exagération que tout Paris, excepté le roi, le garde des sceaux et M. Suard, voulait voir jouer le Mariage de Figaro, et le voulait avec une ardeur de curiosité impatiente contre laquelle un gouvernement ne peut rien, quand cette fièvre, s’emparant d’une société oisive et frivole, devient pour elle une idée fixe qui domine et absorbe toute autre préoccupation.

Reste à se demander comment la curiosité publique a pu être surexcitée à ce point au sujet d’une comédie qui par elle-même n’est pas absolument un chef-d’œuvre ; c’est ici qu’il faut tenir compte à la fois de l’habileté de Beaumarchais et de sa position toute particulière. Il n’eût été qu’un écrivain de génie luttant contre la volonté d’un roi, d’un ministre et d’un censeur : sa pièce n’aurait point vu le jour, ou elle aurait dû subir des modifications considérables ; mais il avait alors une situation tout à fait à part dans l’histoire des écrivains célèbres, et qui lui permettait de faire jouer en même temps une foule de ressorts très divers. Cette situation, étrange par elle-même, fournissant un moyen d’expliquer son succès dans une lutte qui paraît si disproportionnée, il nous faut d’abord essayer de la caractériser en faisant un choix parmi les nombreux documens que nous avons sous les yeux.

Écrivain populaire, financier habile, Beaumarchais, durant cette période de quatre ou cinq ans qui précède le Mariage de Figaro, était de plus une sorte d’homme d’état au petit pied consulté en secret par les ministres. On l’a déjà vu, sous l’influence de la faveur très marquée que lui accordait M. de Maurepas, obtenir jusqu’à un certain degré la confiance de M. de Vergennes, et jouer incognito un rôle assez considérable dans la politique française au sujet des États-Unis ; mais son intervention dans les affaires ne se borna pas à ce fait isolé : on trouve dans ses papiers la preuve que, soit qu’il se mît en avant, soit qu’on l’y invitât, il intervenait assez fréquemment dans des questions d’administration ou de finances. On le voit par exemple, en 1779, sur la demande de M. de Maurepas, délibérant avec M. de Vergennes sur un plan de réorganisation de la ferme générale, ayant de fréquentes entrevues avec ce ministre, qui lui écrit au sujet du plan en question plusieurs billets dont je ne citerai qu’un seul :


« Si vous voulez bien, monsieur, vous rendre ici demain jeudi à six heures du soir avec votre assistant[2], je pourrai vous donner une bonne séance pour continuer le travail entamé la semaine dernière. Je vous préviens que j’aurai un adjoint qui a toute la confiance du mentor[3] ; je l’ai désiré, parce que dans une matière d’une aussi grande importance on ne peut trop multiplier les observations.

« C’est toujours avec plaisir, monsieur, que je vous renouvelle tous mes sentimens.

« Mercredi, 17 mars 1779. »


Beaumarchais écrit de son côté en envoyant à M. de Vergennes un mémoire sur ce projet : « J’ai donné un ton élémentaire à ce compte-rendu afin que, lorsque M. de Maurepas le montrera au roi, son inexpérience en affaires aussi compliquées ne l’empêche pas d’en saisir toute la vérité. » Plus loin, c’est le ministre Necker qui de son côté entre en conférence avec Beaumarchais soit sur le transit des tabacs venus d’Amérique, soit sur les moyens les plus économiques d’approvisionner les troupes françaises envoyées, aux États-Unis. Plus loin encore, c’est un autre ministre des finances, M. Joly de Fleury, qui consulte Beaumarchais sur un projet d’emprunt ; ailleurs, c’est le ministre de la marine qui demande son avis ou le charge de surveiller quelque opération financière relative à son département. Souvent c’est Beaumarchais qui intervient de lui-même, par divers mémoires, sur des questions d’intérêt général, par exemple, l’état civil des protestans, pour lesquels il contribue du moins à obtenir, en attendant mieux, l’admission dans les chambres du commerce : certaines villes, comme Bordeaux, les excluaient encore en 1779, quand les finances de l’état étaient dirigées par un protestant.

Quelquefois même, par un contraste assez piquant, on voit Beaumarchais, qui a si souvent maille à partir avec la censure, investi à brûle-pourpoint des fonctions de censeur, non pas officiel, mais officieux. « Voici, monsieur, lui écrit le lieutenant de police Lenoir en date du 19 décembre 1779, un manuscrit pour lequel on demande la permission d’imprimer. Je ne l’ai pas lu ; je vous prie de m’en donner votre avis. » C’est une singulière idée de transformer en censeur un homme si fréquemment censuré. La réponse de Beaumarchais indique un peu d’embarras dans l’exercice de ce genre de fonctions. L’ouvrage qu’on lui soumet roule sur la guerre d’Amérique, au sujet de laquelle il a écrit précisément lui-même une brochure qui vient d’être supprimée. Il répond au magistrat qu’il n’a rien trouvé de blâmable dans l’ouvrage politiquement badin qu’on lui soumet, et que la censure proprement dite ne doit pas en arrêter l’impression. Cependant, comme il ne veut pas rester trop au-dessous de ce rôle austère de censeur, et comme il reconnaît que le ton de l’ouvrage en question n’est pas en harmonie avec la gravité du sujet, il ajoute ces lignes, assez curieuses sous la plume de l’auteur du Mariage de Figaro : « Cet ouvrage manque de cette décence patriotique si peu connue dans ce pays-ci, où l’on plaisante sur tout ; les événemens présens sont les vases sacrés de la politique, il faut ou se taire ou prendre le ton élevé qui rend les objets respectables. Sur ce, monsieur, vous prendrez le parti qui vous semblera le plus juste. » On reconnaît ici que Beaumarchais n’a pas de vocation pour l’état de censeur, et qu’il ne sait trop comment conclure.

Brouillé avec M. Necker à la suite de quelques dissentimens sur des mesures financières et probablement aussi par l’effet d’un désaccord naturel entre la raideur si connue du ministre genevois et la facile souplesse de ses propres allures, Beaumarchais est au mieux avec le rival et le successeur de M. Necker, M. de Calonne, qui paraît avoir pour lui un goût très marqué. On s’étonnera peut-être de voir, à l’époque même où l’on est habitué à considérer Beaumarchais comme une sorte de factieux en lutte avec toutes les autorités pour faire jouer une comédie séditieuse, on s’étonnera de voir M. de Calonne lui accorder, de la part du roi, une indemnité considérable et depuis longtemps vainement réclamée, en lui adressant une lettre des plus aimables, écrite tout entière de la main du ministre, et dont la date est précieuse, car elle précède de trois mois à peine celle de la première représentation du Mariage de Figaro.


« À Versailles, le 19 janvier 1784.

« Je vous annonce avec un vrai plaisir, monsieur, que le roi, sur le compte que je lui ai rendu de votre demande, de toutes les circonstances de votre affaire, et du besoin que vous aviez de recevoir un nouvel à-compte sur les indemnités que vous réclamez, a bien voulu vous faire toucher la somme de 570,627 livres qui, avec celle de 905,400 que vous avez déjà reçue, fera le montant de ce que les commissaires chargés de l’évaluation de vos indemnités ont estimé vous être dû. Sa majesté a approuvé en même temps que l’examen de vos répétitions ultérieures fût confié à cinq négocians instruits des objets maritimes, dont elle a agréé la nomination telle que je la lui ai proposée. Vous recevrez incessamment l’ampliation du bon du roi qui vous apprendra leurs noms.

« Vous me faites éprouver, monsieur, le plaisir qu’il est naturel de trouver à procurer justice et satisfaction à un citoyen aussi distingué par son zèle pour le service du roi et pour l’intérêt de l’état que par ses lumières, ses talens et les grâces de son esprit. Je suis charmé d’avoir cette occasion de vous exprimer les sentimens sincères que je vous ai voués depuis longtemps et avec lesquels je suis inviolablement, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

« De Calonne. »


Ce n’est pas seulement à son profit que Beaumarchais utilise son crédit auprès des ministres : il est le patron d’une foule de solliciteurs : gens de lettres, artistes, financiers, magistrats, acteurs, actrices, tout le monde s’adresse à lui. Soit qu’il plaide auprès de M. de Maurepas pour Marmontel demandant la place d’historiographe ; soit qu’auprès du garde des sceaux il défende l’avocat-général Dupaty, son ami, contre les préventions des vieilles têtes parlementaires de Bordeaux ; soit qu’il prie M. Necker de venir en aide à quelque banquier en déconfiture ; soit que, pressé par les supplications de la famille La Reynière, qu’épouvantent les déportemens d’un fils, il aille jusqu’à demander au ministre de la maison du roi, M. de Breteuil, le maintien d’une lettre de cachet contre ce fils maniaque et haineux ; soit enfin qu’il ait à protéger quelque artiste auprès des grands seigneurs qui dirigeaient alors les théâtres royaux, Beaumarchais travaille pour autrui avec autant d’ardeur et d’insistance que pour lui-même. Je n’en citerai qu’un exemple qui prouvera combien ses recommandations ressemblent peu aux recommandations vagues, indifférentes et banales que distribue journellement un homme influent, mais très occupé. Peut-être aussi trouvera-t-on un certain attrait inattendu de curiosité à voir Beaumarchais protéger, avec un désintéressement qui paraît vraiment très sincère, une jeune et jolie personne qui veut entrer au Théâtre-Italien, et la protéger non-seulement parce qu’elle a du talent, mais parce qu’elle est sage. La lettre est adressée à M. de La Ferté, intendant des menus, c’est-à-dire préposé à l’administration des théâtres sous la surveillance des quatre premiers gentilshommes de la chambre.


« Paris, le 16 mars 1782.

« Lorsqu’on fait une recommandation, monsieur, à un homme aussi éclairé que vous l’êtes en faveur de quelqu’un, il faut la motiver de façon qu’il puisse reconnaître qu’on ne cherche pas à l’intéresser pour un objet de pure fantaisie. C’est ce que je vais tâcher de faire en vous recommandant Mlle  Méliancourt, dont j’ai déjà beaucoup parlé à M. le maréchal de Richelieu.

« Ce que tout le monde voit fort bien en elle est une figure agréable et la plus charmante voix ; mais ce qui ne frappe pas autant la multitude est son grand talent musical, fruit d’une longue étude et de l’excellente éducation qu’elle a reçue. Ce seul avantage devrait lui mériter toutes sortes de préférences pour un théâtre où, forcé de jouer la comédie en chantant, l’acteur le plus musicien sera toujours celui dont le talent comique se développera le plus tôt, parce que l’idiome musical dont il se sert ne l’embarrassera jamais. Aussi, lorsque je vois un acteur ou une actrice gauche au Théâtre-Italien, je dis : Ou c’est une bête incurable, ou c’est un sujet qui n’a point de musique. On ne fait pas assez d’attention à cela.

« Quelques personnes ont dit que Mlle  Méliancourt avait peu de voix, et moi, toutes les fois que je l’ai entendue, je lui ai fort recommandé de ne pas gâter son superbe organe en le forçant, comme on ne fait que trop au Théâtre-Italien de Paris. Il n’y a pas dans toute l’Italie une cantatrice qui donne la moitié de la voix de Mlle  Méliancourt ; mais comme elles sont musiciennes, elles se rendent maîtresses de l’orchestre et ne souffrent pas que l’accompagnement les couvre[4]. C’est ce qu’elle doit obtenir de l’orchestre de Paris ; alors on verra que c’est une des voix les plus étendues qu’il y ait au théâtre. Tout ce que la nature et l’éducation peuvent donner, Mlle  Méliancourt l’a reçu avec profusion ; il ne lui manque rien que les choses que l’expérience du théâtre peut seule lui apprendre, le maintien et le débit. Je suis bien étonné qu’avec tout ce qu’il faut pour devenir si utile aux intérêts de la Comédie, MM. les comédiens italiens hésitent à son égard. Comment ne sentent-ils pas que, leur existence morale tenant beaucoup à la conduite de chacun, toutes les fois qu’ils pourront recevoir un sujet bien né et d’une conduite irréprochable, ils acquerront de nouveaux droits à l’estime des honnêtes gens ? Les comédiens bien famés et qui ont du talent à Paris sont nos amis, vivent avec nous, et n’éprouvent aucun désagrément d’un préjugé que leur conduite efface.

« Mlle  Méliancourt est bien née. Son père avait une très bonne place. Devenu incapable de travailler, il trouve dans sa fille un doux soutien de sa vieillesse. Je n’emploierais pas cet argument, si je la recommandais à Des Entelles[5]. Jeune et un peu coquin, je le crois plus disposé à corrompre des jeunes filles qu’à les protéger parce qu’elles sont sages ; mais à vous, qui, revenu de tout cela, voyez net dans mon raisonnement et en sentez la force, je prends la liberté de vous recommander Mlle  Méliancourt. Je la livre à vos bons offices comme une charmante cantatrice, bien musicienne et pleine d’émulation pour devenir actrice, de plus sage, bien née et propre à faire honneur à tout homme éclairé qui s’en rendra le protecteur.

« Que ferait-elle, monsieur, si on ne la recevait pas ? Elle a tout sacrifié à sa tendresse filiale en débutant. Il n’est plus pour elle un autre état dans le monde, et l’existence de ses parens tient absolument au succès de son sacrifice. En voilà bien assez, trop pour vous. Permettez-moi d’ajouter que je partagerai sa gratitude, et que je joindrai ce nouveau sentiment au sincère attachement avec lequel vous savez que je suis, etc.,

« Caron de Beaumarchais. »


La situation de Beaumarchais en tant qu’homme du monde, dans cette période qui précède le Mariage de Figaro, fournirait matière à d’assez nombreuses citations où l’on verrait le fils de l’horloger Caron dégager son style de ce qu’il a parfois d’un peu cru, pour faire assaut de grâce et de finesse avec une assez grande quantité de belles dames. Nous nous bornerons encore ici à présenter un seul échantillon de ce côté mondain de l’esprit de Beaumarchais, et nous le choisirons comme propre à caractériser jusqu’à un certain point les mœurs du temps. L’auteur du Mariage de Figaro était fort lié avec le marquis de Girardin, celui-là même chez qui Rousseau venait de mourir à Ermenonville. Le marquis avait un fils, jeune officier qui s’appelait alors le vicomte d’Ermenonville, et qui devint plus tard un des orateurs populaires de la restauration, sous le nom de Stanislas de Girardin. Ce jeune officier, en garnison à Vitry, ayant ouï parler d’une chanson plus que grivoise que Beaumarchais avait composée dans sa jeunesse, et qui se chantait avec succès entre sous-lieutenans[6], désira posséder une copie exacte de ce chef-d’œuvre, et, au lieu de s’adresser pour cela, soit à l’auteur lui-même, soit à M. de Girardin son père, ce qui nous paraîtrait encore à la rigueur admissible, il prit un parti qui semble aujourd’hui un peu bizarre ; il écrivit à la marquise sa mère pour la prier d’obtenir pour lui de Beaumarchais ce cadeau peu moral, et la marquise, qui, à la vérité, ne savait pas au juste à quel point cette chanson était légère, s’empresse de transmettre à Beaumarchais la demande de son fils par le billet suivant :


« Ce mercredi.

« Mon fils m’a écrit, monsieur, pour avoir une chanson de vous sur les femmes. Comme on ne peut mieux faire que de s’adresser à l’auteur pour avoir la véritable, j’espère que vous ne refuserez pas cette satisfaction à un jeune homme qui la désire beaucoup. Comme elle est, à ce que l’on m’a dit, contre mon sexe, si vous craignez que ce ne soit pas de la politesse de me l’adresser, vous voudrez bien la lui envoyer à lui-même[7]. M. de Girardin m’a mandé le plaisir qu’il avait eu de vous posséder pendant quelques jours, et le regret qu’il a eu de ce que votre voyage a été aussi court.

« J’ai l’honneur d’être votre très humble et très obéissante servante,

« Marquise de Girardin. »


Voici maintenant la réponse de Beaumarchais :


« Paris, ce 25 mars 1780.

« Non, madame la marquise, je n’enverrai pas à monsieur votre fils la chanson que vous me demandez pour lui. Il peut la désirer parce qu’il ne la connaît pas ; mais moi, qui me repens de l’avoir composée dans un moment d’humeur où j’avais la folie de vouloir punir tout le beau sexe de la légèreté d’une coquette, dans un de ces momens si contraires à la conduite du Sauveur, où l’on voudrait faire souffrir tout le monde pour les péchés d’un seul, je n’irai point ouvrir le cœur d’un jeune homme à des impressions défavorables à celles qu’il doit aimer et servir, après le roi, toute sa vie. C’est l’ouvrage de M. Thomas, madame, où l’auteur a célébré les vertus des dames en deux beaux volumes, qu’il faut lui envoyer.

« Au reste, personne ne pouvant mieux juger de ce qui est profitable ou nuisible à son fils qu’une excellente mère comme vous, J’ai l’honneur de vous adresser cette chanson, l’un des plus grands torts de ma jeunesse. À vous, madame, de la soustraire ou de la laisser passer. Je lave mes mains, entre les innocens, du mal qui peut en résulter pour le fils, si la mère devient complice de ma faute passée après que je l’ai rendue confidente de mes scrupules présens. Je ne chercherai pas non plus à excuser devant vous les blasphèmes de ma chanson avec la coupable légèreté que j’y mis autrefois, lorsqu’une dame irritée me demanda pourquoi je ne chansonnais pas les hommes. Étaient-ils plus parfaits à mes yeux ? « Les noirs défauts des hommes, lui dis-je, ne sont bons qu’à punir ; il n’y a que ceux des femmes qui soient charmans à chanter, quelquefois même à partager. » C’était bien là le discours d’un jeune homme abandonné de Dieu et perdu de licence. Je suis fort loin aujourd’hui d’approuver une morale aussi relâchée, et, si je prends sur moi de vous envoyer ma chanson avec tout ce qu’elle a de blâmable, c’est autant pour m’humilier devant vous d’avoir eu le tort de la faire que pour vous donner une preuve non équivoque de l’obéissance et du dévouement respectueux avec lesquels j’ai l’honneur d’être, madame la marquise, etc.,

« Caron de Beaumarchais. »


Il est un autre côté de la vie de Beaumarchais à cette époque qui offre également de l’intérêt en lui-même et comme explication de l’influence qu’il peut exercer à un moment donné. Il n’est pas seulement un homme qui a prise sur les ministres, qui protège beaucoup de solliciteurs et qui a des relations de société très étendues ; il est un financier opulent que l’on croit plus riche encore qu’il ne l’est, et qui donne ou prête beaucoup d’argent à toutes sortes de personnes. Son caissier Gudin constate qu’il lui arrivait en moyenne vingt demandes d’argent par jour, et cela s’explique. À force de dire du mal de lui, ses ennemis l’obligeaient à en dire du bien. Il était souvent contraint d’afficher un peu sa générosité. Il s’ensuit que le public le prenait au mot, et que de tous les coins de la France on le sommait de prouver qu’il ne se vantait pas. Parmi les sommations de ce genre, il en est d’assez originales :


« Le diable m’emporte, monsieur, lui écrit de Saint-Brieuc un jeune sous-lieutenant, vous êtes un homme charmant. Je viens de lire vos Mémoires[8] qui m’ont fait un plaisir infini. On ne peut habiller son monde plus complètement. On m’a dit que vous étiez fort riche ; eh bien ! la différence, c’est que je ne le suis guère et que vingt-cinq louis feraient que je le serais beaucoup. Donc, en conscience, pour faire les choses aussi joliment que vous les dites, vous devriez m’envoyer ces vingt-cinq louis : je vous les rendrai dans un an, foi d’honnête homme. Je vous vois rire et dire : « Quel est ce fou ? » Et pourquoi donc ? Vous avez beaucoup d’argent, à ce que je présume ; moi, j’en ai fort peu ; je vous crois un homme bienfaisant qui tirerez un pauvre diable de peine en lui prêtant vingt-cinq louis qu’il est en état de vous rendre : qu’est-ce qu’il y a donc là de surprenant ? Que je ne vous ai jamais vu ? Eh bien ! vous m’en devez plus d’obligations de vous croire assez généreux pour prêter vingt-cinq louis à un homme qui en a besoin et que vous n’avez jamais vu. N’allez pas vous amuser à mes dépens et envoyer ma lettre aux chefs de mon régiment : vous me feriez désirer un trou pour me cacher, ce qui ne m’est jamais arrivé au moins. Mais non, je suis persuadé que vous ferez mieux, et que vous m’enverrez ces vingt-cinq louis. Allons, monsieur, touchez là, et que ce soit marché fait. Je vous donne ma parole d’honneur que vous jouissez dans mon esprit de toute la considération et le respect possibles joints à toute l’admiration dont je suis capable, parce que je vous connais par vos ouvrages, et que je ne sens rien pour les gens dont je ne connais que le nom.

« Le chevalier de Saint-Martin,
« Sous-lieutenant au régiment d’Aquitaine (infanterie).
À Saint-Brieuc, en Bretagne, ce 24 août 1780. »

« Surtout de la discrétion. »


Sur cette lettre, Beaumarchais a écrit de sa main : Répondu le 20 septembre 1780. — Malheureusement je n’ai pas trouvé le brouillon de sa réponse. L’auteur du Mariage de Figaro était assez original lui-même pour apprécier l’originalité de cette demande, et je ne serais pas étonné qu’il eût envoyé les vingt-cinq louis. Quand on voit un sous-lieutenant parfaitement inconnu à Beaumarchais attaquer ainsi sa bourse du fond de la Bretagne, on comprend facilement à quel point il devait être assailli par toutes les variétés de quêteurs, d’emprunteurs ou de malheureux qui abondent toujours à Paris. Ses papiers fourmillent d’incidens de ce genre. En voici un entre mille que je cite, parce qu’il est relatif à un poète assez célèbre et parce que Beaumarchais, qui d’ailleurs n’en a jamais parlé, même après la mort de l’homme qu’il avait si délicatement obligé, s’y montre digne du rôle de Mécène qu’il aimait à jouer dans cette période brillante de sa vie.

Tout le monde connaît Dorat, mais tout le monde ne sait peut-être pas que ce poète, dont le nom éveille l’idée d’une existence frivole et insoucieuse, mourut à quarante-six ans, en proie à des chagrins profonds. C’était un homme faible, mais doué de sentimens délicats. Après avoir possédé quelque fortune, le défaut d’ordre, la vanité et aussi des accidens indépendans de sa volonté l’avaient conduit peu à peu à une ruine complète, et même à une situation plus difficile encore, car il était écrasé sous une avalanche de dettes, et, avec un cœur assez fier pour en souffrir mortellement, il n’avait pas assez de force d’âme pour entreprendre une lutte courageuse contre la destinée. Sa santé était perdue, et il s’éteignait lentement, cachant de son mieux la souffrance morale qui le rongeait sous le fard, les mouches et les rubans de son rôle de chantre des Grâces. C’est alors que son amie, la comtesse Fanny de Beauharnais, celle qui, suivant Lebrun, faisait son visage et ne faisait pas ses vers, mais qui n’en était pas moins une excellente femme, après avoir elle-même rendu à Dorat tous les services que comportaient des ressources personnelles très bornées, prit le parti de s’adresser, à l’insu de son ami, à Beaumarchais, qu’elle ne connaissait pas du tout et qui n’avait avec Dorat que des rapports très superficiels. Elle écrit donc à l’auteur au Barbier de Séville une lettre touchante dans laquelle, après lui avoir exposé la déplorable situation de Dorat et lui avoir annoncé qu’un ami commun lui en dira davantage, elle demande pour lui un prêt de vingt mille francs. Prêter 20,000 fr. à un homme complètement ruiné, c’était les donner. Beaumarchais trouve d’abord la somme un peu forte ; voici sa première réponse à Mme  de Beauharnais :


« Paris, ce 20 mars 1779.

« Votre lettre, madame la comtesse, m’a vivement pénétré. Jamais la douce amitié n’a peint sa sollicitude avec des traits plus touchans. Je vous connais, vous honore et vous aime sur cette lettre ; mais que vous m’affligez en me demandant pour votre ami des secours au-dessus de mes forces ! J’estime sa personne et fais le plus grand cas de ses ouvrages ; par-dessus tout cela, je crois qu’il faut faire autant de bien qu’on le peut, pour être aussi heureux que notre état le comporte ; tel est mon sentiment naturel et le fruit des réflexions de toute ma vie. Je m’y tiens sans faste et sans égard pour ce que les hommes disent ou pensent de moi. Revenons à vous, madame.

« Votre confiance excite la mienne, et je dois vous parler sans détour. On se trompe sur la nature de mon aisance comme sur tout le reste de mon être. Je ne suis pas un fort capitaliste, mais un grand administrateur. La fortune de mes amis, confiée à ma prudence, me force d’être circonspect et scrupuleux sur l’emploi de leurs fonds, d’où il suit que je puis bien venir au secours d’un ami souffrant pour 25, 50 ou 100 louis, en les prenant sur l’argent qui m’appartient dans mes affaires, mais que je ne puis aller plus loin sans déposer à ma caisse, en papier, l’équivalent de l’argent que j’en tire, et je sais trop que les malheureux n’ont point à donner d’équivalens solides aux fonds qu’ils empruntent ; ils ne sont gênés que parce qu’ils en manquent. C’est donc avec bien de la douleur que je me vois dans l’impossibilité physique de prêter à votre ami la forte somme dont il a besoin.

« Quant aux prêts personnels que ma sensibilité m’arrache sans cesse depuis quatre ans, ma maudite réputation d’homme riche a tellement accumulé ces demandes autour de moi, qu’il semble que tous les infortunés du royaume se soient donné le mot pour peser à la fois sur mon cœur et l’étouffer de déplaisirs. Je n’ouvre pas mes paquets sans oppression, toujours sûr d’y puiser le nouveau chagrin de connaître un infortuné de plus, sans pouvoir souvent le soulager.

Telle est ma vie : de grands travaux, peu de succès ; un état dispendieux, peu de fortune, et le cercle éternel de la plus douloureuse correspondance avec une foule de malheureux dont les maux sont devenus les miens. Si vous avez un ami qui me connaisse à fond, il vous dira que ce tableau de ma personne et de mon état est le plus vrai que je puisse offrir.

« Quoi qu’il en soit, madame, engagez cet ami commun à me voir ; puisqu’il a mérité votre confiance, il aura la mienne. Nous causerons de l’affaire de M. Dorat ; il m’expliquera la nature de son malaise, ce qu’il craint, ce qu’il espère, et quand je serai mieux instruit, si je puis venir à son secours, soyez sûre, madame, qu’en enterrant, avec la religion de l’honnêteté, tout ce qu’il veut tenir secret, je ferai l’impossible pour que votre confiance en moi ne lui soit pas tout à fait infructueuse.

« J’ai l’honneur d’être, avec le plus profond respect, etc.,

« Caron de Beaumarchais. »


Au moment où Beaumarchais termine cette lettre, entre chez lui le nouvel avocat de Dorat que Mme  de Beauharnais lui a annoncé sans le nommer ; c’est un officier dont nous aurons occasion de reparler et qui était un de ses plus anciens amis. Beaumarchais ajoute alors à sa lettre un post-scriptum qui nous permet de suivre en quelque sorte au naturel le bon mouvement qui s’opère en lui.


« Mon ami Dutilly vient me parler au moment où je ferme ma lettre ; son récit me perce le cœur. Il est bien certain que je ne puis disposer des 20,000 livres que vous me demandez ; mais, encore une fois, si M. Dorat, qui me connaît peu, ne s’offense pas que vous m’ayez confié son douloureux secret, faites en sorte qu’il vienne en causer franchement avec moi, ou daignez m’en faire passer les détails, et toutes mes ressources sont à son service. »


Mme  de Beauharnais répond à Beaumarchais que Dorat est à la campagne, et qu’il se rendra chez lui à son retour. Quinze jours se passent. Beaumarchais a besoin de quitter Paris pour ses affaires ; il craint que la fierté de Dorat ne l’empêche de venir à lui ; et, aussi impatient de secourir un malheureux qu’un autre le serait de l’éviter, le voilà maintenant qui va au-devant de cette misère qu’on lui a confiée et qui écrit à Mme  de Beauharnais cette seconde lettre qui me semble en vérité l’expression d’un cœur foncièrement excellent ; qu’on en juge :


« Paris, 5 avril 1779.

« Je n’ai point vu votre ami, madame la comtesse ; est-il encore à la campagne, ou désapprouve-t-il la douloureuse confidence que vous m’avez faite ?

« Il serait bon pourtant que nous eussions une conférence avant mon départ pour Bordeaux, qui sera sous peu de jours. Il ignore peut-être quelle force et quel courage on puise auprès d’un homme sensible et éprouvé par la mauvaise fortune. Je suis cet homme-là, et, très différent des gens dont le sort a changé en bien, je me plais à consoler les infortunés qui ont du mérite, et à leur rendre ce ressort si nécessaire à l’âme que le malheur détend toujours. Peut-être, à force d’y rêver, ai-je trouvé le moyen de l’aider à sortir de la détresse qui le tue. Enfin je ne sais, mais quelque chose me dit que je ne lui serai pas tout à fait inutile. Je frémis quand je pense qu’un moment de désespoir a coûté la vie à ce pauvre Mairobert, qui avait mille voies pour se relever avec éclat du mal que lui causait un jugement un peu léger peut-être[9]. Il avait demandé à me voir ; il avait, disait-il, besoin de mes conseils. Sans savoir quelle était sa peine, je lui avais écrit qu’il serait toujours le bien-venu, car je le connaissais depuis vingt ans pour mauvaise tête et galant homme. L’arrêt du parlement est sorti soudainement ; il s’est tué. S’il ne méritait pas son jugement, il a mal fait de quitter la vie : on revient de tout avec du courage et de la patience ; s’il était coupable, je lui pardonne : on ne survit pas à la honte méritée.

« Ici le cas est très différent ; mais ce Mairobert m’a jeté du noir dans l’âme, je n’aime pas qu’un infortuné souffre sans communiquer ses peines : on ne sait jusqu’où la tête en cet état peut s’exalter. Encore un coup, madame, envoyez-moi votre ami, que je le voie, qu’il m’entende ! Et, s’il est possible, nous parviendrons à le sauver par la réunion de ses efforts et des miens.

« J’ai l’honneur d’être avec respect, etc.,

« Caron de Beaumarchais. »


Dorat se présente enfin chez l’homme généreux qui lui tend la main si cordialement, et le ton de sa lettre à Beaumarchais, après les épanchemens de cette première entrevue, nous donnera une idée de la délicatesse avec laquelle l’auteur du Barbier de Séville savait encourager et secourir ceux qui lui inspiraient de l’intérêt :


« Ce 12 avril 1779.

« Monsieur et cher ami, lui écrit Dorat (après vos procédés avec moi, permettez que je vous donne ce titre), quel plaisir j’éprouve à vous assurer que je suis sorti de chez vous avec un poids énorme de moins, pénétré de la plus douce reconnaissance, et consolé pour la première fois depuis trois ans que je lutte avec un courage intérieur bien pénible contre toutes les crises de ma situation ! Il n’y avait sans doute que vous au monde qui pouviez m’en tirer ; quand on m’a prononcé votre nom, il m’a tranquillisé. La même force d’âme qui vous a fait terrasser tous vos ennemis s’est tournée en sensibilité pour les malheureux, et je m’applaudis, à travers vos talens si brillans et si aimables à la fois, d’avoir démêlé vos vertus. Je vous dis tout ce que mon âme, que vous avez soulagée et qui s’épanche librement avec vous, m’inspire de sentimens vrais sur votre compte ; c’est une jouissance pour moi d’avoir des raisons d’aimer ce que j’ai toujours estimé. Vous m’avez demandé l’état actuel de mes affaires, le voici : je dois à peu près soixante mille francs ; pour la moitié, j’obtiendrai du temps ; mais mon honneur, mon repos, ma santé, disons tout, ma vie, demandent que je paie le reste dans le cours d’un an ou de quinze mois, à différentes époques : tous les engagemens que je prendrai avec vous seront sacrés ; je les signerais de mon sang. Mme  de B.., dont la fortune sera considérable, s’engagera au besoin, et deux êtres intéressans vous offriront avec les larmes de la reconnaissance deux âmes qui n’en font qu’une. Pardonnez au désordre de ma lettre et de mes idées ; j’éprouve en vous écrivant un attendrissement involontaire. Je crois qu’à force de bienfaisance vous m’avez rendu meilleur encore que je ne suis, et à coup sûr je n’étais pas méchant ; revenons et déposons dans votre sein le poids qui m’oppresse et me tue… »


Suit l’état détaillé de ses dettes ; mais le malheureux poète se fait illusion : il espère se tirer d’affaire par son travail, et il est mourant ; il offre sa signature, elle n’a aucune valeur ; celle de Mme  de Beauharnais n’en a pas davantage. Beaumarchais voit clair dans tout cela. Il ne demande aucune signature ; il s’agit tout simplement pour lui d’adoucir les derniers jours d’un homme intéressant qui se meurt ; il autorise Dorat à faire prendre à sa caisse de mois en mois les sommes dont il aura besoin. Au bout de dix mois, le 29 avril 1780, Dorat était mort. Durant ces dix mois, Beaumarchais lui avait donné, par 25 et 50 louis, une somme de 8,400 livres, et le caissier Gudin, après avoir soigneusement additionné les sommes, écrivait sur le dossier du poète cette terrible phrase d’arithméticien : Dorat, mort insolvable, numéro 23. C’était le numéro 23 des débiteurs insolvables ; ces numéros dépassent la centaine dans les papiers de Beaumarchais.

À côté des poètes qui ont besoin d’argent figurent aussi les grands seigneurs. Ici Beaumarchais fait quelquefois la sourde oreille, d’autant que les grands seigneurs demandent souvent des sommes proportionnées à leur qualité, c’est-à-dire énormes. Il n’est personne qui n’ait ouï parler du comte de Lauraguais, un des excentriques les plus caractérisés du XVIIIe siècle, réunissant en lui tous les goûts, toutes les fantaisies, tous les talens, toutes les folies possibles ; dissertant à merveille sur les finances de l’état, mais conduisant très mal les siennes, et écrivant sur toutes choses avec une telle abondance d’idées, que chacune de ses phrases est régulièrement suivie d’une série d’et cetera. Le comte de Lauraguais avait été pendant plusieurs années très lié avec Beaumarchais, qu’il appelle mon cher ami gros comme le bras. À l’époque du Mariage de Figaro, on fit circuler contre l’auteur un pamphlet très violent, généralement attribué au comte de Lauraguais. Si cette opinion était fondée, l’explication de ce pamphlet se trouverait tout naturellement dans la dernière lettre de Beaumarchais au comte en réponse à une lettre de celui-ci. Après s’être ruiné à la ville, M. de Lauraguais s’était pris momentanément d’une belle passion pour les champs ; il adresse de la vallée d’Auge à son cher ami de beaux raisonnemens sur l’administration, et conclut en le priant de lui prêter ou de lui faire prêter cent mille francs. Beaumarchais, tout en parant adroitement cette botte insidieuse, profite de l’occasion pour donner à son spirituel et écervelé correspondant une leçon de bon sens qui me paraît assez joliment tournée, et qui, accompagnée d’un refus d’argent, dut plaire médiocrement à l’aimable comte de Lauraguais :


« Vous êtes comme Robin, monsieur le comte, toujours le même[10] : le même esprit de discussion, la même force de raisonnement, et la même grâce d’élocution ; mais à quoi tout cela sert-il ? Changerez-vous les événemens ? détruirez-vous la puissance de l’intrigue ? et tout ce que vous direz en matière d’administration ne sera-t-il pas toujours ce qu’on appelle verba volant ? Plus malheureux que vous, je vis au moins aussi renfermé. Les mille et une contradictions m’enveloppent, et je marche pesamment au milieu d’une pression, d’un frottement universel. Du courage et des ennemis, voilà ma fortune. Et vous avez besoin d’un prêt de cent mille livres, et vous en apercevez la possibilité dans vos périlleuses délégations ! Vous avez donc oublié Paris, et les hypothèques insuffisantes, et les privilèges toujours exigés, et les nantissemens, etc., etc. ?

« Monseigneur votre père[11], à qui vous n’accordez pas autant d’esprit qu’il vous en a donné, — ce qui est bien ingrat, par parenthèse, — me disait l’autre jour un grand mot sur vous, qui répond à cet adage italien : Di de auro, ma fa di m… — Il a tout l’esprit possible, lui répliquai-je. — Je ne sais, reprenait-il, quel est cet esprit-là, qui met toujours un homme hors de sa convenance, hors de sa fortune, hors de sa sphère naturelle. Il y a huit mois que je n’ai eu de ses nouvelles ; que fait-il ? — Monsieur le duc, il cultive son jardin. — Eh ! monsieur, son vrai parc était celui de Versailles. — Oh ! diable, ai-je dit en moi-même, cet homme-ci ne raisonne pas trop mal. — Vos fermiers, monsieur le comte, vous volent en votre présence ; croyez-vous qu’ils ne le fassent pas aussi bien en votre absence ? La rue de La Harpe et la place Maubert sont à la vérité des rues bien crottées[12] mais il y a du bruit, des fiacres, des crieurs d’arrêts ; on y renverse des ministres, qui n’en restent pas moins sur leurs pieds ; on y débat des questions oiseuses à force d’être intéressantes ; on y lit la gazette, on y fait des nouvelles, on y forge le fer, parce qu’il y est toujours brûlant, et pour un cerveau très allumé comme le vôtre, un grand mouvement vaudrait peut-être mieux que l’aspect et la jouissance de votre vallée. Plaisir de vieillard, monsieur le comte ! Et s’il faut le classer parmi les autres, on doit avouer que la douce culture est le premier des plaisirs insipides.

« M. de Sartines et M. de Vergennes me demandent souvent de vos nouvelles avec intérêt, je réponds toujours par un : — Hélas ! il cultive son jardin ; et pour le coup, comme disait Louis XV, il s’occupe à penser fortement… ses chevaux[13]. J’ai l’honneur d’être, monsieur le comte, etc.,

« Caron de Beaumarchais. »
« Paris, ce 28 septembre 1778. »


Cependant, si Beaumarchais refuse d’aventurer 100,000 francs en les prêtant à un écervelé, il aime assez à prêter aux grands seigneurs en général. Cela lui fait comme une clientèle de débiteurs patriciens qui l’aident parfois à surmonter les difficultés de sa situation ; mais s’il aime à prêter, il aime assez d’ordinaire à être payé. Quand un seigneur, fût-il prince, lui semble positivement y mettre de la mauvaise volonté, il écrit des sommations assez vertes. C’est à une sommation de ce genre que s’applique le billet suivant du prince de Luxembourg à Beaumarchais.


« Je n’ai pas oublié, monsieur, la manière noble et honnête dont vous avez bien voulu m’obliger, et si de malheureuses circonstances ne m’avaient tourmenté, mon premier soin aurait été de m’acquitter envers vous ; mais soyez persuadé que sous peu de jours j’irai moi-même vous porter votre argent, et en vous remerciant de votre honnêteté, vous témoigner le regret que j’ai d’avoir été si peu exact, et vous assurer des sentimens avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

« Le prince de Luxembourg[14]. »
« Ce 9 octobre 1783. »


En revanche, quand un grand seigneur paie exactement, Beaumarchais l’encourage dans cette bonne habitude par les lettres les plus flatteuses. C’est ainsi qu’il écrit au comte de Polastron, qui lui rend de l’argent prêté : « Votre lettre, monsieur le comte, respire la candeur et la vertu chevaleresque de nos bons aïeux ; je suis vraiment charmé de vous avoir obligé, » tandis qu’il écrira à la vicomtesse de Choiseul, qui prend des lettres de rescision contre ses créanciers et veut le fourrer, dit-il, dans cette Saint-Barthélemy : « Quand on a sauté ainsi à pieds joints par-dessus les honorables procédés, on ne doit point être étonné, madame la vicomtesse, qu’il ne reste plus de relations que les rigoureuses procédures. »

De tous les débiteurs aristocratiques de Beaumarchais, le plus original, sans contredit, est le prince de Nassau-Siegen, représentant de la branche catholique de la maison de Nassau. On ferait une comédie des rapports de Beaumarchais avec ce prince et la princesse sa femme, qui n’est pas moins bizarre que son mari. Ces rapports d’amitié très intime ont duré plus de dix ans, et les nombreux témoignages qui en restent dans les papiers de l’auteur du Mariage de Figaro offrent les élémens d’un tableau de mœurs assez curieux que nous nous contenterons d’esquisser. Tous les survivans de l’ancienne France qui nous ont laissé leurs souvenirs sur la période qui précède la révolution, M. de Ségur, le duc de Lévis, le prince de Ligne, Mme  Lebrun, etc., tous s’accordent à présenter le prince de Nassau-Siegen comme une des figures les plus étranges de son temps. « C’était, dit M. de Ségur, un vrai phénomène au milieu d’un temps et d’un pays où l’effet d’une longue civilisation est de donner à tous les esprits une ressemblance uniforme. » — « Le prince de Nassau, dit le duc de Levis, avait la plupart des qualités qui composent les héros, leur caractère entreprenant, une prodigieuse activité, l’amour de la gloire et un souverain mépris pour la vie. Il a recherché les occasions de se signaler, et ces occasions ne lui ont pas manqué ; cependant il n’a laissé que la réputation d’un aventurier, et pendant sa vie il eut plus de célébrité que de considération. » On peut déjà reconnaître là quelque analogie qui contribuera à expliquer l’intimité de Beaumarchais et du prince dont nous allons d’abord résumer la vie. Le prince de Nassau avait par sa grand’mère, Charlotte de Mailly, tante de la duchesse de Châteauroux, du sang français dans les veines ; son origine même passait pour être complètement française, attendu que la légitimité de son père, quoique reconnue par un arrêt du parlement de Paris, avait été contestée et repoussée en Allemagne par le conseil aulique. Dès sa jeunesse, Nassau se trouva ainsi prince allemand reconnu en France, repoussé en Allemagne et dépourvu de principauté. À quinze ans, il était engagé dans un régiment français comme volontaire ; à dix-huit ans, il était capitaine de dragons, et il débutait par faire le tour du monde avec Bougainville. Là, il avait eu des duels fameux avec des tigres et des lions qui l’avaient fait surnommer le dompteur de monstres, et à son retour il avait été nommé colonel du régiment royal-allemand (cavalerie). Quoiqu’il aimât de préférence le séjour de Paris ou de Versailles, il menait la vie d’un paladin du moyen âge, toujours en quête d’aventures et d’entreprises de guerre. Partout où l’on se battait en Europe, on était sûr de le rencontrer : tantôt commandant une batterie flottante au siège fameux de Gibraltar, on le voyait quitter le dernier à la nage son bâtiment incendié et regagner le rivage, le sourire aux lèvres, sous une grêle de boulets ; tantôt au service de la Russie, avec des bateaux plats il détruisait une escadre turque à Oczakow, ou dispersait une flotte suédoise dans la Baltique. Cavalier ou fantassin, général ou amiral, il combattait avec la même ardeur sur tous les élémens, et ce guerrier d’une témérité fabuleuse, ce dompteur de monstres, d’ailleurs grand et bien fait de sa personne, « avait, dit Mme  Lebrun dans ses Souvenirs, l’air doux et timide d’une demoiselle qui sort du couvent. » C’est là le côté héroïque du prince de Nassau ; son côté comique consistait dans une impossibilité absolue d’apprécier la valeur de l’argent, qui s’échappait de ses doigts comme de l’eau, — si bien que ce héros, le plus essentiellement panier percé de tous les héros, partageait sa vie à disperser des flottes, à renverser des bataillons, et à fuir épouvanté devant des créanciers, des huissiers et des recors, qui ne lui laissaient pas un instant de repos.

C’est par ce côté faible que le prince de Nassau s’était attaché à Beaumarchais comme à un ange gardien destiné à le garantir du seul genre de danger qu’il redoutât. C’est Beaumarchais qui devait payer les créanciers les plus dangereux, faire patienter les autres, réviser les comptes fantastiques de ceux-ci, parer aux embûches tendues par ceux-là, en un mot débarrasser son héros de cette troupe infernale toujours attachée à ses pas.

L’intimité entre Beaumarchais et le prince avait commencé en 1779. Voici à quelle occasion. Comme il était question à cette époque d’une descente en Angleterre, Nassau, qui commandait déjà un régiment de cavalerie, avait formé de plus un corps d’hommes déterminés qui s’appelait la légion de Nassau, et tenté avec son intrépidité ordinaire un coup de main sur l’île de Jersey. Le gouvernement français ayant renoncé à son projet, le prince demanda que les volontaires formés par lui fussent incorporés dans les troupes du roi et qu’on lui en payât le prix, lequel, d’un autre côté, était destiné à rembourser les frais d’équipement qu’il avait avancés ou plutôt pour lesquels il s’était endetté, et à indemniser de leurs dépenses les officiers de ce corps. Le ministre de la marine, craignant que l’argent donné directement au prince de Nassau ne se trouvât fondu comme à l’ordinaire au détriment des créanciers de la légion, avait chargé Beaumarchais de surveiller cette liquidation et d’avancer par à-comptes les sommes nécessaires, en ayant soin de payer d’abord les créanciers avant d’indemniser le prince. La situation de Beaumarchais était délicate. Nassau, toujours harcelé de créanciers personnels, demandait sans cesse de l’argent. Beaumarchais, tout en lui en donnant un peu, s’attachait à lui faire comprendre qu’il fallait d’abord payer les créanciers de la légion, et profitait de l’occasion pour donner de temps en temps à ce héros quelques leçons d’économie domestique.


« Mon prince, lui écrit-il en date du 1er  août 1779, j’ai l’honneur de vous remettre ci-joint une rescription de 6,000 livres. Il ne faut point me savoir mauvais gré si je fais comme les bons parens, qui économisent sur les menus plaisirs de leurs enfans pour remplir leurs dettes sérieuses. Bien des gens trouvent déjà mauvais que j’aie pris sur moi de distraire pour vos besoins 500 louis, qui, versés, disent-ils, chez le trésorier de la marine, auraient été, d’après leurs oppositions, réservés pour leur paiement, de préférence à vos mandats personnels. Il est certain qu’ils sont dans leurs droits à cet égard. Me permettrez-vous aussi de vous demander, mon prince, pourquoi un courrier de 18 à 20 louis pour un objet également bien rempli par un port de lettre de 30 sous ? Ou vous portez une attention bien légère à vos dépenses, ou vos besoins ne sont pas si pressans que vous le dites, et je ne suis que le triste écho de cette réflexion, qui peut aussi bien vous frapper qu’elle m’a paru juste lorsqu’on l’a faite devant moi.

« Si vous me trouvez un peu plus austère, mon prince, que ma réputation d’homme gai ne semble le comporter, ne l’attribuez qu’au sérieux et véritable intérêt que je prends à vos peines ; elles exigent tous les soins et l’attention la plus continue de la part de ceux qui travaillent à vous en tirer.

« Je me mets au nombre de ces travailleurs zélés en vous assurant du profond respect avec lequel je suis, mon prince, etc.

« Caron de Beaumarchais. »


Ces premiers rapports entre Nassau et Beaumarchais avaient amené bientôt une intimité toujours croissante, et le prince s’était habitué peu à peu à considérer son ami comme une sorte de tuteur et surtout comme un caissier qui lui aurait été donné par la nature. « La caisse de M. de Beaumarchais, dit le gardien de cette caisse Gudin, était devenue celle du prince, qui y puisait pour presque tous ses besoins. » — « Mon cher ami, délivrez-moi de mes créanciers ; ils m’accablent et me font tourner la tête… Mon cher Beaumarchais, je vous recommande mes affaires, que vous m’avez promis de soigner, et je vous prie d’être certain que l’amitié que je vous ai vouée ne finira qu’avec ma vie… » Tel est le refrain ordinaire des innombrables lettres du prince de Nassau à l’auteur du Mariage de Figaro. Celui-ci se prête avec une complaisance inépuisable, entremêlée cependant quelquefois de mauvaise humeur, à ce rôle de caissier et de tuteur, que la princesse de Nassau contribue pour sa part à rendre très difficile, car elle est aussi panier percé que son mari.

C’était une princesse polonaise, mariée en premières noces au prince Sangusko et divorcée. Quoique la Pologne soit un pays catholique, on sait que le divorce y est toléré. Le prince de Nassau tenait à faire reconnaître son mariage par l’archevêque de Paris, et il était si bien habitué à se servir de Beaumarchais en tout, que c’est encore lui qui plaide dans cette affaire et qui transmet au prélat, en l’appuyant, la demande du prince. Je regrette de n’avoir pas retrouvé le plaidoyer de Beaumarchais sur la question ; mais on ne sera peut-être pas fâché de rencontrer ici la réponse du sévère prélat, Christophe de Beaumont, à l’auteur du Mariage de Figaro plaidant pour une princesse divorcée.


« Paris, le 13 septembre 1780.

« Je vous envoie, monsieur, ma réponse à la lettre dont M. le prince de Nassau m’a honoré. Vous voudrez bien la lui faire passer. Je ne vous dissimulerai pas que cette réponse est négative. Malgré le désir que j’aurais d’entrer dans les vues du prince, je n’aurais pu concourir à son mariage sans aller contre les principes de l’église latine, qui ne connaît aucune cause de divorce, et notamment contre les principes de l’église gallicane, où il n’y a jamais eu d’exemples de pareils mariages. D’ailleurs il y a en France une parfaite conformité entre les lois civiles et ecclésiastiques sur la matière du divorce.

« On ne peut rien ajouter à la sincérité des sentimens avec lesquels je suis, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

« † Christophe, archevêque de Paris. »


Malgré le refus de l’archevêque, le mariage du prince, considéré comme contracté en Pologne, n’en fut pas moins reconnu à la cour de Versailles, et sa femme admise comme princesse de Nassau. « Ce ménage, dit le duc de Lévis, était bien assorti. La princesse était une grande femme mince qui avait un reste de beauté. Sans être parfaitement droite, elle avait de l’élégance dans la taille, ses manières étaient nobles et polies ; mais elle avait plus d’imagination que de jugement, de l’esprit sans suite, et, comme la plupart des Polonaises, le cœur chez elle valait mieux que la tête. » Cette princesse, en effet, jetait, nous l’avons dit, l’argent par les fenêtres avec la même facilité que son mari. Comme son mari, elle adorait Beaumarchais, et comme son mari, elle abusait de sa caisse. « Je ne conçois pas, écrit à ce couple auguste Beaumarchais, sans doute un peu impatienté ce jour-là, je ne conçois pas que deux personnes aussi spirituelles que vous et la princesse puissent toujours enchâsser dans le même cadre et le malaise le plus affligeant et la prodigalité la plus désordonnée. » Le malaise, en effet, va quelquefois très loin. Sur deux cents lettres de la princesse, il y en a bien une centaine griffonnées d’une écriture illisible, et qui ont toutes pour but de faire un appel à la bourse de l’ami Bonmarchais ; la princesse, par parenthèse, n’a jamais pu venir à bout d’écrire correctement le nom de son ami. Voici quelques échantillons de ces billets de princesse :


« Il y a bien longtemps que je ne vous ai vu, mon cher Bonmarchais, et vous allez en lire la preuve : c’est que je suis encore sans le sou. Envoyez-moi quelques louis par le porteur, mon ami, si vous voulez que je dîne demain. »


Autre billet :


« Mon cher Bonmarchais, je suis désespérée, mais il faut absolument que j’aille demain pour affaires à Versailles, et je n’ai pas un petit écu. Envoyez-moi, si vous pouvez, quelques louis. »


Variante sur le même sujet :


« Mon cher Bonmarchais, voici le déjeuner que m’a envoyé mon maître d’hôtel aujourd’hui ; voyez s’il est d’une digestion facile[15]. M. de Nassau l’a trouvé, il lui a demandé son compte. Il faudra que nous causions là-dessus, pour que l’examen puisse traîner jusqu’au moment où nous pourrons le rembourser. En attendant, mon ami, envoyez-moi ce que vous pourrez. Adieu ; pardonnez si je vous tourmente presque autant que je suis tourmentée. »


L’ami Bonmarchais gronde, prêche l’économie, et finit toujours par s’exécuter avec assez de bonne grâce. On voit qu’il a du goût pour ces deux personnages, non-seulement parce qu’ils sont princes, mais parce qu’ils sont bizarres et qu’ils paraissent d’ailleurs éprouver pour lui une affection sincère et prennent une part très vive à toutes ses tribulations. La princesse, qu’il ne faudrait pas juger sur ses billets quémandeurs, a souvent de l’esprit avec un certain vernis d’étrangeté qui lui donne du piquant. C’est ainsi qu’elle écrira à Beaumarchais, à propos d’un abbé Sabathier qu’elle n’aime pas et qui a rendu des services à son mari : « Combien j’aime ma reconnaissance avec vous ! combien elle me tourmente avec lui ! Vous allez vous fâcher. Je ne le hais pas, mais je ne puis l’estimer : je le regarde comme un grand enfant, et j’aime à peine les petits, hors Eugénie[16]. De plus, cet homme me présente l’idée de l’imperfection, de la faiblesse, et quand je vois cette araignée quasi sous mes talons, cela me donne la chair de poule. Je suis trop franche peut-être, mais avec vous je n’ai jamais su penser que haut. »

Le prince, de son côté, offre des traits d’originalité assez amusans, par exemple, lorsqu’il s’en va en guerre, laissant sa femme aux prises avec ses nombreux et insupportables créanciers. Si la princesse s’avise de lui écrire sur ses affaires, au moment de monter à l’assaut de Gibraltar, il adressera à Beaumarchais les lignes suivantes :


« Mon cher Beaumarchais, il est assez agréable, lorsque l’on a en France un régiment de cavalerie et un corps d’infanterie, de venir en Espagne commander une des batteries flottantes qui ouvriront la porte de Gibraltar[17] ; mais dites, je vous en prie, à Mme  de Nassau, qu’il est ridicule de me consulter comme elle le fait sur toutes mes affaires. Je lui ai donné une procuration bien générale, parce que je m’en rapporte absolument à elle. Si elle a besoin de conseils, elle n’a qu’à vous en demander : ils vaudront mieux que les miens. Dites-lui bien que je ne répondrai plus aux articles de ses lettres qui me parleront affaires. Adieu, mon cher Beaumarchais. Croyez que personne ne vous est plus attaché que moi.

« Nassau. »
« Ce 25 juillet 1782. »


Il était en effet un peu dur pour un héros d’être poursuivi par du papier timbré jusque sous le feu de l’ennemi ; mais, d’un autre côté, la pauvre princesse ne savait où donner de la tête. Le prince avait en Flandre des terres qu’il mettait en vente ; malheureusement il y avait des procès qui arrêtaient la vente de ces terres. La princesse avait aussi des biens en Pologne qu’elle vendait et qui servaient à payer une partie des dettes de son mari ; mais le gouffre était effrayant et difficile à combler. Elle jetait les hauts cris et renvoyait tous ces tracas à l’ami Bonmarchais, dans les papiers duquel on voit ainsi circuler les types les plus variés du créancier de prince sous l’ancien régime, depuis les plus honnêtes et les plus débonnaires, véritables personnifications de M. Dimanche, jusqu’aux plus impérieux qui parlent philosophie et veulent exécuter un héros comme un simple mortel.

Cependant le prince se couvre de gloire au siège de Gibraltar. Le roi d’Espagne lui accorde la grandesse ; mais il paraît que cet honneur oblige à dépenser de l’argent : le prince, comme à l’ordinaire, n’en a plus, et comme à l’ordinaire aussi la princesse, qui n’en a pas davantage, en demande à Beaumarchais. Celui-ci, qui a déjà fourni l’argent nécessaire à l’équipement du guerrier, se fait un peu tirer l’oreille. Cependant il est bon prince lui-même :


« Quoique je sois horriblement gêné, écrit-il à la princesse, je vais lui faire passer à Madrid encore 1,000 écus du fond de ma bourse, et vous pouvez lui écrire par le courrier de demain qu’ils sont à ses ordres chez le même banquier de Madrid qui lui a fourni les premiers fonds ; je ne puis souffrir que pendant qu’il se couvre de gloire et qu’il travaille à réparer ses affaires, les embarras de la vie habituelle y mettent le plus triste obstacle. »


La princesse, qui aime passionnément son mari, se confond en remerciemens :


« Que vous dirai-je, mon cher ami ? écrit-elle à Beaumarchais, Comment vous exprimer toute ma reconnaissance, et dans quelle occasion pourrai-je en avoir davantage que lorsque vous venez au secours de tout ce que j’ai de plus cher au monde ? Je lui envoie votre lettre ; je n’ai pas besoin de lui faire sentir tout ce qu’il vous doit ; il a un cœur comme le mien, et il vous connaît aussi bien que moi. »


L’auteur du Mariage de Figaro, qui a l’esprit inventif et qui serait d’autant plus charmé de voir le prince payer ses créanciers, que ce dernier lui doit beaucoup d’argent, indique à son illustre ami un moyen ingénieux de mettre à profit l’admiration que le roi d’Espagne éprouve pour son brillant courage. Le prince, qui a déjà fait le tour du monde, dira à sa majesté qu’il désire le recommencer, et il lui demandera pour toute faveur l’entrée franche de deux vaisseaux et de leurs cargaisons dans tous les ports des colonies espagnoles. Cette permission obtenue, le prince se retournera du côté du roi de France, et le priera de vouloir bien lui prêter deux vaisseaux pour refaire le tour du monde, et arriver par cette voie un peu détournée à payer ses dettes. En effet, sur ces deux faveurs obtenues, Beaumarchais se fait fort de trouver une compagnie de négocians qui se chargera de munir les deux vaisseaux de marchandises, et d’avancer au prince cinq cent mille francs. Nassau adopte avec enthousiasme cette combinaison savante. Le roi d’Espagne accorde la faveur demandée. Reste à obtenir les deux vaisseaux du roi de France. Dans cette pensée, le prince adresse à Louis XVI un long mémoire sur l’état de ses affaires ; il sollicite un arrêt de surséance aux poursuites de ses créanciers, il expose le plan qui lui permettra de payer ses dettes, et en faveur de ses services militaires il demande le prêt de deux vaisseaux. Ce qu’il y a de plus curieux dans ce mémoire après la combinaison destinée à débarrasser un héros de ses créanciers sans qu’il en coûte rien à l’état, c’est qu’en terminant son mémoire au roi, le prince de Nassau invoque à l’appui de sa pétition le témoignage de Beaumarchais, « lequel veut bien, dit-il, par une suite de son attachement pour moi, donner tous ses soins à l’entier acquittement de mes dettes. » Et Beaumarchais appuie la demande du prince à Louis XVI par la note suivante :


« Si le témoignage d’un homme d’honneur invoqué peut donner quelque poids aux faits énoncés dans ce mémoire, j’atteste que depuis le mariage du prince de Nassau-Siegen, par les sacrifices les plus étendus de la princesse sa femme, tant sur ses terres que sur ses diamans et autres effets, le prince a payé près de cent mille écus de ses dettes.

« Je certifie que tout l’argent accordé par sa majesté pour acquitter les dettes du prince relatives à sa campagne de Jersey, lequel argent m’a passé par les mains à l’invitation de M. le comte de Maurepas et de M. de Sartines, a été entièrement appliqué aux créanciers fournisseurs de cette campagne sans qu’il en ait été détourné un écu pour l’usage personnel du prince[18].

« Je certifie qu’il est dû sur les reliquats de cette campagne à divers créanciers 280,000 francs, pour le paiement desquels la tranquillité du prince et bien souvent la mienne ont été troublées.

« Caron de Beaumarchais. »
« Ce 10 mai 1783. »


La demande du prince avait été d’abord accueillie par le nouveau ministre de la marine, M. de Castries, qui avait promis les deux vaisseaux ; mais le prince ayant eu une querelle avec le ministre, l’affaire avorta. Nassau, toujours fuyant ses créanciers, part pour la Pologne, où il se distingue au service du roi Stanislas-Auguste, en discutant à grands coups de sabre dans les diétines contre le parti Czartorisky. « Avant que l’on se fût reconnu, écrit-il en parlant d’une délibération à la polonaise, il y en a eu trois cent quatre de tués et plusieurs de blessés ; voilà à quoi nous passons notre temps et ce que c’est que la liberté : chacun a son avis et le soutient ; cependant vous voyez que partout les rois ont raison lorsqu’ils le veulent bien. » Quand il ne bataille pas dans les diètes, le prince s’occupe à faire jouer le Mariage de Figaro par les dames et les seigneurs de la cour, et partage avec le roi de Pologne les fonctions de régisseur. « On s’est avisé de prétendre, écrit-il de Varsovie le 15 décembre 1785 à Beaumarchais, que moi ayant été témoin de plus de dix répétitions, et toujours à côté de l’auteur, je devais le suppléer et traiter la troupe d’ici comme je l’avais vu quelquefois traiter celle de la Comédie-Française[19]. Vous voyez, mon cher Beaumarchais, que mon rôle n’est pas le plus facile à jouer. Aussi n’ai-je pas la prétention de le rendre aussi bien que celui de la comtesse Almaviva sera rendu par la comtesse Tyskiewicz, que vous avez vue chez moi à Paris. Ma femme a le rôle de Suzanne ; Sophie, qui est fort grandie, celui du petit page, qu’elle joue très bien. M. de Maisonneuve, qui joue la comédie avec moins de froid que Dazincourt et tout autant d’intelligence, a le rôle de Figaro. Le comte Almaviva est joué par M. V… (nom illisible), qui a l’air noble et tout ce qu’il faut pour bien rendre ce rôle. Le roi, qui vient aux répétitions, et qui met le plus vif intérêt à ce que la pièce soit bien jouée, disait hier soir à souper : — Je paierais bien cher pour que M. de Beaumarchais arrivât ici cette nuit. — Vous jugez bien que ma femme et moi nous faisions chorus. »

Après avoir fait jouer le Mariage de Figaro à Varsovie, le prince passe au service de Catherine, bat les Turcs et les Suédois, et tandis que l’Europe retentit du bruit de son nom, il continue avec Beaumarchais une correspondance dans laquelle ce dernier rappelle de temps en temps à son glorieux ami, placé, dit-il, à la tête des guerriers de l’Europe, les susceptibilités de la vie réelle, et qu’il ne serait pas mal de faire voir à ses créanciers au moins quelques écus.


« Mon prince, lui écrit-il, vos chevaux, saisis entre les mains du duc de Lauzun, ne se vendent pas et se mangent… Les fonds de la vente de Villers ne rentrent pas non plus… Je ne vous envoie pas toute votre escopeterie, que ce malheureux armurier Toupriand a déposée chez moi, lorsque j’ai donné l’argent pour la retirer du mont-de-piété, parce que cet armurier a mis une opposition entre mes mains qui ne peut être levée qu’à la solution de tous ses comptes avec vous. Vous m’avez demandé un bon chirurgien ; comme le métier que vous faites vous rend cet homme indispensable, je vous envoie ce chirurgien utile en même temps que vos inutiles valets… Je vous renvoie vos diamans, dont je n’ai fait aucun usage, parce qu’il y a trop loin de la valeur que les joailliers, les revendeurs et les juifs leur donnent à celle que vous leur attribuez… Je n’ai pu payer la lettre de change que la princesse a tirée sur moi de Varsovie, parce que je n’ai plus d’argent libre après tout celui que j’ai avancé pour vous… Cependant vous avez vos succès militaires qui consolent mon amitié : le grand homme en jupons qui gouverne la Russie, cette tête de héros sur un beau corps de femme[20], n’a pas manqué de saisir l’occasion de vous faire servir au triomphe de ses armes ; je vous félicite de nouveau de son auguste bienveillance. J’ai fait l’addition de tous les corps d’armée que vous allez joindre, ils montent à quatre cent soixante-dix mille hommes, selon votre lettre. Avec de pareilles forces, on prendrait l’univers. Preux chevalier, vous avez son portrait ; vous lui crierez de loin : — Dame de mes pensées, je vais combattre pour vous. — Volez donc à Constantinople, mais surtout ne vous faites pas tuer ; c’est ce que je vous demande, et l’avenir est à nous. Adieu, mon prince, je suis, avec un attachement inviolable, etc.

« Caron de Beaumarchais. »


On comprendra la vivacité de cette exclamation, — ne vous faites pas tuer, — qui se reproduit dans plusieurs lettres de Beaumarchais au prince de Nassau, quand on saura que ce guerrier, connu par sa témérité, était en ce moment tout à la fois l’ami de l’auteur du Mariage de Figaro et son débiteur d’une somme de 125,000 francs. Beaumarchais du reste se montre ici un créancier fort complaisant, car soit qu’il juge que beaucoup d’insistance ne l’avancerait à rien, soit par une suite de son amitié, je le vois écrivant au prince de Nassau à Saint-Pétersbourg, en date du 25 avril 1791 :


« Le motif de la cherté du change que vous m’avez donné, mon prince, dans votre dernière lettre pour me faire adopter le reculement de votre acquit envers moi ne vous ayant point arrêté pour des gens qui vous ont obligé avec un zèle moins vif et moins pur, m’aurait semblé l’effet de quelque mécontentement que j’ignore, si je ne savais que je suis l’homme sur la facilité duquel vous avez toujours le plus compté. Vous avez trop d’honneur pour que je prenne de l’inquiétude ; vous me paierez quand vous croirez le devoir et le pouvoir sans altérer votre bien-être. L’air de la liberté n’a point tué ma sensibilité ; je suis toujours le même, comme Robin, et je veux vous aimer avec le désintéressement d’un sylphe. Recevez les salutations du cultivateur,

« Beaumarchais. »


Après la mort de Beaumarchais, le caissier Gudin constate que la créance de son patron sur le prince de Nassau, réduite sans doute par des à-comptes, se monte à la somme de 79,858 francs. Cette dette a-t-elle été payée par le prince, qui survécut assez longtemps à Beaumarchais, ou bien faut-il ranger ce paladin du moyen âge parmi les débiteurs insolvables ? C’est ce que j’ignore ; mais par tout ce qui précède, on saisira mieux la véritable physionomie de l’existence de Beaumarchais au moment du Mariage de Figaro, et l’on comprendra quelles variétés de ressources il pouvait au besoin employer pour faire jouer une pièce de théâtre malgré Louis XVI, le garde des sceaux et M. Suard.


II. — LE MARIAGE DE FIGARO.

Cette comédie fameuse, qui ne devait être jouée pour la première fois que le 27 avril 1784, fut terminée par l’auteur et reçue au Théâtre-Français dans les derniers mois de 1781[21]. Si j’en crois une lettre inédite de Beaumarchais exposant au ministre de la maison du roi, M. de Breteuil, les vicissitudes de sa pièce avant d’arriver à la représentation, ce serait d’abord à l’insu de l’auteur qu’auraient eu lieu les premières lectures.


« Aussitôt que les comédiens, écrit Beaumarchais, eurent reçu par acclamation ce pauvre Mariage, qui depuis a eu tant d’opposans, je priai M. Lenoir (le lieutenant de police) de me nommer un censeur, en lui demandant comme une grâce particulière que la pièce ne fût lue par aucune autre personne, ce qu’il voulut bien me promettre en m’assurant que ni secrétaires ni commis ne toucheraient le manuscrit, et que la pièce serait censurée dans son cabinet. Elle le fut par M. Coqueley, avocat, et je supplie M. Lenoir de mettre sous vos yeux ses retranchemens, sa censure et son approbation. Six semaines après, j’appris dans le monde que ma pièce avait été lue dans toutes les soirées de Versailles, et je fus au désespoir de la complaisance peut-être forcée du magistrat sur un ouvrage qui m’appartenait encore, parce que ce n’est point là la marche austère, discrète et fidèle de la grave censure. Bien ou mal lue, ou méchamment commentée, on trouva la pièce détestable, et sans que je susse par où je péchais, parce qu’on n’exprimait rien selon l’usage, je me vis à l’inquisition, obligé de deviner mes crimes, et me jugeant tacitement proscrit ; mais comme cette proscription de la cour n’avait fait qu’irriter la curiosité de la ville, je fus condamné à des lectures sans nombre. Toutes les fois qu’on voit un parti, bientôt il s’en forme un second… »


Il me paraît évident que dans tout ce passage Beaumarchais fait surtout allusion à cette lecture de son manuscrit faite par le roi lui-même, dont parle Mme  Campan et dont l’auteur aurait eu connaissance, ce qui reporte cette lecture à une époque un peu antérieure à celle que semble indiquer Mme  Campan. Dès le commencement de 1782, la question se pose donc ainsi : le roi a lu le manuscrit, déclare la pièce détestable et injouable ; beaucoup de personnes de la cour probablement commencent par faire chorus, et Beaumarchais entreprend de lutter contre ce qu’il appelle la proscription de la cour (ne voulant pas spécifier davantage, car il a déjà à la cour de très chauds partisans), en excitant la curiosité de la ville par des lectures habilement ménagées. Ce fut bientôt à qui obtiendrait la faveur de l’entendre, soit chez lui, soit dans les plus brillans salons, faisant la lecture de sa pièce, qu’il lisait, à ce qu’on assure, avec un rare talent. « Chaque jour, écrit Mme  Campan, on entendait dire : J’ai assisté ou j’assisterai à la lecture de la pièce de Beaumarchais. »

J’ai sous les yeux le manuscrit qui servait à ces lectures de salon ; il est beaucoup plus élégant que celui de la Comédie-Française ; les feuillets sont soigneusement attachés avec des faveurs roses ; le tout est recouvert d’une enveloppe en carton, sur laquelle Beaumarchais a écrit de sa main, en belles lettres moulées, ce titre : Opuscule comique. Singulier titre pour une volumineuse comédie en cinq actes, sorte de levier qui a contribué à faire sauter l’ancien régime ! Sur la première feuille de ce manuscrit se trouve une espèce d’avant-propos qui n’a jamais été publié et qui est intitulé préliminaire de la lecture, c’est-à-dire qu’avant de lire sa pièce Beaumarchais commençait par lire une page que nous ne citerions point, parce qu’elle est un peu effrontée et d’un goût équivoque, si nous ne savions, — ainsi qu’on l’apprendra tout à l’heure, — que les plus grandes et même les plus vertueuses dames, la princesse de Lamballe, par exemple, ou la grande-duchesse de Russie, plus tard impératrice, et aussi, Dieu me pardonne, des archevêques et des évêques permettaient à Beaumarchais de leur débiter gravement cette étrange préface :


« Avant d’entamer cette lecture, mesdames, je dois vous rapporter un fait qui s’est passé devant mes yeux.

« Un jeune auteur soupant dans une maison fut prié de lire un de ses ouvragées dont on parlait beaucoup dans le monde. On employa jusqu’à la cajolerie ; il résistait. Quelqu’un prit de l’humeur et lui dit : « Vous ressemblez, monsieur, à la fine coquette, refusant à chacun ce qu’au fond vous brûlez d’accorder à tous.

« — Coquette à part, reprit l’auteur, votre comparaison est plus juste que vous ne pensez, les belles et nous ayant souvent le même sort d’être oubliés après le sacrifice. La curiosité vive et pressante qu’inspire un ouvrage annoncé ressemble en quelque sorte aux désirs fougueux de l’amour. Avez-vous obtenu l’objet souhaité, vous nous forcez à rougir d’avoir eu trop peu d’appas pour vous fixer.

« Soyez plus justes, ou ne demandez rien. Notre partage est le travail ; vous n’avez, vous, que les jouissances, et rien ne peut vous désarmer. Et quand votre injustice éclate, quel douloureux rapport entre nous et les belles ! Partout le coupable est timide : ici c’est l’offensé qui n’ose lever les yeux ; mais (ajouta le jeune auteur), pour que rien ne manque au parallèle, après avoir prévu les suites de ma démarche, inconséquent, faible comme les belles, je cède à vos instances et vais vous lire mon ouvrage.

« Il le lut, on le critiqua ; j’en vais faire autant, vous aussi. »


La curiosité une fois bien éveillée par les premières lectures, Beaumarchais sut habilement pratiquer le manège de coquetterie qui vient de lui fournir ce parallèle un peu léger. Il remit son manuscrit dans le tiroir, déclarant qu’il n’en sortirait plus, craignant, disait-il, d’offenser le roi en faisant connaître davantage une pièce que sa majesté désapprouvait. Il fallait le prier, le supplier ; il fallait de plus que la qualité des personnes le mît à l’abri de tout mécontentement en haut lieu, d’où il suit que les personnages les plus considérables n’obtenaient cette faveur qu’à la condition de la demander au moins deux fois. La princesse de Lamballe, par exemple, l’amie de la reine, éprouve un violent désir de faire lire chez elle le Mariage de Figaro. Elle dépêche à Beaumarchais un ambassadeur. C’est un des plus grands seigneurs de la cour, c’est le fils aîné du maréchal de Richelieu, le duc de Fronsac, un de ces rejetons dégénérés de l’aristocratie française qui ont le plus contribué à rendre si redoutable la comédie de Beaumarchais ; car à une fatuité insolente et à tous les vices d’un débauché de profession[22], le duc de Fronsac unissait une grande pauvreté d’esprit et une grande ignorance. C’était bien sur lui que tombait d’aplomb la fameuse phrase : Vous vous êtes donné la peine de naître, car il ne s’était jamais soucié d’ajouter quelque chose à cette peine-là ; mais, comme Beaumarchais avait dit dans sa pièce : « Il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits, » le duc tenait essentiellement à ne point passer pour un petit homme, et il patronnait de son mieux le Mariage de Figaro. Nous donnons ici textuellement un des billets du duc de Fronsac à Beaumarchais. Ceux qui ont lu dans la correspondance de Voltaire une lettre où l’auteur de Zaïre exprime au duc de Richelieu ses regrets de n’avoir pu se charger de l’éducation de son fils aîné reconnaîtront facilement que cette éducation laisse en effet quelque chose à désirer. Après cela, si on veut bien se souvenir que le duc de Fronsac était colonel à l’âge de sept ans, on comprendra mieux qu’il n’ait pas eu le temps d’apprendre l’orthographe. Voici son billet :


« Vous m’avez fait fermer votre portte hièr, monsieur, et cela n’est pas trop bien ; mais je n’en garderai pourttant pas assez de rancune pour ne pas vous parler de la négotiation dont je suis chargé vis-à-vis de vous par Mme  la princesse de Lambal qui aurait grande envie d’enttendre le Mariage de Figaro dont on lui a fait les plus grands éloges ainsi qu’à moi, et elle vous proposerait de venir mercredi prochain à Versailles. Je vous donnerais à dîner, et ensuitte nous irions chez elle. Je suis enchantté que la paix soit réttablie avec la Comédie[23] et vous prie de me mander si vous accepttez ma proposition. Adieu, vous conoissez les senttimens avec lesquels je serai toujourr, monsieur, votre très humble et très obéissant servitteur.

« Le duc de Fronsac. »


Beaumarchais refuse sans doute une seconde fois de donner audience au duc de Fronsac, car voici un second billet de lui non signé qui n’est pas plus daté que le premier, mais qui en est évidemment une conséquence, et dans lequel il revient à la charge avec la même abondance de fautes d’orthographe. Il nous semble inutile de les reproduire encore une fois.


« À Versailles, ce vendredi.

« Je suis bien flatté de l’honneur que m’a fait votre ménagère de me refuser sa porte, et d’autant plus que malheureusement je m’en reconnais indigne, dont bien me fâche[24] ; mais au surplus, ce n’est pas de cela dont il s’agit. Je serais bien fâché de vous faire manquer de parole à celui que vous nommez votre protecteur[25], mais il me semble, d’après ce que vous me mandez, que vous n’avez point de jour pris. Ainsi je vous propose, si vous ne voulez pas refuser Mme  la princesse de Lamballe et moi, son porte-parole, d’accepter pour mercredi ou pour samedi, et de me faire dire mardi ou lundi, si vous pouvez, le jour que vous aurez choisi. Jusqu’à votre réponse, je ne lui en ferai point. Vous dites que j’ai été votre adversaire en comédie ; je ne le nie pas, mais il me semble que je n’ai pas eu tout à fait tort, et que vous vous êtes beaucoup rapproché de mon avis. En vérité, il serait injuste d’avoir plus de rancune contre moi que contre les comédiens, cela ne serait pas généreux. Ainsi j’attends votre réponse, et suis, je vous assure, sans rancune, comme vous devez y être. Adieu. »


Beaumarchais finit par céder aux instances du duc de Fronsac, parlant pour la princesse de Lamballe ; mais il est évident qu’il se fait prier.

L’arrivée à Paris du comte et de la comtesse du Nord (le grand-duc de Russie, depuis Paul Ier, et la grande-duchesse) au printemps de 1782 parut à l’auteur du Mariage de Figaro une excellente occasion pour tenter un vigoureux coup de collier contre la réprobation du roi, et là encore Beaumarchais s’arrange pour qu’on vienne au devant de lui. C’est M. le baron de Grimm, demi-philosophe, demi-chambellan, qui se charge de le prévenir que les augustes voyageurs ont un extrême désir d’entendre une lecture de cette pièce, qui fait l’entretien de tout Paris. La lettre suivante n’est pas signée, mais elle est du baron de Grimm, dont nous avons l’honneur de connaître l’écriture. Le brouillon de la réponse de Beaumarchais au baron ne laisse d’ailleurs aucun doute sur l’authenticité de sa lettre.


« Il faut que vous sachiez, monsieur, écrit Grimm à Beaumarchais, qu’aujourd’hui à dîner il a été beaucoup question chez M. le comte du Nord du Mariage de Figaro, que M. le comte et Mme  la comtesse ont témoigné un grand désir de connaître cette pièce, et qu’il a été convenu qu’on proposerait à l’auteur de venir dimanche vers les sept heures du soir, et d’avoir la complaisance d’apporter sa pièce et de la lire. Le prince Yousoupoff s’est chargé de cette proposition comme étant d’ancienne date de la connaissance de l’auteur. Je crois que cette lecture ne doit pas être refusée, et que, bien loin de nuire au projet de la représentation, elle pourra l’avancer considérablement, parce que si, comme je n’en doute pas, la pièce fait l’effet qu’elle est accoutumée de faire, les auditeurs n’en seront que plus encouragés à faire quelque démarche en faveur de la représentation. J’ai cru devoir vous informer de l’état des choses, mais je vous supplie très instamment, monsieur, de ne pas me compromettre, car je n’ai été que témoin en disant mon avis ; on ne m’a chargé de rien, et l’intérêt que nous prenons tous les deux à la chose exige que vous soyez au courant de ce qui se passe. Recevez, je vous supplie, mes hommages[26].

« Ce vendredi 24 mai 1782. »


Cette lecture, y compris sans doute le préliminaire que nous avons cité, eut un grand succès. Le souvenir de ce succès nous a été conservé par une dame amie de la grande-duchesse, Mme  la baronne d’Oberkirch, qui y assistait et dont on vient de publier des souvenirs intéressans sur le XVIIIe siècle. Il y a là un petit portrait de Beaumarchais qui s’accorde à merveille avec celui de Gudin déjà connu, pourvu toutefois qu’on prenne le mot de vaurien dans le sens que lui donnait probablement la baronne et que lui donnerait très certainement le sémillant Gudin. Nous ne pouvons nous empêcher de reproduire ce portrait, en demandant pardon à l’ombre de La Harpe de la légèreté irrespectueuse avec laquelle Mme  d’Oberkirch le fait servir de repoussoir à la figure de Beaumarchais. « Autant, dit cette dame, la mine de chafouin de M. de La Harpe m’avait déplu, autant la belle figure ouverte, spirituelle, un peu hardie peut-être de M. de Beaumarchais me séduisit. On m’en blâma. On disait que c’était un vaurien. Je ne le nie pas, c’est possible ; mais il a un esprit prodigieux, un courage à toute épreuve, une volonté ferme que rien n’arrête, et ce sont là de grandes qualités. »

Fort des suffrages du grand-duc de Russie, Beaumarchais se décide à une première démarche auprès du garde des sceaux pour obtenir la représentation de sa pièce. Le garde des sceaux le reçoit comme Beaumarchais lui-même a reçu le duc de Fronsac, c’est-à-dire qu’il lui ferme sa porte. Beaumarchais se rejette alors sur le lieutenant de police, auquel il adresse la lettre suivante, où on le voit exploiter habilement la sympathie du comte et de la comtesse du Nord pour sa pièce, et nous offrir en même temps quelques détails curieux et jusqu’ici inconnus.


« Monsieur,

« Je me suis présenté hier chez M. le garde des sceaux, que vous m’aviez promis de prévenir ; il a refusé de me recevoir. Je vous demande pardon de revenir encore une fois sur un objet frivole ; mais M. le prince Yousoupoff, premier chambellan du grand-duc, sort de chez moi. Il m’a renouvelé la demande de mon manuscrit, pour que M. le comte du Nord le porte à l’impératrice[27]. Il m’est impossible de l’envoyer sans que la pièce ait été jouée, car une comédie n’est vraiment achevée qu’après la première représentation. Depuis que la pièce est censurée, j’y ai fait de grands changemens. Elle a eu le bonheur de plaire au couple auguste de nos illustres voyageurs. Depuis, je l’ai fait passer par une coupelle plus austère encore, car j’en ai fait une lecture chez Mme  la maréchale de Richelieu, devant des évêques et archevêques qui, après s’en être infiniment amusés, m’ont fait l’honneur d’assurer qu’ils publieraient qu’il n’y avait pas un mot dont les bonnes mœurs pussent être blessées[28].

« M. le garde des sceaux me fermant sa porte, monsieur, je ne puis m’adresser qu’à vous, qui êtes à la tête de la police des spectacles.

« M. le grand-duc et Mme  la grande-duchesse montrent un désir si public de voir représenter l’ouvrage, ils l’ont dit à tant de monde, qu’il n’y a plus moyen de faire semblant de l’ignorer ; ce refus peut finir par avoir quelque chose de très désobligeant, et quant à moi, cela ressemble si fort à une persécution personnelle, que je vous supplie de vouloir bien me dire enfin le mot de l’énigme, si vous le savez. J’ose croire qu’aucun citoyen ne mérite moins que moi d’éprouver ce traitement.

« Les comédiens à qui on a fait demander l’ouvrage, à qui le public, dont la plus saine partie le connaît, fait de vives instances pour qu’on le joue, m’ont écrit que le tour de la pièce est venu, et me la demandent avec empressement.

« Je vous prie en grâce, monsieur, en votre qualité de magistrat, de m’indiquer ce que je dois répondre à M. le grand-duc, qui sait fort bien que ma pièce n’est pas immorale, et à son auguste mère, qui la veut avoir très promptement. Je joins ici la lettre en original de son grand chambellan, que vous voudrez bien me rendre. Si la première censure ne suffit pas, monsieur, ayez la bonté de m’en nommer une deuxième, une troisième : le Barbier de Séville en eut quatre de suite, car tout est bizarre dans ce qui m’arrive. Mais observez que M. le garde des sceaux repart ce soir pour la campagne, et que si vous n’avez pas sa permission aujourd’hui, il y aura huit jours de perdus encore au moins, et que M. le grand-duc n’en a que quinze à rester ici. J’ai dit à son chambellan que j’allais vous en écrire de nouveau : je le fais.

« J’aurai l’honneur de vous aller renouveler demain l’assurance du respectueux attachement avec lequel je suis, monsieur, votre, etc.,

« Caron de Beaumarchais. »


Cette lettre nous mène jusqu’à la fin de 1782. En juin 1783, Beaumarchais, qui, il ne faut pas l’oublier, conduit cent autres affaires en même temps que celle-ci, paraît un instant à la veille de remporter la victoire sur le roi et le garde des sceaux, et de voir sa pièce jouée sur le théâtre même de la cour. Par l’influence de je ne sais qui, les comédiens reçoivent tout à coup l’ordre d’apprendre la pièce pour le service de Versailles[29]. Il fut décidé ensuite qu’on la jouerait à Paris même, dans la salle de spectacle de l’hôtel des Menus-Plaisirs. Des billets étaient distribués à toute la cour ; les équipages se pressaient déjà aux abords de la salle, lorsqu’au moment même où la représentation allait commencer, arrive un ordre exprès du roi défendant de jouer cette pièce sur quelque théâtre et quelque part que ce puisse être. « Cette défense du roi, dit Mme  Campan, parut une atteinte à la liberté publique. Toutes les espérances déçues excitèrent le mécontentement à tel point que les mots d’oppression et de tyrannie ne furent jamais prononcés dans les jours qui précédèrent la chute du trône avec plus de passion et de véhémence. » Ici Mme  Campan attribue à Beaumarchais un propos insolent souvent répété depuis et qui me paraît fabriqué à plaisir. D’après cette dame, Beaumarchais se serait écrié dans la salle même des Menus-Plaisirs : « Eh bien ! messieurs, il ne veut pas qu’on la représente ici, et j’espère, moi, qu’elle sera jouée peut-être dans le chœur même de Notre-Dame. » L’auteur du Mariage de Figaro avait, je le crois, trop d’esprit et d’habileté pour proférer publiquement une bêtise grossière qui l’aurait empêché à tout jamais d’atteindre son but, quand il était sûr d’y arriver en continuant le système jusque-là adopté.

Comment le roi fut-il déterminé à interdire ainsi au dernier moment une représentation qu’il ne pouvait pas ignorer, puisqu’elle avait été préparée par les personnes même qui l’entouraient ? Tout ce que nous trouvons à ce sujet dans les papiers de Beaumarchais se borne au passage suivant de la lettre inédite à M. de Breteuil : « Je ne sais vraiment quelle intrigue de cour sollicita et obtint la défense expresse du roi de jouer la pièce aux Menus-Plaisirs, ou plutôt, si je le sais, je crois inutile de le dire à qui le sait beaucoup mieux que moi[30]. Je remis encore une fois patiemment la pièce en portefeuille, attendant qu’un autre événement l’en tirât. » En effet, il s’en présenta bientôt un autre, et cette comédie dont le roi venait de défendre la représentation fut jouée avec sa permission devant toute la cour et le comte d’Artois à la maison de campagne du comte de Vaudreuil.

Les contemporains sont quelquefois bien mal informés, ou le temps altère considérablement leurs souvenirs. Voici par exemple Mme  Lebrun qui a assisté à cette représentation de Gennevilliers et qui nous dit dans ses Mémoires : « Il fallait que Beaumarchais eût cruellement harcelé M. de Vaudreuil pour parvenir à faire jouer sur ce théâtre une pièce aussi inconvenante sous tous les rapports. » On va juger lequel avait été harcelé, de M. de Vaudreuil ou de Beaumarchais. Ce dernier, après le désagrément du contre-ordre donné si tard aux Menus-Plaisirs, était allé en Angleterre pour des affaires de commerce, lorsque se présente chez lui, à Paris, ce même duc de Fronsac auquel il a déjà plusieurs fois fermé sa porte, et qui, ne le trouvant pas, lui laisse la lettre suivante :


« À Paris, ce 4 septembre 1783.

« J’espère, monsieur, que vous ne trouverez pas mauvais que je me sois chargé d’obtenir votre agrément pour que le Mariage de Figaro soit joué à Gennevilliers ; mais il est vrai que quand j’ai pris cette commission, je vous croyais encore à Paris. Voici le fait. Vous saurez que j’ai cédé pour quelques années ma plaine et ma maison de Gennevilliers à M. de Vaudreuil. M. le comte d’Artois y vient chasser vers le 18, et Mme la duchesse de Polignac avec sa société y viennent souper. Vaudreuil m’a consulté pour leur donner un spectacle, car il y a une salle assez jolie, et je lui ai dit qu’il n’y en avait pas de plus charmant que le Mariage de Figaro, mais qu’il fallait avoir l’agrément du roi. Nous l’avons eu, et je suis vite accouru chez vous, que j’ai été fort étonné et fort affligé de savoir bien loin. La pièce est bien sue, comme vous savez : nous donneriez-vous votre agrément pour qu’elle fût jouée ? Je vous promets bien tous mes soins pour qu’elle soit bien mise. M. le comte d’Artois et toute la société se font la plus grande fête de la voir, et certainement ce serait un grand acheminement pour qu’elle fût jouée peut-être à Fontainebleau et à Paris. Voyez si vous voulez nous faire ce plaisir-là. Pour moi, en mon particulier, j’en ai le plus grand désir et vous prie de me faire vite, vite réponse. Qu’elle soit favorable, je vous en prie, et ne doutez point de ma reconnaissance ni des sentimens d’estime et d’amitié[31] avec lesquels je serai toujours, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

« Le duc de Fronsac. »


Le même jour sans doute ou la veille, le duc de Fronsac écrit à l’intendant des Menus-Plaisirs, M. de La Ferté, cet autre billet qui a aussi son prix :


« À Saint-Denis.

« Depuis ma lettre écrite, mon cher La Ferté, et depuis une que j’ai écrit à Des Entelles et qu’il recevra ce soir à Paris, la reine m’a dit que le roi consentait à ce que le Mariage de Figaro fût joué à Gennevilliers vers le 18[32] ; ainsi je vous prie de dire à Des Entelles de faire tous les arrangemens en conséquence. Si Beaumarchais n’est pas à Paris, il faut lui envoyer un courrier quelque part qu’il soit, et en prévenir les comédiens, en faisant le moins de bruit possible. Je serai toujours jeudi à Paris, pour dîner. J’avais mandé à Des Entelles de demander à Carline à dîner pour moi pour ce jour-là, parce que je ne savais pas qu’on jouerait les Noces de Figaro ; mais au lieu de cela qu’il le demande à Contat[33], pour que nous arrangions tout cela. Bonjour. »


Tandis que le duc de Fronsac fait courir après Beaumarchais, le comte de Vaudreuil, qui prépare sa fête pour le comte d’Artois et Mme  de Polignac, attend avec anxiété le consentement de l’auteur du Mariage de Figaro. Nous avons sous les yeux un billet de lui au duc de Fronsac, qui se trouve dans les papiers de Beaumarchais apparemment parce que ce dernier, craignant quelque boutade de la part du roi, avait exigé du duc de Fronsac la remise de toute cette petite correspondance, afin de prouver qu’il n’avait fait que céder aux sollicitations des courtisans. Cette circonstance heureuse nous permet d’observer de près ce qui se passait dans toutes ces têtes frivoles que la révolution allait bientôt frapper, et de reconnaître avec quelle aveugle impatience ces patriciens étourdis aspiraient à être signalés par Figaro au mépris des masses. Écoutons maintenant le comte de Vaudreuil. Nous lui devons cette justice de déclarer d’abord qu’il écrit beaucoup plus correctement que le duc de Fronsac.


« Ce vendredi, à Versailles.

« On a trouvé, mon cher Fronsac, la parodie de l’Ami de la Maison beaucoup trop gaie pour être jouée devant de très jeunes femmes ; l’autre pièce est peut-être encore plus forte pour le fond, mais du moins les mots n’y effraient pas l’oreille, et elle peut être jouée. Ainsi, dans le cas où la réponse de M. de Beaumarchais n’arriverait pas assez tôt, nous nous en tiendrons à la pièce de Cailhava et à deux proverbes bien arrangés, mais je ne doute pas que la permission[34] ne nous arrive, et en conséquence nous retarderons le petit spectacle de trois à quatre jours : ainsi ce sera pour le 21 ou le 22. Voulez-vous bien vous charger d’engager les comédiens à se tenir prêts pour ce temps-là ? Mais, hors le Mariage de Figaro, point de salut[35]. Je vous rends mille grâces, mon cher Fronsac, de la peine que vous voulez bien prendre, je sens bien que c’est pour ces dames et M. le comte d’Artois, qui partagent ma reconnaissance. Recevez de nouvelles assurances de la tendre amitié que je vous ai vouée pour la vie.

« Le Cte de Vaudreuil. »

« J’irai, à mon premier voyage à Paris, voir et remercier Mme  Contat et Mme  Raimont de la peine qu’elles veulent bien prendre. S’il y a d’autres rôles de femmes dans la pièce, vous voudrez bien me les dire pour que je ne manque à rien. »


Beaumarchais apprend donc en Angleterre que, pour faire jouer devant la cour cette pièce prohibée par le roi quelques mois auparavant, on n’attend plus que sa permission. Il revient sur-le-champ à Paris, et c’est lui maintenant qui, profitant de la circonstance, va faire ses conditions. Il ne s’agit pas précisément pour lui d’amuser la cour à huis-clos, mais d’arriver devant le public, et de le faire rire aux dépens de la cour, ce qui est un peu différent : pourvu qu’une chose conduise à l’autre, Beaumarchais sera charmé de plaire à MM. de Vaudreuil et de Fronsac. Seulement, avant de consentir à la représentation de Gennevilliers, il exige innocemment qu’on lui accorde la faveur d’une nouvelle censure. Singulière exigence au premier abord ! « Mais, lui dit-on, votre pièce a déjà été censurée, approuvée, et nous avons la permission du roi. — N’importe, il me faut encore un nouveau censeur. » — « On me trouva, écrit-il à M. de Breteuil, on me trouva un peu bégueule à mon tour, et l’on dit que je faisais le difficile uniquement parce qu’on me désirait ; mais, comme je voulais absolument fixer l’opinion publique par ce nouvel examen, j’insistai pour qu’on l’accordât, et le sévère historien M. Gaillard, de l’Académie française, me fut nommé pour censeur par le magistrat de la police. »

Ce n’était pas mal imaginé. À la veille d’une fête de cour, où chacun se faisait une joie de voir jouer le Mariage de Figaro, quel censeur atrabilaire aurait voulu entraver cette joie et se brouiller avec les puissans seigneurs qui ordonnaient la fête ? Et si, comme on devait s’y attendre, le rapport du censeur était complètement favorable, c’était un titre de plus à la représentation publique, dont Beaumarchais comptait bien tirer parti. On connaît déjà par une citation assez plaisante celui que Beaumarchais appelle le sévère historien Gaillard ; on ne sera peut-être pas fâché de retrouver ici ce sévère historien, et de savoir ce qu’il pensait du Mariage de Figaro. Voici son rapport, d’ailleurs assez court, adressé au lieutenant de police :


« Permettez-moi, monsieur, de vous faire part de mon sentiment sur la comédie intitulée la Folle journée ou le Mariage de Figaro.

« Je l’ai entendu lire, et je l’ai lue ensuite avec toute l’attention dont je suis capable, et j’avoue que je ne vois aucun danger à en permettre la représentation en corrigeant deux endroits et en supprimant quelques mots dont on pourrait abuser malignement, ou faire des applications dangereuses ou méchantes.

« La pièce est d’une très grande gaieté ; mais quand les gaietés, quoique approchant de ce qu’on nomme gaudrioles, ne vont pas jusqu’à l’indécence, elles font plaisir sans faire de mal. Les gens gais ne sont pas dangereux, et les troubles des états, les conspirations, les assassinats et toutes les horreurs que l’histoire de tous les temps nous apprend ont été conçus, combinés et exécutifs par des gens réservés, tristes et sournois. La pièce d’ailleurs est intitulée la Folle journée, et Figaro, le héros de cette pièce, est connu par la comédie du Barbier de Séville, dont celle-ci est la suite, pour un de ces intrigans du bas peuple dont l’exemple ne peut être dangereux pour aucun homme du monde. D’ailleurs, je crois qu’en s’élevant par la crainte du danger contre certaines choses peu importantes, on leur donne une valeur qu’elles n’avaient point, et l’on inspire aux sots ou aux méchans une crainte ou un avis d’un danger qui n’a point de réalité. »


Après avoir ensuite proposé deux suppressions, l’une du mot ministre, et l’autre d’un passage qui a été en effet retranché et qui faisait allusion au jugement de Salomon, le sévère historien Gaillard conclut ainsi :


« Cette pièce m’a paru très bien écrite. Les personnages y parlent comme ils doivent parler, suivant leur état, et je la crois très propre à attirer à la Comédie, qui en a grand besoin, beaucoup de spectateurs et par conséquent beaucoup de recettes[36]. »


L’aimable censure de M. Gaillard ne suffit pas à Beaumarchais ; il demande encore autre chose pour consentir à la représentation de Gennevilliers : « La pièce approuvée de nouveau, écrit-il dans son mémoire inédit à M. de Breteuil, je portai la précaution jusqu’à prévenir qu’elle ne devait pas être jouée pour la fête sans que j’eusse avant la parole expresse du magistrat que les comédiens français pouvaient la regarder comme appartenant à leur théâtre, et j’ose certifier que cette assurance me fut donnée par M. Lenoir, qui certainement croyait tout fini, comme je dus le croire moi-même. »

Pour apprécier la valeur diplomatique de ce passage et l’art avec lequel Beaumarchais, dans sa ténacité pleine de souplesse, savait enlacer les gens qui le gênaient et qu’il ne pouvait pas combattre de front, il faut se souvenir qu’il lutte dans ce moment contre une défense expresse de représentation publique émanée de la bouche même du roi, défense que le roi consent à lever, mais seulement pour un jour, dans une maison particulière, et pour complaire au comte d’Artois et à M. de Vaudreuil. Beaumarchais, de son côté, voudrait bien n’accepter Gennevilliers qu’à la condition qu’on lui promettra formellement de le laisser arriver jusqu’au public ; mais, comme il n’ose pas encore pousser jusque-là, et qu’il veut cependant faire un pas de plus, il invente la belle périphrase qu’on vient de lire, qui devient ainsi une sorte d’engagement vague contracté envers lui, et sur lequel il s’appuiera tout à l’heure pour aller plus avant. À ces conditions, il accorde enfin la permission demandée, et M. de Vaudreuil l’en remercie par le billet suivant, qui prouve que, quant à lui, il accepte l’engagement dans le sens entendu par Beaumarchais :


« Le comte de Vaudreuil a eu l’honneur de passer chez M. de Beaumarchais pour le remercier de la complaisance qu’il veut bien avoir de laisser jouer sa pièce à Gennevilliers. Le comte de Vaudreuil a saisi avec empressement cette occasion de rendre au public un chef-d’œuvre qu’il attend avec impatience. La présence de monseigneur le comte d’Artois et le mérite réel de cette charmante pièce détruiront enfin tous les obstacles qui avaient retardé la représentation, et conséquemment le succès. Le comte de Vaudreuil désire vivement pouvoir faire bientôt lui-même tous ses remerciemens à M. de Beaumarchais.

« Ce lundi, 15 septembre 1783. »


Quelques jours après, toute la cour se donna le plaisir d’assister à la représentation d’une pièce que le roi avait déclarée détestable et injouable. On dit même que la reine aurait paru à Gennevilliers sans une indisposition. Il est bien possible, comme le raconte Mme  Lebrun, que, les dames se plaignant de la chaleur, Beaumarchais ait cassé les carreaux avec sa canne, et que cela ait fait naître ce joli mot, qu’il avait doublement cassé les vitres ; mais quand Mme  Lebrun nous le montre ivre de bonheur, courant de tous côtés comme un homme hors de lui-même, elle le considère à travers le prisme du temps écoulé et de son imagination, ne pouvant pas se douter qu’au lieu d’avoir cruellement harcelé M. de Vaudreuil, comme elle le croyait, Beaumarchais s’était contenté de le voir venir, de se faire prier, flatter par lui, et de l’exploiter tranquillement.

De même, quand Mme  Lebrun, sans le dire expressément, semble indiquer que la représentation de Gennevilliers eut peu de succès, et quand elle nous dit que chacun souffrait de ce manque de mesure, nous sommes porté à croire que l’auteur substitue à ses impressions du moment celles qui la dominent à l’époque où elle rédige ses souvenirs. Le manque de mesure, en quelque genre que ce soit, faisait alors l’effet d’une hardiesse amusante. On vient d’entendre le sévère historien Gaillard, qui nous a donné le diapason du sentiment général. Cependant la pièce contenait encore, au moment de cette représentation de Gennevilliers, des détails qui durent choquer sans doute même les têtes folles disposées, comme Gaillard, à pardonner beaucoup à la gaieté, quoique approchant de ce qu’on nomme gaudrioles. Il y avait d’énormes gaudrioles, qu’on lit encore bâtonnées sur le manuscrit de la Comédie-Française, et qui ne furent supprimées que par le quatrième censeur, M. Desfontaines, dans un rapport du 15 janvier 1784, et par conséquent nous devons supposer qu’elles ont été proférées en 1783 devant cet illustre auditoire de Gennevilliers[37]. Il y avait aussi dans le monologue du cinquième acte des passages qui renforçaient encore le caractère frondeur de ce monologue. Il dut se rencontrer parmi les spectateurs de Gennevilliers quelques esprits plus scrupuleux que les autres qui se prononcèrent pour le maintien de l’interdiction lancée par le roi ; mais l’ensemble de ce brillant auditoire se déclara enchanté de la pièce, sauf quelques légères suppressions. C’est là en effet, à partir de la représentation de Gennevilliers, le thème de M. de Vaudreuil, qui plaide ouvertement pour la représentation publique, et qui n’est plus occupé qu’à obtenir de Beaumarchais le sacrifice de quelques phrases. Quant à lui, le changement qui s’opère dans son attitude indique qu’il est sûr de vaincre. Plein de patience jusqu’ici devant la prohibition royale, travaillant lentement et habilement à gagner du terrain, il devient impatient, pressant, presque impérieux. Il est clair, en effet, pour quiconque réfléchit un peu, que du jour où Louis XVI avait accordé à la reine, au comte d’Artois, à M. de Vaudreuil, à Mme  de polignac, la représentation de Gennevilliers, il s’était mis dans le cas de ne pouvoir résister longtemps à la curiosité publique, portée au comble par cette représentation même, dont tout le monde parlait, et soigneusement entretenue par Beaumarchais. Ceux qui font un reproche à Louis XVI d’avoir laissé arriver le Mariage de Figaro jusqu’à la scène oublient que sous l’ancienne royauté le public n’était pas absolument un troupeau docile, et que si son influence disparaissait quelquefois dans les affaires importantes, elle se produisait souvent dans des questions secondaires ou frivoles avec une énergie à laquelle il eût été dangereux de résister. — Le mot qu’on attribue à Louis XVI : « Vous verrez que Beaumarchais aura plus de crédit que le garde des sceaux, » prouve, s’il est vrai, que ce prince jugeait sainement la situation. Cependant tout devait concourir à rendre le triomphe de Beaumarchais plus éclatant. Le roi, ne pouvant se décider à permettre la représentation d’une pièce qu’il jugeait dangereuse et immorale, essaya de traîner la chose en longueur et résista encore sept mois.

Dès le lendemain de la représentation de Gennevilliers, l’auteur du Mariage de Figaro, agissant comme si sa cause était gagnée, avait demandé formellement au lieutenant de police la permission de faire jouer sa pièce. Ce magistrat lui avait répondu que la défense du roi donnée le jour de la représentation des Menus-Plaisirs subsistait encore et qu’il devait en référer à sa majesté. « Deux mois après, écrit Beaumarchais dans la lettre inédite à M. de Breteuil, M. le lieutenant de police me dit que le roi avait daigné répondre qu’il y avait, disait-on, encore des choses qui ne devaient pas rester dans l’ouvrage ; qu’il fallait nommer un ou deux nouveaux censeurs, et que l’auteur corrigerait sa pièce d’autant plus facilement que la pièce était longue. M. Lenoir eut la bonté d’ajouter qu’il regardait cette lettre du roi comme une levée de la défense de jouer la pièce aussitôt après l’examen des nouveaux censeurs. »

On voit avec quel soin Beaumarchais, à mesure qu’il avance, se fortifie derrière chaque portion de terrain conquis. Cependant on cherchait toujours à traîner en longueur. Le censeur annoncé ne fonctionnait pas ; mais Beaumarchais n’était pas homme à se laisser oublier.


« Monsieur, écrit-il au lieutenant de police en date du 27 novembre 1783, si la multitude de vos occupations vous permettait de vous rappeler que j’en ai beaucoup moi-même, et que depuis trois mois j’ai fait cinquante fois le chemin du Marais à votre hôtel sans avoir pu vous parler plus de cinq fois, pour obtenir la chose la plus simple, — une décision sur un ouvrage frivole, — vous auriez peut-être compassion du rôle pitoyable qu’on me force à jouer dans cette comédie. Si ce sont des dégoûts qu’on vous prie de me donner, je les ai bus jusqu’à la lie ; s’il s’agit d’une proscription absolue de tout ce qui sort de ma plume, pourquoi me faire attendre cet arrêt et me refuser tout moyen de savoir à quoi m’en tenir ? Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien me remettre mon manuscrit ; cette bagatelle n’est devenue importante pour moi que par l’acharnement qu’on a eu de m’en faire un tort public, sans vouloir permettre que le public en jugeât lui-même.

« Je ne doute pas, monsieur, que vous, qui ne m’avez montré que de la bienveillance, n’ayez quelques regrets des désagrémens qu’on vous oblige sans doute à me donner ; mais il est temps qu’ils finissent. Jamais affaire grave ne m’a causé tant de tracas que la plus folle rêverie de mon bonnet de nuit, qui est cette pièce. Le public de province et de Paris m’accable de lettres auxquelles je ne sais que répondre ; je ne sais que dire aux comédiens qui me pressent et me reprochent une négligence que je n’ai point. Je vous supplie de me permettre de vous voir ce soir, à la sortie de la caisse d’escompte, et, en retirant de vos mains cet ouvrage proscrit pour le rendre à mon portefeuille, de vous assurer du très respectueux dévouement avec lequel je suis, etc.,

« Caron de Beaumarchais. »


Ce ton est évidemment celui d’un homme qui se sent appuyé par l’opinion, et qui sait très bien qu’on n’ira pas jusqu’à une rupture en lui rendant son manuscrit. La pièce est enfin livrée à un troisième censeur, qui fait quelques modifications, mais qui approuve. Le roi en demande un quatrième, qui fait très peu de corrections et qui approuve. Il en demande un cinquième. Celui-là approuve sans corrections. Ayez donc des censeurs, pour qu’ils se laissent ainsi entraîner eux-mêmes par la curiosité publique[38] ! Le rapport du quatrième censeur, de Desfontaines, qui lui-même écrivait pour le théâtre, offre des passages assez curieux. Il examine très attentivement l’ouvrage, « dont j’ai fait, dit-il, quatre lectures dans lesquelles j’ai suivi l’auteur phrase par phrase. » Il fait quelques légères suppressions ; il rature par exemple les deux phrases licencieuses que nous avons citées, un passage contre les loteries qui se trouvait dans le monologue. Quant à la pièce en elle-même, il plaide pour elle et défend chaque personnage avec une ardeur que Beaumarchais ne dépasserait pas. Il va très loin dans ce sens, car, rencontrant dans le rôle de Suzanne une phrase tournée d’une manière indécente, et que l’auteur lui-même dut changer aux dernières répétitions, il commence par la supprimer ; ensuite il se ravise, la rétablit, et, avec un amour de l’art assez rare chez un censeur, il écrit en marge : Mot unique, impossible à remplacer, et que je laisse. Ce mot est en effet tellement unique qu’il nous est impossible de le reproduire ici[39]. Après avoir ainsi défendu la pièce de son mieux, le censeur concluait par ce passage, qui ne manque pas d’une certaine vérité :


« Je ne crains pas d’ajouter que la représentation de cette pièce peut contribuer à étendre la carrière dramatique, et autant la censure doit être délicate sur tout ce qui concerne la décence, la religion et le gouvernement, autant elle doit être indulgente pour les traits qui peuvent tourner au profit des mœurs. C’est à la liberté dont jouissait Molière que nous devons la morale dont ses pièces sont remplies ; ses caractères seraient-ils aussi énergiques qu’ils le sont, si on lui eût imposé la loi de n’en offrir que l’esquisse ?

« Desfontaines, Censeur royal. »


Que faire contre un homme qui transforme ainsi successivement cinq censeurs en autant d’avocats ? qui a pour lui M. de Vaudreuil, M. de Fronsac, Le prince de Nassau, alors à Paris, et qui cabale fortement pour son ami, toute la jeunesse masculine et féminine de la cour, des auteurs et des actrices qui, comptant sur un succès brillant et fructueux, se plaignent hautement du tort qu’on fait à leur théâtre, et enfin tout un public impatient qui demande à grands cris que sa curiosité soit satisfaite ? Que pouvait contre cette explosion le roi lui-même, assisté du garde des sceaux et de M. Suard ? Il fallut bien accorder à tout le monde ce qu’on avait accordé aux courtisans de Gennevilliers. On assure que pour lever complètement les scrupules du roi, des protecteurs adroits de Beaumarchais s’attachèrent à lui répéter que la pièce n’aurait aucun succès, et, comme il le désirait de tout son cœur, il se résigna à céder à la fiévreuse curiosité du public, dans l’espérance qu’elle serait déçue.

C’est en mars 1784 que Beaumarchais obtint enfin la permission tant de fois demandée, et il s’empresse d’en donner avis à l’acteur Préville, qui était alors à la campagne, par la lettre suivante qui respire la joie et la fierté du triomphe.


« Paris, le 31 mars 1784.

« Nous nous sommes trompés tous les deux, mon vieil ami. Je tremblais que vous ne quittassiez le théâtre à Pâques, et vous, vous étiez dans l’opinion que le Mariage de Figaro ne pourrait pas se jouer.

« Mais il ne faut jamais désespérer de garder un acteur que le public adore, ni de voir vaincre un auteur courageux qui croit avoir raison, et que l’on ne dégoûte pas par les dégoûts. J’ai, mon vieil ami, le bon du roi, le bon du ministre, le bon du lieutenant de police ; il ne nous manque plus que le vôtre pour voir un beau tapage à la rentrée. Allons, mon ami ! c’est bien peu de chose que ma pièce ; mais la voir au théâtre est le fruit de quatre ans de combats ; voilà ce qui m’y attache. Quel mal ils ont fait, ces méchans ! Deux ans plus tôt, mon ami Préville aurait assuré le succès de mes cinq actes ; aujourd’hui le charme qu’il répandra sur un moindre rôle fera bien regretter qu’il ne joue pas le premier[40].

« On me conseille l’étude et la répétition sans éclat, et nous sommes convenus d’agir, mais sans rien dire. Dazincourt et Laporte se sont chargés d’écrire à tout le monde en recommandant le silence, afin que notre bonne fortune ne finisse pas encore une fois par en devenir une de capucin.

« Je vous salue, vous honore et vous aime.

« Beaumarchais. »


Le tableau de cette première représentation du Mariage de Figaro est dans tous les recueils du temps ; c’est un des souvenirs les plus connus du XVIIIe siècle. Tout Paris se pressant dès le matin aux portes du Théâtre-Français ; les plus grandes dames dînant dans les loges des actrices, afin de s’assurer des places ; « les cordons bleus, dit Bachaumont, confondus dans la foule et se coudoyant avec les Savoyards ; la garde dispersée, les portes enfoncées, les grilles de fer brisées sous les efforts des assaillans ; » — « trois personnes étouffées, dit La Harpe ; une de plus, ajoute-t-il malignement, que pour Scudéry ; » sur la scène, après le lever du rideau, la plus belle réunion de talens qu’ait peut-être jamais possédée le Théâtre-Français, tous employés à faire valoir une comédie pétillante d’esprit, entraînante de mouvement et d’audace, qui, si elle choque ou épouvante quelques-unes des loges, enchante, agite et enflamme un parterre électrisé : — voilà le tableau qui se trouve partout, et sur lequel par conséquent nous n’insisterons pas. Nous n’y ajouterons qu’un trait nouveau, qui peut-être le complétera assez bien : c’est que, si nous en croyons une lettre inédite de Beaumarchais, il assistait à tout ce tapage, au fond d’une loge grillée, entre deux abbés, avec lesquels il venait de faire un joyeux dîner, et dont la présence lui avait paru indispensable, afin de se faire administrer, disait-il, en cas de mort, des secours très spirituels. — Il nous semble que ce trait manquait au tableau de la première représentation du Mariage de Figaro.

  1. Voyez les livraisons des 1er  et 15 octobre, 1er  et 15 novembre 1852, 1er  janvier, 1er  mars, 1er  mai, 1er  juin, 15 juillet et 15 août 1853.
  2. C’était sans doute quelque autre financier associé à Beaumarchais dans ce plan de réorganisation de la ferme, qui n’eut pas de suite.
  3. Le mentor est M. de Maurepas. C’est une qualification que M. de Vergennes lui donne souvent dans ses lettres.
  4. Cela était vrai au temps de Beaumarchais, où l’on disait en Italie que l’accompagnement devait faire avec le chant une conversation respectueuse (fanno col canto conversazione rispetosa) ; mais cette répugnance pour l’orchestration bruyante est bien modifiée aujourd’hui.
  5. Sous-intendant des menus plaisirs.
  6. C’est la chanson intitulée Galerie des Femmes du siècle, que l’ami Gudin n’a pas manqué de recueillir pieusement dans son édition de Beaumarchais.
  7. « À M. le vicomte d’Ermenonville, officier dans le régiment de Colonel-Général, en garnison à Vitry. »
  8. Ce sont sans doute les Mémoires contre Guëzman, que cet officier lisait un peu tard, puisque sa lettre est de 1780.
  9. Ce Mairobert était un écrivain assez bien posé, et de plus censeur royal, qui, se voyant impliqué, dit Grimm, d’une manière déshonorante dans la discussion des intérêts du marquis de Brunoy, venait de s’ouvrir les veines dans un bain chaud.
  10. Allusion au refrain d’une chanson tant soit peu cynique de Beaumarchais, mais la plus spirituelle de toutes celles qu’il a composées, qui est intitulée Robin, que l’on chantait beaucoup au XVIIIe siècle, et que l’ami Gudin a transmise également à la postérité.
  11. Il s’agit ici du duc de Brancas, père du comte de Lauraguais et très peu enthousiasmé de son fils, lequel, de son côté, était très peu respectueux pour son père.
  12. Réponse à une phrase de la lettre du comte de Lauraguais, dans laquelle ce dernier, en proie à sa nouvelle manie d’agriculture, disait à Beaumarchais : « Il faudrait être un usurier ou une c… Pour préférer la rue de La Harpe et la place Maubert à la vallée d’Auge. »
  13. Allusion à un mot très connu de Louis XV, adressé à ce même comte de Lauraguais, qui se vantait d’avoir appris en Angleterre à penser. Ce mot, par parenthèse, est nié par le prince de Ligne, qui déclare dans ses souvenirs qu’il n’est pas de Louis XV. Or, le témoignage de Beaumarchais détruit l’assertion du prince de Ligne, puisque son allusion s’adresse à M. de Lauraguais lui-même.
  14. Quand on compare ce billet si poli du prince de Luxembourg au billet si insolent écrit vingt ans auparavant dans une circonstance exactement semblable par un mince hobereau nommé M. de Sablières, billet que nous avons cité en son lieu, on peut se faire une idée du changement opéré durant ces vingt ans dans la situation de Beaumarchais.
  15. C’était sans doute quelque lettre du maître d’hôtel de la princesse, refusant de la nourrir plus long-temps à ses frais.
  16. La fille de Beaumarchais.
  17. On sait que cette attaque échoua ; mais elle fut conduite en partie par le prince de Nassau avec une rare intrépidité.
  18. On a vu plus haut que cette assertion n’est peut-être pas rigoureusement exacte ; mais on a vu aussi que Beaumarchais avait fait tout son possible pour qu’elle le fût.
  19. Ceci s’accorde bien avec une tradition de la Comédie-Française, que je tiens de M. Régnier, qui la tient lui-même de Baptiste et de Duparay. « L’art du comédien, dit M. Régnier, avait en Beaumarchais un appréciateur d’un goût très sûr, mais très difficile. » Duparay affirmait qu’il était méticuleux, nerveux, même emporté, aux répétitions.
  20. Ces ligues, écrites en 1786, sont un peu hyperboliques, attendu qu’à cette époque Catherine avait cinquante-sept ans, et que sa taille peu élevée était envahie par un embonpoint assez disgracieux ; mais Beaumarchais voyait l’impératrice à distance.
  21. C’est ce qui résulte d’une lettre inédite de Sedaine, qui avait assisté à une première lecture faite chez Beaumarchais en septembre 1781, et d’une lettre de Mlle  Fanier, soubrette du Théâtre-Français, qui écrit à Beaumarchais en date du 11 octobre 1781 pour réclamer le rôle de Suzanne, que l’auteur veut donner à Mlle  Contat, dont Mlle  Fanier prétend que ce n’est point le genre. Mlle  Contat tenait en effet l’emploi des jeunes premières, mais la perspicacité de l’auteur du Mariage de Figaro le porta à penser que le rôle de Suzanne tel qu’il l’avait conçu serait parfaitement joué par Mlle  Contat, et comme un auteur est libre de distribuer à son gré les rôles de sa pièce sans tenir compte des emplois, il persista dans son choix, ce qui fut très heureux à la fois pour le succès de sa comédie et pour Mlle  Contat, dont le talent était déjà très distingué, mais dont la brillante réputation date surtout du Mariage de Figaro.
  22. Tout le monde sait que c’est contre un acte infâme et impuni attribué à ce jeune duc que le poète Gilbert a dirigé la plus courageuse de ses satires. Quant à l’esprit du duc de Fronsac, Mme  Campan assure que la reine, le comparant à celui de son père, qui déjà n’offrait rien de bien extraordinaire, disait : « Il est affligeant de trouver un si petit homme dans le fils du maréchal de Richelieu. »
  23. Allusion au procès de Beaumarchais contre les comédiens, ce qui nous donne la date de ce billet : il doit être de la fin de 1781 ou du commencement de 1782.
  24. Il paraît qu’on ne se gênait point chez Beaumarchais pour refuser la porte au duc de Fronsac, puisque c’est la seconde fois que pareille chose arrive. La phrase sur la ménagère ressemble à de la fatuité sous un masque de modestie. Mme  de Beaumarchais étant très jolie, ce duc, qui du reste n’avait rien des agrémens de son père, n’a-t-il pas l’air de supposer qu’on a craint l’aspect de sa personne !
  25. Beaumarchais alléguait sans doute une lecture promise à quelque autre grand seigneur que j’ignore.
  26. On voit que Grimm est un homme prudent, qui n’aime pas à se compromettre ; mais puisque M. le baron prend de lui-même un si vif intérêt à la chose, c’est-à-dire à la représentation du Mariage de Figaro, on se demande pourquoi, lorsque cette représentation a lieu, le même Grimm, dans sa Correspondance, adressée en Allemagne, parle d’un ton si ironique des intrigues auxquelles l’illustre Beaumarchais a eu recours pour faire jouer sa pièce. On se demande pourquoi M. le baron de Grimm nous dit : « L’événement vient de justifier l’opinion que M. de Beaumarchais avait de ses forces, opinion que nous n’avons jamais cessé de partager, avec tout le respect que peuvent inspirer la profondeur et la sublimité de ses ressources. » Ce ton dénigrant ne s’accorde guère ni avec la lettre que nous venons de citer, ni avec une autre lettre précédente que nous ne citons pas, dans laquelle Grimm se félicite avec une grande effusion d’assister à une lecture du Mariage de Figaro chez l’auteur lui-même. Serait-ce que Beaumarchais aurait manqué au respect dû à ce baron du saint-empire ? Tant s’en faut, car après la lecture chez le comte du Nord, Beaumarchais écrit à Grimm en date du 27 mai 1782 une belle lettre qui commence ainsi : « Monsieur le baron, c’est bien la moindre chose que vous receviez mes premiers remerciemens, puisque c’est à vous que je dois la réception pleine de bienveillance dont leurs altesses impériales ont daigné honorer ma grave personne et mon fol ouvrage. Hier encore, à la lecture, ne voyais-je pas du coin de l’œil que vous aviez la bonté de donner à des choses assez communes l’importance de votre approbation, qui eût suffi pour entraîner celle du couple auguste ?… Samedi dernier, M. le comte de Vergennes me disait : « Il y a peu d’hommes dont je fasse autant de cas que de M. le baron de Grimm, et son opinion sur votre ouvrage achèvera de fixer la mienne. » À coup sûr, on ne peut pas ménager moins les coups d’encensoir. Pourquoi donc M. le baron parle-t-il avec tant de dédain d’une chose à laquelle on vient de le voir s’intéresser lui-même si bénévolement ? C’est qu’apparemment M. le baron éprouvait le besoin de commencer son compte-rendu en homme de qualité, car une fois que sa bouffée vaniteuse est lâchée, quand il entre dans l’analyse de la pièce, il y met, comme à son ordinaire, de l’esprit, du bon sens, et, à tout prendre, plus de bienveillance que de sévérité ; seulement le baron du saint-empire ne pouvait pas décemment avouer à des princes allemands qu’il avait lui-même pris sa petite part des intrigues de l’illustre Beaumarchais.
  27. L’impératrice Catherine II, qui, après avoir proposé d’éditer Voltaire, offrait encore, à ce qu’il paraît, de faire jouer chez elle une comédie interdite en France. À la vérité, les hardiesses de Figaro comme celles de Voltaire offraient peu de danger en Russie.
  28. Ceci est très fort ; on serait curieux de savoir quels sont ces évêques et ces archevêques ; malheureusement Beaumarchais ne le dit pas, mais il est évident qu’une assertion pareille, adressée au lieutenant de police avec indication de la maison où cette lecture a eu lieu, ne peut pas être un mensonge. Il reste donc acquis à l’histoire des mœurs du XVIIIe siècle que le manuscrit du Mariage de Figaro, beaucoup plus léger encore que la pièce imprimée, trouvait grâce même devant des évêques et des archevêques.
  29. Je ne trouve dans les papiers de Beaumarchais pour toute explication de cet incident que les lignes suivantes du mémoire inédit à M. de Breteuil : « Des personnes que j’honore et dont je respecte les demandes, ayant désiré donner une fête à l’un des frères du roi, voulurent absolument qu’on y jouât le Mariage de Figaro. Pour toute condition à ma déférence, je priai qu’on ne confiât la pièce, très difficile à jouer, qu’aux seuls comédiens français. Du reste, je laissai tout à la volonté des demandeurs. » Je présume que cette représentation avait été organisée pour le comte d’Artois par M. de Vaudreuil et la société de Mme  de Polignac, que nous allons voir tout à l’heure agir plus ouvertement.
  30. Dans une lettre au marquis de Thibouville, au sujet de cet incident, Beaumarchais écrit : « Nous sommes occupés à chercher quel est le Galiléen qui nous a vaincus ce jour-là. En attendant cette rare découverte, qui ne regarde point du tout M. le maréchal de Duras (car il n’a point dédaigné d’en donner sa parole d’honneur), je garde le silence devant un ordre du roi, comme cela est juste. »
  31. Il va sans dire que le duc de Fronsac écrit, comme toujours, les senttimens d’esttime et d’amittié, etc.
  32. Cette phrase du duc de Fronsac nous prouve que Mme Campan, de son côté, fait comme Mme Lebrun et arrange aussi les choses à sa manière, car elle nous dit dans ses Mémoires : « La reine témoigna son mécontentement à toutes les personnes qui avaient aidé l’auteur du Mariage de Figaro à surprendre le consentement du roi pour la représentation de sa comédie à Gennevilliers. » On voit combien Mme Campan est ici peu au courant de la vérité. L’auteur du Mariage de Figaro est en Angleterre, et par conséquent ne cherche à surprendre aucun consentement, et c’est la reine en personne qui transmet au duc de Fronsac le consentement du roi, d’où il suit que, pour faire ce que dit Mme Campan, la reine aurait eu d’abord à se témoigner son mécontentement à elle-même. La lettre du duc de Fronsac semble indiquer au contraire que, pour être agréable au comte d’Artois, à M. de Vaudreuil et à Mme de Polignac, la reine de son côté, avait contribué à obtenir du roi cette permission.
  33. Je pense que si Mlle Contat avait lu ce billet, elle aurait été médiocrement flattée de se voir ainsi placée pour un dîner sur la même ligne que Mlle Carline, qui, si je ne me trompe, était une sorte de fille entretenue. On n’est pas fâché non plus de savoir que M. de La Ferté, intendant des Menus-Plaisirs du roi, se trouvait par la même occasion intendant de ceux du duc de Fronsac, qui exerçait à la place de son père la charge de premier gentilhomme de la chambre.
  34. Il s’agit ici de la permission de Beaumarchais, celle du roi étant déjà obtenue.
  35. Cette phrase n’est-elle pas curieuse sous la plume de M. de Vaudreuil, quand on songe à l’influence incontestable que le Mariage de Figaro a exercée pour la destruction de l’ancienne hiérarchie sociale ?
  36. Comme je tiens à être rigoureusement exact, je dois dire que ce rapport très curieux à mon sens comme témoignage de l’esprit du temps, se trouve dans les papiers de Beaumarchais, sans signature, portant seulement cette indication écrite de sa main : Copie de la censure du Mariage de Figaro, remise à M. Lenoir par le censeur ; mais ce qui me donne la conviction que ce rapport est bien celui de Gaillard, c’est que parmi ces mêmes papiers se trouvent en original les autres rapports des censeurs, tels que Coqueley, Desfontaines, Bret, qui ont été successivement chargés d’examiner l’ouvrage. Il n’y manque que le rapport de M. Suard, le seul absolument défavorable, concluant à l’interdiction de la pièce, et qu’on aura probablement refusé de communiquer à Beaumarchais. Par conséquent le rapport anonyme que nous venons de citer ne peut être que celui de Gaillard, dont Beaumarchais fait souvent valoir l’approbation, et qui semble se déceler d’ailleurs suffisamment par ses allusions aux crimes de l’histoire et aux gens sournois.
  37. Qu’on se représente les plus grandes dames de la cour écoutant par exemple Figaro au troisième acte, qui disait à son maître à propos des infidélités du comte et en parlant de la comtesse : « À sa place, moi, je ne dis pas ce que je ferais. — Le Comte. Je te le permets. — Figaro. Quelque sot. — Le Comte. — Je te l’ordonne. — Figaro. Instruite de vos faits et gestes et prenant conseil de l’exemple, je vous solderais vos petits bâtards en un bon gros enfant légitime,… et puis cherche. » Ailleurs, au premier acte, le vieux Bartholo répondait à Marceline, qui le conjure de l’épouser, par cette phrase qui est bien le nec plus ultra de la forme subtile et prétentieuse que Beaumarchais applique parfois à une idée grossière, comme s’il cherchait à marier ensemble Voiture et Rabelais : « J’irais, disait Bartholo, j’irais, grison apoplectique, agacer risiblement la mort avec les jeux printaniers qui donnent la vie ! Vous me prenez pour un Français. »
  38. Parmi ces cinq censures, je ne sais où fixer la date de la sixième, celle de M. Suard, la seule qui concluait à l’interdiction ; je dirai même que dans les papiers de Beaumarchais j’ai bien trouvé la preuve d’une opposition très prononcée de Suard, et qui se continue, comme tout le monde le sait, même après la représentation ; mais je n’ai rien trouvé qui indique que Suard ait été officiellement chargé de censurer le manuscrit de Beaumarchais, lequel parle très souvent de tous ses censeurs. Cependant Garat, dans ses Mémoires sur Suard, et je crois aussi, Mme  Suard, dans le petit volume qu’elle a publié sur son mari, affirment également le fait.
  39. Les phrases purement grotesques trouvent naturellement grâce devant le censeur. Il y en avait de très fortes en ce genre qui ne furent supprimées qu’à la dernière répétition. L’acteur Dazincourt raconte dans ses Mémoires la peine qu’il eut à décider Beaumarchais au sacrifice d’une phrase à laquelle il tenait beaucoup. Dans la querelle avec Basile, au quatrième acte, Figaro lui disait : « Si vous faites mine seulement d’approximer madame, la première dent qui vous tombera sera la mâchoire, et, voyez-vous mon poing fermé ? voilà le dentiste. » Beaumarchais comptait sur le succès de cette phrase auprès du parterre, et peut-être il ne se trompait pas ; mais ce n’était pas une raison pour qu’elle fût bonne à garder. — Au premier acte, dans l’entrevue avec le docteur Bartholo, Figaro lui disait : « Bonjour, cher docteur de mon cœur, de mon âme et autres viscères. » cette impertinence matérialiste fut sans doute considérée par le censeur comme une critique à l’adresse des médecins.
  40. pour comprendre cela, il faut savoir que Préville, qui devait d’abord jouer le rôle de Figaro, se trouvant trop vieux et trop fatigué pour un rôle de cette importance, l’avait cédé à Dazincourt ; mais comme il voulait contribuer au succès de l’ouvrage, il consentait à accepter le rôle de Brid’oison.