Beaumarchais, sa vie, ses écrits et son temps/10

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Beaumarchais, sa vie, ses écrits et son temps
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 3 (p. 663-699).


X[1].

BEAUMARCHAIS CRÉANCIER D’UNE RÉPUBLIQUE, ARMATEUR ET ÉDITEUR DE VOLTAIRE.


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I — DÉBATS DE BEAUMARCHAIS AVEC LES ÉTATS-UNIS.

L’histoire des rapports de Beaumarchais avec les États-Unis ne serait pas complète, si on ne cherchait à éclaircir la dernière question qu’elle soulève. Il s’agit encore d’un procès, mais d’un procès de plusieurs millions, où Beaumarchais rencontre un adversaire plus redoutable que M. de La Blache, que Goëzman, que la Comédie-Française même, car cet adversaire est un gouvernement à la fois juge et partie dans la cause. Aussi la victoire sera-t-elle pour lui plus difficile, il mourra à la peine, et ses héritiers seuls verront le dénouement de cet inextricable débat. Nous touchons à l’époque où l’auteur du Barbier va nous ramener, par le Mariage de Figaro, en pleine littérature ; mais, avant de le suivre sur le théâtre le plus connu de ses succès, il faut nous arrêter encore devant le plaideur et le spéculateur, montrer l’un aux prises avec la ténacité américaine, et l’autre au milieu des difficultés de l’opération de librairie la plus considérable de son temps.

Le traité d’alliance entre la France et les États-Unis avait été signé le 6 février 1778 à Versailles, et peu de temps après Silas Deane, celui des trois commissaires américains qui, arrivé le premier à Paris, avait traité avec Beaumarchais au nom du congrès, fut rappelé à Philadelphie pour rendre compte de sa conduite et défendre les engagemens pris par lui contre les imputations de son collègue Arthur Lee. Ce dernier l’accusait, on s’en souvient, d’avoir, par un concert frauduleux avec Beaumarchais, et contrairement aux intentions du gouvernement français, transformé un don gratuit en une opération commerciale. Cette assertion, dont nous avons déjà démontré la fausseté, offrant l’avantage de dispenser l’Amérique de toute reconnaissance et de tout paiement envers Beaumarchais, le congrès était naturellement assez disposé à l’adopter. Silas Deane, accueilli d’abord aux États-Unis avec des préventions défavorables, eut à soutenir une lutte très vive contre les deux frères d’Arthur Lee, qui exerçaient une assez grande influence dans le congrès. Des débats scandaleux s’élevèrent non-seulement sur les engagemens contractés avec Beaumarchais, mais sur l’emploi des fonds fournis directement aux agens de l’Amérique par la cour de France. Cependant Silas Deane était muni des attestations les plus honorables du gouvernement français : le roi Louis XVI lui avait donné son portrait ; M. de Vergennes avait écrit en sa faveur les lettres les plus flatteuses, et l’ancien premier-commis de M. de Vergennes, M. Gérard, qui arrivait en même temps à Philadelphie comme ministre plénipotentiaire de la cour de France, se montrait plein d’estime pour lui. M. Gérard avait reçu mission de n’intervenir qu’avec prudence dans les querelles de personnes ; mais, voyant que celle-ci prenait les proportions d’une lutte entre l’influence française et le parti anglais, représenté au sein du congrès par les frères Lee, il prit vivement l’offensive contre ces derniers. « Les relations de M. Arthur Lee, écrit-il à M. de Vergennes, ne sont qu’un tissu absurde de mensonges et de sarcasmes qui ne peuvent que compromettre ceux qui ont le malheur d’être forcés d’avoir quelque correspondance avec lui. Souffrez, monseigneur, que je me félicite au moins de vous avoir débarrassé de ce fardeau[2]. » Dans une autre dépêche, M. Gérard écrit au ministre : « Je me suis expliqué graduellement et à l’instant même où cela était indispensable pour empêcher que ce dangereux et méchant homme (Arthur Lee) ne remplaçât M. Franklin[3] et ne fût en même temps chargé de la négociation avec l’Espagne. Je ne puis vous dissimuler, monseigneur, que je m’applaudis tous les jours davantage d’avoir pu contribuer à prévenir ce malheur. »

Quant aux accusations dirigées contre Silas Deane, M. Gérard les attribue à l’esprit d’ostracisme, « qui, dit-il, a déjà commencé à prévaloir contre les hommes qui ont rendu des services importans, lorsqu’ils ont cessé d’être nécessaires. » Malgré l’appui de M. Gérard, Silas Deane n’obtint en effet qu’une demi-victoire. Il fut déchargé de toute accusation, et on lui alloua pour ses dépenses personnelles 500 livres sterling par an pour le temps qu’avait duré sa mission en France, mais il ne fut fait aucune mention de ses services. On décida qu’il retournerait en Europe régler tous ses comptes, mais sans aucun titre officiel. « C’est l’ostracisme, écrit derechef M. Gérard à M. de Vergennes, c’est l’ostracisme le plus dur et le plus réfléchi. On ne pense pas à répondre aux lettres que vous avez écrites en sa faveur. »

De son côté, Silas Deane écrit à Beaumarchais : « J’ai été traité ici d’une façon à laquelle ni vous, ni mes amis, ni même mes ennemis ne s’attendaient. Cependant je ne doute pas que l’Amérique ne finisse par devenir plus équitable envers vous ainsi qu’envers moi. » Le congrès, en effet, commençait à ne plus avoir autant de confiance dans les rapports d’Arthur Lee. Il était d’ailleurs partagé entre le désir de ne point payer les anciennes fournitures et l’envie d’en recevoir de nouvelles. Or l’agent de Beaumarchais, Francy, déclarait que son patron n’enverrait plus rien, à moins qu’on ne reconnût sa créance pour le passé, et qu’un contrat, bien en règle ne le garantît contre toute difficulté pour l’avenir. Le contrat qui devait satisfaire à cette dernière condition avait été passé le 6 avril 1778, entre les membres du comité du commerce et Francy agissant au nom de Beaumarchais. Seulement le congrès, toujours défiant, ordonna que le contrat serait envoyé à Paris et ne serait ratifié qu’après que la députation américaine aurait obtenu du ministre des affaires étrangères une réponse catégorique sur la question de savoir si Beaumarchais était bien réellement créancier du congrès pour les 5 millions de cargaisons déjà expédiées, ou si ces cargaisons, comme n’avait cessé de l’affirmer Arthur Lee, étaient un don gratuit de la part du gouvernement français. Une note fut présentée dans ce sens à M. de Vergennes le 10 septembre 1778, par les trois commissaires Franklin, Arthur Lee, qui n’était pas encore rappelé, et John Adams, qui venait d’être envoyé à Paris pour remplacer Silas Deane. Voici la réponse du ministre ; elle est adressée à M. Gérard, représentant de la France aux États-Unis, qui était chargé de la transmettre au congrès.


« Les commissaires du congrès viennent de m’adresser un office qui renferme deux objets : le premier concerne l’apurement du compte de M. de Beaumarchais sous le nom de la maison Roderigue Hortalez et Cie ; le second, la ratification du contrat que le congrès ou plutôt le comité du commerce, sous son nom, a passé avec le sieur Théveneau de Francy, agent du sieur Caron de Beaumarchais. M. Franklin et ses collègues désirent connaître les articles qui leur ont été fournis par le roi et ceux que M. de Beaumarchais leur a fournis pour son compte particulier, et ils m’insinuent que le congrès est dans la persuasion que tout ou au moins une grande partie de ce qui lui a été envoyé est pour le compte de sa majesté. Je leur ai répondu une le roi ne leur a rien fourni, qu’il a simplement permis à M. de Beaumarchais de se pourvoir dans ses arsenaux, à la charge de remplacement ; qu’au surplus j’interviendrais avec plaisir pour qu’ils ne fussent point pressés pour le remboursement des objets militaires. »


Quant au nouveau contrat passé entre Beaumarchais et le congrès, le ministre ajoutait qu’il n’avait point de conseil à donner sur la ratification de ce traité, n’étant point chargé de répondre des engagemens de la maison Roderigue Hortalez et Cie.

Dans cette réponse de M. de Vergennes, très nette en ce qui touche les droits de Beaumarchais comme créancier du congrès, il y avait deux choses : une réticence commandée par la politique, et qui consistait à passer sous silence la subvention pécuniaire secrètement accordée à Beaumarchais avant la rupture entre la France et l’Angleterre ; mais il y avait aussi la vérité, qui perçait dans la dernière phrase du ministre relativement aux objets militaires. Cette phrase prouvait que, si Beaumarchais avait été subventionné, il ne l’avait pas été pour envoyer gratis des fournitures, mais pour les envoyer à crédit, en laissant aux débiteurs une assez grande latitude, spécialement pour les munitions de guerre. Or il est évident que Beaumarchais se conformait aux instructions ministérielles, car depuis deux ans, sauf deux cargaisons de 150,000 francs chacune dont il avait été obligé de s’emparer d’autorité, il n’avait pu obtenir un liard pour 5 millions de fournitures militaires ou autres ; et lorsqu’il demandait des à-comptes, on lui répondait par la négation de sa créance, ou on ne lui répondait pas du tout.

En présence de la déclaration formelle du ministre, reproduite et fortifiée dans une note adressée au congrès par M. Gérard, dans laquelle il était dit que le gouvernement français était complètement étranger aux opérations commerciales de Beaumarchais, il fallut bien que le congrès s’exécutât enfin et reconnût l’auteur du Barbier de Séville comme un créancier réel. C’est alors seulement, en janvier 1779, qu’on lui envoya l’adresse si flatteuse que nous avons citée dans le chapitre précédent. En lisant ces mots : « le congrès gémit des contre-temps que vous avez soufferts pour le soutien de ses états, il va prendre les mesures les plus promptes pour l’acquittement de la dette qu’il a contractée envers vous, » Beaumarchais se crut enfin à la veille de toucher de l’argent ou de recevoir du tabac : c’était encore une illusion. Au lieu de lui donner un à-compte au moins en nature, le congrès, prétextant le mauvais état de ses finances et le danger de la navigation, préféra lui envoyer, en octobre 1779, à valoir sur son compte général, 2,544,000 livres de lettres de change à trois ans de date, tirées sur Franklin. Il est certain que le congrès usait largement du droit que lui avait conféré M. de Vergennes, de n’être point trop pressé par Beaumarchais, puisque, sur une créance de 5 millions qui datait de trois ans, il envoyait un à-compte en lettres de change à trois ans de distance, lettres de change souscrites par une nation à peine reconnue comme telle, et qui par conséquent ne pouvaient guère passer pour de l’argent comptant.

Malgré les remerciemens si pompeux du congrès, il y avait dans sa conduite une arrière-pensée : il persistait au fond à ne pas prendre au sérieux la créance de Beaumarchais, et il ne désespérait pas de trouver quelque moyen de se débarrasser de lui. On est tout étonné quand on voit deux ans plus tard le ministre des finances, Robert Morris, parler à Franklin d’un biais pour ne pas payer les lettres de change, et Franklin lui démontrer que son plan est impraticable, parce que ces lettres de change sont maintenant en circulation. On n’est pas moins étonné lorsqu’on voit Franklin, — en réponse à une demande que lui adresse le chef du bureau des fonds aux affaires étrangères, M. Durival, pour le règlement des nombreux millions que son pays a reçus de la France et dont nous reparlerons tout à l’heure, — revenir sur une question qui semblait résolue, et trois ans après la déclaration de M. de Vergennes, deux ans après l’envoi de la lettre du congrès et des lettres de change, demander derechef au ministre, le 15 mai 1781, si les fournitures faites par Beaumarchais ne sont pas un don du roi de France. M. Durival lui répond très laconiquement sur ce point : Quant aux objets fournis et avancés par M. de Beaumarchais, le ministre n’en a point connaissance.

Cependant Beaumarchais, mécontent de se voir si mal payé par le congrès général, avait essayé de commercer avec les états particuliers de l’Amérique ; il n’avait pas été plus heureux : deux cargaisons vendues par lui, l’une à l’état de Virginie, l’autre à l’état de la Caroline du sud, avaient été payées en papier-monnaie, et ce papier, avant qu’il eût pu s’en débarrasser, avait subi une dépréciation énorme[4]. Tout cela n’était pas encourageant ; aussi, dès 1780, il avait de son côté refusé de ratifier le traité conclu en son nom avec le congrès par Francy. Tirant le meilleur parti possible des lettres de change à trois ans de date, il ne spéculait plus avec les corps constitués, et se bornait à attendre que le congrès réglât définitivement son compte général.

En 1781, Silas Deane revint en France pour apurer tous les comptes qu’il avait laissés en suspens ; celui de Beaumarchais fut fixé par lui le 6 avril à une somme de 3,600,000 livres, après déduction des à-comptes payés, et en y comprenant les intérêts à partir des premiers envois. Muni de ce titre, Beaumarchais réclama du congrès son remboursement. Pas de réponse pendant deux ans. En 1783, un nouvel agent des États-Unis, M. Barclay, arrive à Paris avec la qualité de consul-général et la mission de réviser les comptes arrêtés par Silas Deane. Beaumarchais refuse de soumettre son compte déjà réglé à un nouveau règlement ; M. Barclay lui déclare que le congrès n’entendra et ne paiera rien, à moins que son compte n’ait été de nouveau débattu et examiné. Après un an de résistance, Beaumarchais cède. Le compte est révisé et réduit par M. Barclay ; mais le gouvernement américain persiste à ne rien payer, et bientôt un incident qui s’élève à l’insu de Beaumarchais détermine le congrès à ajourner indéfiniment la créance de ce dernier ; voici cet incident.

Les États-Unis ayant déjà reçu beaucoup d’argent du gouvernement français et demandant, en 1783, un nouveau prêt de six millions, il fut convenu qu’en leur prêtant ces six millions, on réglerait leur situation vis-à-vis de la France par une récapitulation exacte dans le contrat de toutes les sommes qu’ils avaient déjà reçues, soit à titre de prêt, soit à titre de don. Dans la première classe, à titre de sommes prêtées successivement, on énonça d’abord 18 millions, plus un emprunt de 10 millions en Hollande, garanti par le roi de France et dont il payait les intérêts ; enfin les six millions, objet du dernier emprunt. Tout cela constitua une somme de trente-quatre millions, que les États-Unis s’engagèrent à rembourser à différentes époques, et qui, par parenthèse, ne furent pas très exactement soldés aux échéances. Enfin la générosité du roi fit entrer dans le contrat une seconde catégorie de sommes, dont il déclarait faire don aux États-Unis. Cette catégorie se composait : 1° de 3 millions accordés, disait le contrat, antérieurement au traité d’alliance de février 1778 ; 2° de 6 millions donnés en 1781. C’était donc 9 millions que le roi de France, indépendamment des sommes prêtées et des sommes énormes dépensées dans la guerre d’Amérique, déclarait abandonner gratuitement. Or, par une étourderie assez bizarre, Franklin, qui avait signé ce contrat le 25 février 1783, ne s’aperçut que trois ans plus tard, en 1786, lorsqu’il était déjà retourné en Amérique, qu’il y avait une explication à demander sur les 3 millions indiqués comme ayant été donnés antérieurement à 1778. Il n’avait reçu du gouvernement que 2 millions, mais il avait reçu en 1777 un million en plus des fermiers généraux, pour lequel million les États-Unis avaient payé un à-compte en tabac de 153,229 livres. « Il est possible, écrit Franklin au banquier des États-Unis à Paris, que ce million fourni ostensiblement par les fermiers généraux ait été en réalité un don de la couronne ; mais dans ce cas, comme l’observe M. Thompson, les fermiers généraux nous doivent les deux cargaisons de tabac qu’ils ont reçues à valoir sur cette somme. » Ce qui est assez naïf, c’est que Franklin n’ajoute pas qu’au cas où le million en question ne serait pas celui des fermiers généraux, les États-Unis doivent au contraire, depuis neuf ans, aux fermiers généraux la différence entre un million reçu en 1777 et un à-compte en tabac de 153,229 livres. Il faut dire qu’à cette époque les États-Unis, nation jeune et pauvre, étaient assez habitués à recevoir de toutes mains et plus disposés à accepter qu’à rendre[5]. Le banquier des États-Unis, M. Grand, fut donc chargé de s’informer auprès de M. de Vergennes si, parmi les 3 millions que le roi déclarait avoir accordés gratuitement pour les États-Unis, figurait le million des fermiers généraux. Il lui fut répondu par M. Durival, au nom de M. de Vergennes, que le roi était étranger à l’avance faite par les fermiers généraux, mais que la somme en question était un million délivré par le trésor royal le 19 juin 1776. C’était précisément le million donné secrètement à Beaumarchais. Or quelle avait été la pensée du gouvernement en insérant dans le contrat du 25 février 1783 la mention de ce million à la suite des 8 millions donnés directement aux agens de l’Amérique ? Était-ce une simple récapitulation de l’argent déboursé à titre gratuit en faveur des États-Unis, récapitulation faite pour le règlement des comptes du trésor et sans qu’on eût réfléchi aux inconvéniens qu’elle pourrait avoir par rapport à Beaumarchais ? ou bien le gouvernement entendait-il par là que celui qui avait reçu ce million en rendrait compte aux États-Unis ? Si cette dernière supposition était la vraie, il faudrait bien reconnaître que Beaumarchais, en demandant le paiement intégral de toutes ses cargaisons, sauf à rendre compte de son côté à qui de droit, aurait agi contrairement aux vues du gouvernement qui l’avait subventionné ; mais ce qui va suivre la réponse de M. Durival nous donne le droit d’affirmer plus que jamais que le gouvernement donateur n’avait point entendu que Beaumarchais serait comptable de ce million envers les États-Unis.

En effet, après avoir lu la lettre de M. Durival, qui indiquait ce million comme donné le 10 juin 1776 sans autre spécification, le banquier des États-Unis, M. Grand, écrit pour avoir communication du reçu et du nom de la personne qui a touché le million. Le chef du bureau des fonds consulte M. de Vergennes et répond par un premier refus. Le banquier insiste de nouveau, alléguant sa propre responsabilité. M. Durival adresse alors au ministre un rapport secret sur cette question s’il y a lieu de fournir à M. Grand la copie qu’il demande du reçu de M. de Beaumarchais. Après avoir établi que le reçu porte que M. de Beaumarchais en rendra compte à M. de Vergennes seul, le chef du bureau des fonds conclut ainsi : « Il pourrait y avoir de l’inconvénient à fournir une arme contre M. de Beaumarchais en produisant à M. Grand la copie qu’il demande de la reconnaissance du million délivré le 10 juin 1776. » En marge du rapport, il est écrit : Référé le 5 septembre 1786, et au-dessous, également en marge, se trouve la décision de M. de Vergennes, ainsi conçue : Il ne peut pas y avoir lieu à donner la copie de la reconnaissance énoncée dans ce rapport. Conformément à cette décision du ministre, le chef du bureau des fonds répond au banquier des États-Unis par la lettre suivante :


« Versailles, 10 septembre 1786.

« Le ministre persiste, monsieur, dans l’opinion que le reçu dont vous demandez copie n’a rien de commun avec les affaires dont vous êtes chargé, et que cette pièce est inutile dans le nouveau point de vue sous lequel vous l’envisagez. Il vous est bien facile, monsieur, de prouver que la somme en question n’a point été versée dans vos mains, puisque vous n’avez commencé à être chargé des affaires du congrès qu’en janvier 1777, tandis que le reçu dont il s’agit est daté du 10 juin 1776. J’ai l’honneur d’être, etc.

« Durival. »


De ce refus du ministre, le congrès se crut suffisamment autorisé à conclure : 1° que c’était Beaumarchais qui avait reçu ce million, 2° que ce million devait être restitué par lui au congrès ; 3° que le congrès ne devait rien payer jusqu’à ce que ce mystère eût été éclairci. Toutes ces conclusions n’étaient pas également justes, car il ne s’agissait plus ici, comme dans la déclaration du ministre, en 1778, d’une réticence commandée par la politique ; le gouvernement français ne cachait plus, en 1786, qu’il avait assisté les colonies insurgées avant la rupture avec l’Angleterre, puisqu’il déclarait formellement qu’il avait donné dans ce but 3 millions avant le traité de 1778, et qu’il allait jusqu’à préciser la date du premier million délivré le 10 juin 1776. — S’il refusait de dévoiler aux États-Unis le nom de l’homme à qui avait été avancé ce million, ce n’était donc plus par des considérations de prudence politique, mais par un motif d’équité personnelle à l’égard de Beaumarchais, pour ne pas fournir aux Américains une arme contre lui, comme l’énonçait expressément M. Durival dans son rapport au ministre. — Par ce refus de communiquer aux États-Unis le reçu de Beaumarchais, le ministre leur disait, ce semble, implicitement : — J’ai classé ce premier million dans le contrat du 25 février 1783 parmi les millions donnés gratuitement par moi pour votre service ; mais comme il n’a pas été donné à vous, comme l’homme à qui je l’ai donné s’est engagé par son reçu à rendre compte de son emploi à moi et non à vous, cet homme ne peut être comptable qu’envers moi. Si je vous demandais le remboursement de ce million, vous auriez le droit de le réclamer de votre côté à celui qui l’a reçu ; mais, comme je ne vous demande rien, c’est à moi seul qu’il appartient de décider jusqu’à quel point cette avance gratuite d’un million faite par moi pour vous doit vous profiter, à vous ou à l’homme à qui je l’avais donné, pour concourir à une opération secrète qui vous a été très utile, mais qui jusqu’ici, par votre refus d’acquittement, paraît avoir été plus pénible que fructueuse pour lui.

Cette réticence en faveur de Beaumarchais était ici d’autant mieux justifiée, que cet incident se passait complètement à son insu, qu’il n’avait été appelé à faire valoir ses droits ou ses intérêts ni sur la mention faite dans le contrat du 25 février 1785 du million reçu par lui, contrat secret et qu’il ne connaissait pas, ni sur la demande en communication du reçu fait par le banquier des États-Unis en 1786 et refusée par le ministre.

Tandis que ces explications s’échangeaient entre M. de Vergennes et le banquier des États-Unis, Beaumarchais pressait en vain auprès du congrès la liquidation de son compte, ajournée depuis neuf ans, demandant au moins un arbitrage, proposant comme un de ses arbitres M. de Vergennes lui-même, et acceptant, de la part des Américains, tous les arbitres qu’il leur plairait de choisir, excepté Arthur Lee, son ennemi personnel. En 1787, à bout de patience, il écrivait au président du congrès, en date du 12 juin, une lettre inédite dont j’extrais le passage suivant :


« Que voulez-vous, monsieur, qu’on pense ici du cercle vicieux dans lequel il paraît qu’on s’enveloppe avec moi ? Nous ne ferons aucun remboursement à M. de Beaumarchais que ses comptes ne soient réglés par nous, et nous ne réglerons point ses comptes pour n’avoir point de remboursement à lui faire ! — Un peuple devenu puissant et souverain peut bien regarder, dira-t-on, la gratitude comme une vertu de particulier au-dessous de sa politique ; mais rien ne dispense un état d’être juste et surtout de payer ses dettes. J’ose espérer, monsieur, que, touché de l’importance de l’affaire et de la force de mes raisons, vous voudrez bien m’honorer d’une réponse officielle sur le parti auquel l’honorable congrès s’arrêtera, soit de me régler promptement et de solder son règlement, comme un souverain équitable, soit de choisir entre des arbitres en Europe pour juger les points en débat, d’assurances et de commission, ainsi que M. Barclay eut l’honneur de vous le proposer lui-même en 1785, soit enfin de m’écrire sans détour que les souverains d’Amérique, oubliant mes services passés, me refusent toute justice : alors j’adopterai le parti le plus convenable à mes intérêts méprisés, à mon honneur blessé, sans sortir du profond respect avec lequel je suis, du congrès général et de vous, monsieur le président, le très-humble, etc.

« Caron de Beaumarchais. »


Le congrès trouva cette lettre un peu hardie, et pour apprendre à vivre à son créancier, il confia précisément l’examen de sa créance au seul homme que Beaumarchais eût exclu de cet examen, à Arthur Lee. Le compte fut bientôt réglé : en un tour de main, Arthur Lee constata que le fournisseur, à qui le congrès avait envoyé en 1779 de si belles protestations de reconnaissance et dont la créance avait été réglée, en 1781, à 3,600,000 livres, non-seulement n’avait rien à réclamer des États-Unis, mais qu’il devait au contraire aux États-Unis dix-huit cent mille francs. Après quatre ans de protestations de la part de Beaumarchais, le congrès confia, en 1793, un nouvel examen de cette créance à l’un des hommes d’état les plus distingués de l’Amérique, M. Alexandre Hamilton, qui, réformant le compte fabuleux d’Arthur Lee, fit repasser Beaumarchais de l’état de débiteur de 1,800,000 fr. à l’état de créancier légitime du congrès, pour une somme de deux millions deux cent quatre-vingt mille francs. Il n’y avait, on le voit, que 4 millions de différence entre les calculs d’Arthur Lee et ceux d’Hamilton ; mais en même temps Hamilton proposa qu’il fût sursis à tout paiement jusqu’à ce qu’on eût fait de nouvelles tentatives auprès du gouvernement français pour obtenir la communication du mystérieux reçu d’un million, refusée sept ans auparavant, estimant que, si le reçu était signé de Beaumarchais, il y avait lieu à déduire un million sur sa créance. Conformément aux instructions du congrès, le ministre des États-Unis auprès de la république française, Gouverneur Morris, par une lettre en date du 21 juin 1794, demanda cette communication à Buchot, alors ministre des affaires étrangères. Celui-ci, sans égards pour les déclarations officielles et pour les refus de ses prédécesseurs, voulant, dit-il, donner aux États-Unis la satisfaction qui leur avait été refusée par les ministres de l’ancien régime, Buchot livra à un gouvernement étranger un titre contre un particulier qui, en vertu de ce titre même, n’était comptable qu’envers le gouvernement français.

Dès ce moment, la créance de Beaumarchais subit une nouvelle série de difficultés. Le congrès lui dit : — Par un contrat passé entre nous et le gouvernement français le 26 février 1783, le gouvernement déclare qu’il nous abandonne gratuitement neuf millions. Nous n’en avons reçu que huit, c’est vous qui avez reçu le neuvième ! Prouvez-nous que ce million, reçu par vous le 10 juin 1776, n’est pas celui qui nous était destiné, sinon nous le retiendrons sur votre créance. — Beaumarchais répond au congrès : « Je demande qu’il me soit donné acte de la déclaration la plus précise que je fais, que jamais je n’ai reçu du roi Louis XVI, de ses ministres, ni de personne au monde, ni un million, ni même un seul shilling pour vous être offerts en présent ; — que tout l’or que j’ai employé pour vous servir, en ami bien zélé, en loyal négociant, et au seul titre d’un commerce équitable, n’a été rassemblé par moi, tant en France qu’en d’autres états de l’Europe, qu’à titre d’association d’emprunt ou de circulation ; — que tous mes créanciers, moins patiens envers moi que je n’ai dû l’être envers vous, ne m’ont pas laissé vingt années sans exiger leur compte et leur acquittement, et que s’il m’en restait quelques-uns à solder, question qui vous est étrangère en qualité de débiteurs, ce ne serait qu’une obligation de plus pour vous de me mettre en état de le faire en vous acquittant envers moi. Quant au contrat de 1783, dont vous m’apprenez l’existence et que j’ai toujours ignoré, je déclare que ce contrat, où je n’ai pas été appelé ni par vous, ni par les ministres de France, m’est absolument étranger, sous quelque point de vue qu’on l’envisage, par cela seul que je n’y ai point été appelé, ce qui était indispensable, si vous deviez, après douze ans, essayer de vous en faire un titre pour éluder ou éloigner mon paiement, après avoir épuisé tous les autres[6]. »

Tel est le débat interminable dans lequel Beaumarchais consuma les dernières années de sa vie. Dans cette période de la lutte, sa destinée était fort assombrie. Il était proscrit, réfugié à Hambourg, il se croyait complètement ruiné en France ; il ne voyait pour sa fille unique d’autre ressource d’avenir que cette créance américaine, et il s’y cramponnait avec l’énergie du désespoir. De son grenier à Hambourg, il adressait des volumes au congrès, aux ministres des États-Unis, même au peuple américain tout entier. Un de ces mémoires inédits, écrit d’une main lourde et fatiguée, m’a frappé par une péroraison où, à travers la pesanteur de la vieillesse, on retrouve quelque chose de la verve toujours un peu incorrecte, mais colorée, du Beaumarchais d’autrefois.


« Américains (s’écrie le vieillard), je vous ai servis avec un zèle infatigable, je n’en ai reçu dans ma vie qu’amertume pour récompense, et je meurs votre créancier. Souffrez donc qu’en mourant je vous lègue ma fille à doter avec ce que vous me devez. Peut-être qu’après moi, par d’autres injustices dont je ne puis plus me défendre, il ne lui restera rien au monde, et peut-être la Providence a-t-elle voulu lui ménager, par vos retards d’acquittement, une ressource après ma mort contre une infortune complète. Adoptez-la comme une digne enfant de l’état ! Sa mère aussi malheureuse et ma veuve, sa mère vous la conduira. Qu’elle soit regardée chez vous comme la fille d’un citoyen ! Mais si après ces derniers efforts, si après tout ce qui vient d’être dit, contre toute apparence possible, je pouvais craindre encore que vous rejetiez ma demande ; si je pouvais craindre, qu’à moi ou à mes héritiers vous refusiez des arbitres, désespéré, ruiné, tant en Europe que par vous, et votre pays étant le seul où je puisse sans honte tendre la main aux habitans, que me resterait-il à faire, sinon à supplier le ciel de me rendre encore un moment de santé qui me permît le voyage d’Amérique ? Arrivé au milieu de vous, la tête et le corps affaiblis, hors d’état de soutenir mes droits, faudrait-il donc alors que, mes preuves à la main, je me fisse porter sur une escabelle à l’entrée de vos assemblées nationales, et que, tendant à tous le bonnet de la liberté, dont aucun homme plus que moi n’a contribué à vous orner le chef, je vous criasse : Américains, faites l’aumône à votre ami, dont les services accumulés n’ont eu que cette récompense. Date obolum Belisario !

« Pierre-Augustin Caron Beaumarchais.
« D’auprès d’Hambourg, ce 10 avril 1795. »


Le congrès resta sourd aux réclamations de son fournisseur ; non-seulement il le laissa mourir sans avoir liquidé sa créance ; mais pendant les trente-six ans qui suivirent sa mort, depuis 1799 jusqu’en 1835, tous les gouvernemens qui se succédèrent en France et tous les ambassadeurs de ces gouvernemens auprès des États-Unis appuyèrent en vain la demande des héritiers de Beaumarchais. Il y avait contre cette créance un parti-pris qui se transmettait religieusement d’une génération de législateurs à l’autre. Non-seulement on disait : Nous avons à déduire sur la créance, fixée en 1793, par M. Hamilton, à la somme de 2,400,000 livres, la somme de 1 million donnée pour nous à Beaumarchais le 10 juin 1776 ; mais on ajoutait : Comme les intérêts de ce million, dont on ne nous a pas rendu compte depuis 1776, absorbent l’excédant, nous sommes quittes envers les héritiers de Beaumarchais, et nous ne leur paierons rien. De leur côté, les héritiers de Beaumarchais répondaient au congrès : D’après le compte de notre auteur, vous deviez, en 1793, y compris les intérêts, non pas 2,400,000 livres, comme l’a réglé M. Hamilton, mais plus de 4 millions. Payez-nous au moins la somme fixée par votre propre rapporteur. — Quant au million que les États-Unis prétendaient déduire, le gouvernement français, s’appuyant sur les déclarations officielles faites au congrès, en 1778, par M. de Vergennes, intervenait vivement à l’appui des héritiers Beaumarchais, et la première dépêche adressée par le ministre Talleyrand sur cette question, le 28 germinal an XI, à notre ambassadeur auprès des États-Unis, nous dispensera de reproduire toutes les autres dépêches écrites successivement par d’autres ministres, toujours dans le même sens :


« On oppose, écrit Talleyrand, aux héritiers de M. de Beaumarchais un reçu donné par ce dernier le 10 juin 1776 pour 1 million à lui remis par ordre de M. de Vergennes, et l’on prétend imputer cette somme sur les fournitures faites par lui aux États-Unis. Comme le paiement et la destination de ce million tenaient à une mesure de service politique secret ordonnée par le roi et exécutée immédiatement, il ne paraît ni juste ni convenable de la confondre avec des opérations mercantiles, et postérieures en date, d’un particulier avec le congrès. Par conséquent, on ne peut tirer contre M. de Beaumarchais, en sa qualité de créancier personnel des États-Unis pour fournitures à eux faites, aucune induction de la pièce communiquée par l’ex-commissaire des relations extérieures Buchot au ministre américain.

« Je vous invite, citoyen ministre, à soutenir de votre influence les réclamations de la famille Beaumarchais, et à faire valoir les considérations de loyauté et d’honneur national qu’elle invoque, un citoyen français qui hasardait pour le service des Américains sa fortune tout entière, et dont le zèle et l’activité leur ont été si essentiellement utiles pendant la guerre qui leur a valu leur liberté et leur rang parmi les nations, pourrait sans doute prétendre à quelque faveur : au moins doit-il toujours être écouté lorsqu’il ne demande que bonne foi et justice. Agréez, etc.

« Talleyrand. »


En 1816, le gouvernement des États-Unis fit demander par M. Gallatin au duc de Richelieu, alors ministre des affaires étrangères, si le gouvernement français consentirait à déclarer formellement que le million fourni le 10 juin 1776 à Beaumarchais n’avait rien de commun avec les fournitures faites par ledit Beaumarchais aux États-Unis. Le duc de Richelieu, se fondant sur la note officielle adressée au congrès par M. Gérard en 1778, n’hésita pas à faire la déclaration demandée. Cela n’était exact qu’officiellement ; mais il semble que cette déclaration eût dû suffire pour terminer le débat, car enfin, en admettant que Beaumarchais eût tiré tout son argent des coffres de l’état, il y avait certainement quelque chose d’étrange et de peu digne dans l’attitude d’une nation, devenue puissante, qui, après avoir reçu d’un particulier à une époque d’extrême détresse les services les plus signalés, s’obstinait à dire à ce particulier ou à ses héritiers : « Qui vous a donné l’argent avec lequel vous m’avez secourue si à propos et que vous me réclamez en vain depuis tant d’années ? Je crois que vous avez reçu cet argent pour m’en faire cadeau. Votre gouvernement m’a adressé à ce sujet, entre 1778 et 1783, deux déclarations, dont l’une affirme positivement que je dois vous payer toutes vos fournitures, et dont l’autre me porte à penser qu’on a voulu me faire cadeau d’un million sur ces mêmes fournitures. Depuis cette époque, votre gouvernement déclare sans relâche qu’il n’a rien de commun avec vos opérations commerciales, et que je dois vous solder intégralement ; mais, comme je soupçonne qu’il y a là-dessous un mystère de cabinet, j’aime mieux admettre que les secours que vous m’avez fournis devaient être gratuits, et que je ne dois les payer ni à votre gouvernement, qui n’en réclame pas le paiement, ni à vous, qui le réclamez avec son adhésion. »

Telle était évidemment la situation faite au gouvernement des États-Unis par la déclaration formelle du duc de Richelieu en 1816. Ce gouvernement n’en persista pas moins à repousser la créance, et malgré l’opinion favorable de plusieurs légistes éminens de l’Amérique, malgré la présence de la fille de Beaumarchais, qui en 1824 vint, accompagnée d’un de ses fils, solliciter en personne le congrès, à chaque reprise du débat il se trouva une majorité inflexible pour écarter la réclamation. En 1835 seulement, lorsque se présenta pour la seconde fois la fameuse affaire des 25 millions, et lorsque les procédés un peu violens du président Jackson nous eurent appris que le gouvernement américain était un créancier moins patient que nous, l’on songea à faire entrer la créance des héritiers Beaumarchais dans les compensations réclamées au nom de la France ; mais cette créance fut singulièrement réduite. Depuis trente-six ans, la famille de l’auteur du Barbier de Séville réclamait au moins les 2,400,000 francs stipulés dans le rapport de M. Hamilton en 1793 ; on lui donna à choisir en 1835 entre huit cent mille francs ou rien : elle préféra 800,000 fr., et ce long et difficile procès entre Beaumarchais et les États-Unis fut enfin terminé, comme se terminent beaucoup de procès, par une cote très mal taillée.

Je me suis attaché à l’exposer avec une entière impartialité. Je pense avoir prouvé que l’accusation dirigée contre Beaumarchais en Amérique d’avoir trompé le gouvernement français en lui faisant croire qu’il envoyait gratis au congrès des fournitures dont il exigeait le paiement est complètement fausse, lui admettant même que la chose fût possible, ce qui n’est pas, il est évident, et par les lettres de M. de Vergennes, et par celles de Beaumarchais, et par les explications demandées à diverses reprises au ministre de la part du congrès, que dès le commencement jusqu’à la fin de l’opération le ministre fut constamment au courant des prétentions de Beaumarchais, et que, s’il les eût désapprouvées, rien ne lui eût été plus facile que de s’y opposer, même sans sortir du mystère que lui commandait la situation avant la rupture avec l’Angleterre, et à plus forte raison après cette rupture. J’ai dû néanmoins rétablir aussi, contrairement à l’opinion très sincère des héritiers de Beaumarchais et aux déclarations des divers ministres depuis 1778, toutes basées sur la première déclaration officielle de M. de Vergennes, j’ai dû rétablir la vérité quant au fait du fameux million, qui fut incontestablement donné par le gouvernement, non pas pour un service politique secret, étranger aux fournitures américaines, mais pour ces fournitures mêmes. — Maintenant je dois faire plus. En entreprenant cette étude sur un homme très calomnié, mais qui n’est certainement pas un héros ou un sage, en l’entreprenant surtout comme un moyen de pénétrer plus intimement dans les mœurs et dans l’esprit du XVIIIe siècle, je ne me suis nullement proposé d’être partout et toujours l’avocat de Beaumarchais. Je dirai donc, en sacrifiant à un devoir absolu de sincérité la crainte de froisser peut-être un peu les sentimens si respectables d’une famille qui a bien voulu me confier les papiers de son aïeul, je dirai que j’ai trouvé récemment, en dehors des papiers qui m’étaient confiés, des documens d’une authenticité incontestable qui prouvent non pas que la réclamation de Beaumarchais était mal fondée par rapport aux États-Unis (sous ce point de vue, elle me semble toujours parfaitement légitime), mais que sa créance prise en elle-même était peut-être moins intéressante que je ne le croyais d’abord, et voici pourquoi. Partant de l’idée qu’il n’avait reçu du gouvernement français qu’une subvention d’un million pour une opération des plus périlleuses, il me paraissait souverainement injuste que, cette subvention ayant eu pour résultat de l’entraîner dans une dépense de plus de 5 millions, Beaumarchais, après avoir été payé très mal et à peine de la moitié de ces 5 millions, eût tant de difficultés à vaincre pour obtenir le paiement du reste. J’avais peine à m’expliquer l’attitude de M. de Vergennes, car d’un côté le ministre semblait dire clairement que l’intention du gouvernement était de laisser à Beaumarchais, en même temps que les chances d’insuccès, les chances de bénéfice dans l’entreprise, et d’un autre côté il le soutenait à peine dans ses réclamations. Se contentant de ne pas fournir d’armes contre lui, il paraissait garder une sorte de neutralité entre le fournisseur qui sollicitait son paiement et les États-Unis, qui, malgré une première déclaration officielle du ministre, lui demandaient sans cesse, en refusant de payer : Est-il bien vrai que cette créance est sérieuse ? Cette tiédeur de M. de Vergennes, comparée au zèle manifesté plus tard en faveur de la créance par tant d’autres ministres qui ne connaissaient pas bien le fond des choses, me semblait inexplicable. De nouvelles recherches m’ont enfin donné le mot de cette énigme : c’est que M. de Vergennes avait fait à son agent la partie plus belle que je ne pensais. Non-seulement Beaumarchais avait reçu 1 million le 10 juin 1776 ; mais ce million de l’Espagne, que j’avais d’abord contesté comme douteux pour le moins, parce que je n’en avais trouvé nulle trace dans les papiers de l’auteur du Barbier de Séville[7], ce million avait été bien réellement fourni par M. d’Aranda. Toutefois, pour garantir le secret de l’opération, ce million avait fait un petit circuit : l’ambassadeur d’Espagne l’avait versé au trésor public de France ; il en avait tiré une reconnaissance du caissier ; il avait remis cette reconnaissance à M. de Vergennes, lequel l’avait transmise à Beaumarchais en échange du reçu que je cite textuellement d’après l’original.


« J’ai reçu de son excellence M. le Comte de Vergennes la reconnaissance d’un million de livres tournois que M. Duvergier avait donnée à M. l’ambassadeur d’Espagne, avec laquelle reconnaissance je toucherai au trésor royal ladite somme d’un million tournois, de l’emploi de laquelle je rendrai compte à sadite excellence M. le comte de Vergennes.

« Caron de Beaumarchais. »
« À Versailles, le 11 août 1776. »


Ce million espagnol du 11 août, ajouté au million français du 10 juin, rend déjà la situation de Beaumarchais moins affligeante ; mais ce n’est pas tout. J’avais trouvé dans les papiers de l’auteur du Barbier de Séville une lettre en date du 18 février 1777, de laquelle il résultait qu’il avait vainement demandé un nouveau secours d’un million, et, partant toujours de l’idée qu’il n’avait reçu qu’un million, je pensais que ses cargaisons dépassant de beaucoup ce chiffre et les Américains ne lui envoyant rien, il avait dû se trouver fort embarrassé. Il l’était en effet ; mais un premier refus ne le décourageait pas, et il revint à la charge, sans doute appuyé par M. de Maurepas, car j’ai constaté que dans cette même année 1777, après une demande infructueuse au mois de février, il reçut de M. de Vergennes, le 31 mai 1777, 400,000 liv., le 16 juin, 200,000 liv., le 3 juillet, 474,496 liv., ce qui fait un total de 1 million 74,496 livres, lequel, ajouté aux deux millions déjà donnés, permet évidemment à Beaumarchais de supporter avec plus de patience les difficultés qu’il éprouve à se faire payer du congrès. Il paraît de plus qu’à la fin de 1777 il avait fait en Amérique un envoi extraordinaire de fusils que le ministère devait lui rembourser à part, car en 1778 il réclame une nouvelle somme de 360,000 livres, et le rapport de M. de Vergennes au roi, en date du 8 avril 1778, pour être autorisé à lui délivrer cette nouvelle somme, est motivé ainsi :


« M. le comte de Maurepas ayant autorisé l’année dernière, de l’ordre de votre majesté, le sieur de Beaumarchais à faire un envoi de 15,000 fusils dans l’Amérique septentrionale, avec promesse d’en être remboursé, le sieur de Beaumarchais sollicite pour qu’il lui soit payé une somme de 360,000 livres, valeur desdits fusils, etc. »


Au bas de ce rapport, le roi écrit bon, et Beaumarchais touche les 360,000 livres en question. Seulement il paraît qu’on trouvait qu’il avait reçu assez d’argent pour toute cette affaire, et qu’on tenait à ce qu’il jurât ses grands dieux de n’en pas demander davantage ; c’est ce qu’indique la forme assez bizarre de son dernier reçu des 360,000 livres, qui est rédigé ainsi :


« Je reconnais que sa majesté a bien voulu me rembourser de quinze mille louis que j’avais avancés pour des objets relatifs à son service. Je les reçois avec reconnaissance en cet instant où j’en ai le plus grand besoin ; mais ces objets ayant cessé, je m’engage d’honneur, et sous toutes les formes possibles, à ne rien réclamer davantage du trésor royal, quelque face que prennent les affaires de mon commerce, assurant humblement sa majesté qu’à moins de nouveaux ordres de sa part, je n’engagerai pas un écu de plus dans mes affaires qui ait aucun rapport avec celles de sa majesté.

« Caron de Beaumarchais. »
« À Paris, ce 18 avril 1778. »


C’est en effet là le dernier reçu de Beaumarchais qui ait trait aux fournitures américaines. Toutes les sommes que nous venons de mentionner ont été incontestablement données pour concourir à ces fournitures. C’est ce qui résulte du rapport de M. Durival à M. de Vergennes, du 5 septembre 1786, à propos de la demande faite par le banquier des États-Unis. Tous les paiemens faits à Beaumarchais y sont récapitulés sur une feuille à part avec ce titre : Paiemens ordonnés pour le service de l’Amérique, mais ce rapport confirme en même temps la thèse générale que nous avons constamment soutenue, car si l’on y trouve la preuve que M. de Vergennes avait donné plus d’argent que nous ne le pensions d’abord, on y trouve aussi la démonstration que c’était au ministre seul, non aux Américains, que Beaumarchais devait rendre compte de l’argent reçu. Il reste également certain que la politique relativement à l’Angleterre suffisait pour faire en 1776 à M. de Vergennes une loi de vouloir que l’opération eût un caractère commercial, non fictif, mais réel, et que Beaumarchais, en lui donnant ce caractère, suivait les instructions du ministre. Si, dans les années 1777 et 1778, qui furent les années décisives pour les destinées de l’Amérique, les insurgens avaient succombé, Beaumarchais aurait perdu, non-seulement l’argent qu’il avait su, par son habile insistance, se procurer de la France et de l’Espagne pour venir à leur secours, mais encore sa fortune personnelle ; car il est incontestable qu’agissant tout à la fois, et dans l’espérance, d’un bénéfice plus grand, et aussi (je ne crois pas qu’on puisse équitablement lui refuser ce mérite) sous l’influence d’un désir ardent d’associer son nom au succès de la cause américaine, il avait dépassé de beaucoup les 3 millions qu’il avait reçus. Il n’en est pas moins vrai qu’il avait reçu ces 3 millions, et que M. de Vergennes conservait le droit de lui en demander compte. Ce compte a-t-il été rendu et sous quelle forme ? Le ministre aurait-il exigé de Beaumarchais un remboursement partiel ou total dans le cas où ce dernier aurait été payé intégralement par les Américains ? Pourquoi dans le contrat de 1783 avec l’Amérique M. de Vergennes mentionnait-il un seul des trois millions donnés à Beaumarchais et ne parlait-il pas des deux autres ? Pourquoi, après avoir mentionné ce million, refusait-il aux Américains de communiquer le nom de celui qui l’avait touché ? Prit-il en considération que non-seulement Beaumarchais ne pouvait obtenir du congrès le paiement de ce qui restait dû sur ses fournitures, mais qu’il avait fait dans ses expéditions aux États-Unis des pertes considérables, que plusieurs de ses vaisseaux avaient été capturés par les Anglais, et que le seul état de Virginie, par la dépréciation du papier-monnaie, lui avait fait perdre une somme qu’il évaluait à trois millions ? Ces pertes furent-elles considérées comme une sorte d’acquittement des trois millions reçus de la France et de l’Espagne ? Toutes ces questions sont plus faciles à poser qu’à résoudre. Dans une affaire de ce genre, il y a toujours des points sur lesquels on en est réduit aux probabilités et aux conjectures.

En résumé et pour en finir sur cette mystérieuse opération, qui a fait échanger pendant cinquante ans, entre la France et l’Amérique, plus de cinquante dépêches dont pas une n’est exacte, Beaumarchais, indépendamment de ses réclamations contre les états particuliers de l’Union, réclamait en 1795 du congrès une somme de 4,141,171 liv., y compris les intérêts du compte réglé en 1781 par Silas Deane : après quarante ans de débats, ses héritiers ont touché huit cent mille francs ! Ce qu’il a perdu représente donc au moins la subvention secrète de trois millions qu’il avait reçue. Ce résultat est moins inique en lui-même que si la subvention n’existait pas, mais il n’en fait pas plus d’honneur à la reconnaissance et à la générosité du gouvernement américain.

Ce n’est donc point dans ses rapports avec le congrès que Beaumarchais s’est enrichi, il y a perdu au contraire, mais lorsque le subside de la France et de l’Espagne lui eut permis de monter grandement une maison de commerce, il suivit cette veine avec l’ardeur qu’il mettait dans ses procès ou dans ses comédies, et entama un grand nombre de spéculations diverses. Ces tentatives furent en général moins fructueuses qu’elles auraient pu l’être si Beaumarchais n’eût apporté dans sa carrière de spéculateur les qualités et les défauts de l’artiste ; il aimait les entreprises difficiles, pourvu qu’elles fussent brillantes ou utiles, et il embrassait trop de choses à la fois. J’ai sous les yeux un tableau général de ses affaires depuis le 1er octobre 1776 jusqu’au 30 septembre 1783, c’est-à-dire pendant les sept années qui représentent plus particulièrement sa carrière commerciale. Ce tableau indique un mouvement de fonds de 21,044,191 livres en dépense et de 21,092,515 en recette ; l’excédant de la recette sur la dépense n’est donc que de 48,327 livres. À la vérité, les dépenses portent sur diverses entreprises qui plus tard ne donneront plus que de la recette ; mais le chiffre peu élevé de cet excédant de recette obtenu dans un espace de sept ans suffit, ce me semble, pour donner l’idée d’un négociant un peu audacieux, le plus actif d’ailleurs et le plus amusant des négocians. On a vu Beaumarchais jusqu’ici mêlant le commerce à la politique, on ne sera peut-être pas fâché de le considérer un instant à l’état de commerçant pur et simple, courant d’un port à l’autre, achetant ou construisant des vaisseaux, bridant, comme il dit, ses divers capitaines, afin d’en tirer un peu de profit, et discutant une expédition maritime avec l’aplomb d’un armateur consommé. Parmi les cinq cents lettres qui le représentent sous cet aspect, je n’en citerai qu’une. Il est à Bordeaux surveillant un de ses arméniens, et il écrit à son agent Francy, revenu d’Amérique et resté à Paris :


« Bordeaux, ce 19 octobre 1782.

« Maintenant, mon Francy, je sais tout ce qui regarde mon armement ; mais je ne saurais rien, si j’étais parti avant d’avoir vu. La Ménagère sera parfaitement gérée ; Foligné (c’est le nom du capitaine), à quelques lubies près, est un excellent homme : son état-major est charmant, et son équipage a la meilleure volonté ! Voilà pour un. L’Aimable Eugénie, au lieu d’être de 600 tonneaux de port, est à peine de 500. Son capitaine est un homme indocile, volontaire et peu soigneux. Sans me rien dire, on a mis 32 canons, 160 hommes et tout ce qu’ils entraînent, de façon qu’au retour ce navire, qui fait 9,000 livres de dépenses par mois et m’a coûté au moins 300,000 livres, ne peut donner que de la perte. Ils n’ont pris que 1,000 barils de farine faisant 125 tonneaux, 105 milliers de poudre au roi faisant à peine 50 tonneaux, ma cargaison, qui n’en fait pas tant, — et le navire est si fort au comble, qu’ils ont laissé à Nantes du feuillard que j’avais demandé pour la Ménagère, et pour lequel ils n’ont pas trouvé de place.

« Pour faire tenir la voile à ce navire, ils ont mis 76 milliers de briques inutiles en lest, au lieu de prendre du charbon qui se fût bien vendu à Saint-Domingue. En outre ils ont 30 tonneaux de fer en lest, et leur arrimage est si mal fait, qu’il leur a fallu glisser d’ici 25 tonneaux de fer pour que le navire ne retombât pas sur sa quille avec saccade dans les forts temps ; mais je remédie autant qu’il est en moi à tous ces maux par la nature des instructions que je donne à Levaigneur et au papa Foligné. Voilà pour deux.

« L’Alexandre marche comme un panier percé, c’est l’expression de Grégory (autre capitaine) ; mais il tient en cale beaucoup plus que l’Eugénie ; il arrive demain de La Rochelle en rivière. Il n’a rien dans ses bois, mais ses agrès, voiles et mâtures sont très endommagés, il s’est battu six heures (le croiriez-vous ?) à la vue de quatre frégates, françaises et d’un vaisseau de 64 qui n’ont pas fait le moindre mouvement pour le secourir. Quand il s’en est plaint à Rochefort, on lui a dit qu’il aurait dû faire des signaux. Le capitaine a répondu très bien que le bruit et le feu des canons était le meilleur signal qu’il eût pu faire. Il va rester à Souillac sans monter à Bordeaux, et j’espère qu’il partira avec les deux autres. Il ne marche pas assez pour l’envoyer seul nulle part. Nous ne le neutraliserons point, et je compte sur le fret du roi. Grégory lui-même a la tête assez chaude ; il s’entendrait mal avec Baudin (autre capitaine), plus volontaire et despote que lui. Je vais les brider tous, de manière qu’ils obéiront et me donneront un peu de profit, car j’en espère fort peu, vu le dernier prix des denrées d’Europe aux îles, l’abaissement du fret et l’avilissement du prix des denrées des îles en Europe.

« Donc me voilà cloué jusqu’au départ à l’endroit où je ne devais rester que trois semaines. Rien ne se ferait, je le vois, et tout irait encore une fois au diable.

« Comment va votre frêle santé ? comment va votre douce et très aimable belle-sœur ? Votre projet de voyage dans les pays chauds n’est qu’une de ces idées de malade que la raison réprime. Du repos et du régime, voilà ce qu’il vous faut. Jasez de ma lettre avec ma femme, afin qu’elle soit au courant de tout. J’ai ici tous les états-majors et plus de mouvement qu’il n’en faut pour gaspiller tout mon temps. Je ne sais si je pourrai lui écrire aujourd’hui.

« Dites à Cantini[8] que j’ai reçu sa dernière lettre avec celles qu’elle contenait. Je le prie de m’envoyer un mot tous les courriers, soit que je lui écrive ou non.

« Je puis maintenant tout finir ici sous quinze jours ; ainsi voilà le terme à peu près de mon voyage. Bonjour, mon Francy. »


Le jeune Francy aimait le luxe ; il s’était enrichi par les intérêts que Beaumarchais lui donnait dans ses opérations, et quoiqu’il fût logé chez son patron, il se permettait d’avoir trois chevaux à lui. Beaumarchais avait aussi un certain penchant pour le faste ; mais quelquefois les accusations du docteur Dubourg lui revenaient à l’esprit : il redoutait les envieux, se sentait pris par saccades d’une belle passion pour la simplicité, et il écrivait alors à Francy, tout au travers d’une lettre de commerce, des sorties ab irato dans le genre de celle-ci, qui est également datée de Bordeaux :


« Bordeaux, ce 26 octobre 1782.

« … Ce que je désapprouve, c’est que vous nourrissiez trois chevaux à Paris dans votre état : ce luxe est une inconséquence et plus qu’une inutilité. Vous faites tous crier après moi, après vous, après nous enfin. Et, dans le temps où je voudrais reformer une partie de mes dépenses, j’ai le chagrin d’entendre dire qu’on jette tout par les fenêtres autour de moi.

« Certes je ne dois compte, pas plus que vous, de ma conduite à personne, cependant il y a ce qu’on appelle décence d’état, et quand on l’enfreint, on a tous les sots, les envieux, les parens, les ennemis, les grands, les petits contre soi. Par cela seul que vous êtes chez moi, je m’afflige qu’on puisse me dire que tout ce qui m’approche est d’un luxe effréné. Que diable avez-vous besoin de ce train ? Eh ! vivez simplement, et chassez les inutilités. Vous m’exposez à ne plus savoir comment je vis pour mes écuries : je suis volé de toutes parts, et cela naît du désordre, dont ils profitent. Dix chevaux et trois cochers qui s’entendent pour piller ! Je vous le demande en grâce, nous sommes tous hors de nos places, mon ami[9]. Je vais ordonner qu’on vende deux jumens à moi ; j’en ai assez, trop même de cinq, et vous, ne soyez pas la cause que je ne puisse mettre de l’ordre dans mon domestique. Dès qu’il y a confusion, il y a volerie. Ce que je vous mande est juste et raisonnable : je veux vivre désormais dans la plus grande simplicité. Quand vous saurez de quelle hauteur partent les observations critiques qui donnent lieu à mes confidences, vous trouverez que je ne puis trop me précautionner contre la méchanceté, vous ne voudriez pas me faire du mal, et tout cela m’en fait. C’est mon cœur qui vous parle, comme un ami le fait à son ami. »


Malgré les adoucissemens de la forme, ces observations déplurent sans doute à Francy, qui était fier, un peu capricieux en sa qualité de malade, et qui entretenait ses trois chevaux à ses frais ; car, dans la lettre qui suit celle que nous venons de citer, Beaumarchais, si guerroyant au dehors, mais qui aimait avant tout la paix dans son intérieur, lui répond amicalement : « Personne ne m’entend ni ne veut m’entendre. Eh bien ! faites à votre fantaisie, n’en parlons plus, et portez-vous bien ; c’est le principal. »

La santé de ce jeune homme, atteint d’une maladie de poitrine, déclinait de jour en jour. Il était allé passer quelque temps à Dunkerque chez des amis. L’auteur du Barbier, au milieu de tous ses travaux, trouve le temps de se transformer pour son Francy en médecin, et il lui écrit cette lettre qui me semble empreinte d’un caractère de bonté touchante en raison même des artifices délicats que Beaumarchais emploie pour décider son jeune ami à suivre un traitement rigoureux.


« Paris, ce 26 août 1783.

« Mon pauvre Francy, vous n’êtes qu’une bête de dire que je vous oublie ; mais comme vous êtes une bête malade, je vous pardonne. Si vous vous occupez de votre santé autant que je le fais, vous vous rétablirez assez promptement. Il faut seulement, mon ami, que vous n’ayez nulle pitié de vous-même, et que vous fassiez rigoureusement ce que je vais vous prescrire.

« J’ai eu deux conférences très graves avec M. Seiffert, votre médecin. Il n’a pas approuvé la saignée du pied, quoiqu’il ne vous l’ait pas écrit : il a craint de faire travailler votre esprit, et il a tourné autour du pot sur cet objet ; mais moi, avec qui il faut toujours parler net, voici ce que j’ai appris de lui pour résultat de sa théorie et de la belle expérience qu’il vient d’en faire sur Mme  de Saint-Alban, qui était à la mort, — par conséquent bien autrement malade que vous, ayant la fièvre, l’extinction de voix, le marasme, crachant ses poumons, enfin désespérée et abandonnée de tout le monde. Écoutez-le raisonner : « L’âcreté de l’humeur qui se jette sur une partie affaiblie par accident, ou faible par nature, forme enfin un ulcère où se porte toute l’acrimonie du sang ; mais alors le crachement et tous les accidens provenant de la partie affligée ne sont eux-mêmes qu’un mal local, et tous les remèdes qu’on leur porte pallient, adoucissent ce local, sans détruire le premier vice. Quelques efforts qu’on fasse, si la compassion pour le malade empêche d’aller au fait sur le principe du mal, il ne fait que durer plus long-temps, mais il reste incurable. Je ne connais donc (dit M. Seiffert) qu’un seul moyen, qui est de détourner l’humeur du cours entier qu’elle a pris sur une partie faible, et de la porter à l’extérieur, d’autorité, et même avec violence. En conséquence, notre médecin, sans égard pour tous les galans, parens, complaisans, etc., de notre jolie petite Saint-Alban, vous lui a flanqué deux vésicatoires aux deux bras. Ils ne rendaient pas assez, selon lui, il lui en a flanqué un sur les épaules, et si l’humeur n’eût pas abondamment donné, il allait lui en mettre un sur la poitrine. — Bourreau ! lui criait-on ; il allait son train. Enfin, mon ami, elle a moins toussé, moins craché, elle a dormi, a retrouvé l’appétit, et lorsqu’on s’apprêtait à la pleurer, il a fallu rire avec elle de son emplâtre universel, qui lui a sauvé la vie. Elle a souffert, mais quelle différence de sort ! Depuis six semaines, elle se porte au mieux : elle a repris sa chair, ses couleurs, sa voix pour parler et chanter. Voilà ce que j’ai sous les yeux. Seiffert vous condamne donc, et moi aussi, à revenir vous faire emplâtrer de vésicatoires, ou bien prenez sur vous de le faire, où vous êtes ; mais soyez sûr qu’après bien des raisonnemens nous convenons tous qu’il faut s’y soumettre, et que la santé future en dépend. Tout le reste est de la graine d’ignorant. « Je le ferais, dit Seiffert, sur moi-même tout à l’heure, si mon mal de poitrine ne s’était pas terminé. » Eh ! vite aux vésicatoires, mon ami ! Criez, si cela vous soulage, ou revenez, et nous vous promettons de n’avoir nulle pitié de vos répugnances.

« Je ne puis trop remercier vos amis et les miens de tous les soins qu’ils prennent de vous ; mais si vous manquez tous de résolution pour notre terrible régime, revenez à nous, car il n’y a pas de temps à perdre. Souffrons quelques jours pour sauver l’édifice entier, et n’attendons pas que le danger soit plus pressant : c’est le vœu et l’ardent désir de votre ami.

« Caron de Beaumarchais. »


La sollicitude de Beaumarchais ne put sauver le jeune Francy, il mourut peu de temps après avoir reçu cette lettre, et son testament, que j’ai sous les yeux, contient un article qui, rapproché du passage déjà cité du testament de Julie, est un titre de plus en faveur de l’homme ainsi jugé par ses amis mourans. Après avoir distribué à sa famille la fortune assez considérable qu’il avait gagnée au service de son patron, Francy termine par ces lignes : « Je nomme, pour exécuter mon testament, M. Caron de Beaumarchais, mon ami ; les obligations que je lui ai ne me permettent de lui faire aucun legs, bien persuadé qu’il se portera à me rendre ce dernier service. » Il me semble qu’il y a quelque chose de flatteur pour Beaumarchais dans cette manière de motiver l’absence de legs en sa faveur et ce dernier service qu’on attend de lui.

Pour compléter le tableau de la vie de Beaumarchais à cette époque, il faudrait le montrer après la désastreuse bataille navale où le comte de Grasse perdit en 1782 la plus magnifique de nos flottes, s’enflammant d’un beau zèle au milieu de la consternation générale, envoyant dans tous les cafés de Paris des hommes qui crient : Souscription ! souscription ! et qui proposent de remplacer ainsi les vaisseaux perdus, écrivant à toutes les chambres de commerce du royaume, leur adressant à chacune 100 louis et les pressant d’adopter son idée. Bientôt cette idée se répand comme une traînée de poudre : chaque ville, chaque corporation offre un vaisseau, et le désastre éprouvé par notre marine est réparé avec une rapidité merveilleuse. Beaumarchais court lui-même dans toutes nos villes maritimes pour activer et échauffer ce mouvement patriotique. M. de Vergennes lui écrit : « Comme ministre je n’ai pas le droit d’approuver, mais comme citoyen j’applaudis de tout mon cœur au sentiment énergique que vous communiquez à vos compatriotes… Quelque succès que puisse avoir votre démarche, elle n’en fait pas moins d’honneur à votre zèle, et c’est avec bien de la satisfaction que je vous en fais mon compliment. » L’amiral d’Estaing, qui s’est rendu avec Beaumarchais à Bordeaux, enchanté de la coopération de l’auteur du Barbier de Séville, lui écrit de son côté dans son style toujours un peu facétieux : « Lorsque le cerveau de feu Jupiter accoucha de la belligérante Minerve, il lui fallut certainement une accoucheuse comme vous. » Et Beaumarchais, continuant la métaphore, répond à l’amiral : « Votre sage-femme, comme vous m’appelez, n’eût fait faire à son Jupiter qu’une fausse-couche au lieu d’une Minerve, si, en dévorant tout ce qui n’allait pas au but, elle n’eût mis beaucoup d’onction et d’indulgence pour tout ce qui peut y servir. » À travers ces élans patriotiques, on aurait à montrer Beaumarchais se livrant aux spéculations commerciales les plus diverses : — établissement d’une caisse d’escompte, association avec les frères Périer pour la fondation de la pompe à feu de Chaillot, etc. ; — mais cela nous entraînerait trop loin : de toutes ses affaires de commerce qui datent de cette époque, une seule, par son importance littéraire et historique et par les divers incidens qui s’y rattachent, nous semble mériter une attention particulière : c’est à celle-là que nous nous arrêterons.


II. — BEAUMARCHAIS ÉDITEUR DE VOLTAIRE.

Il fallait un homme aussi aventureux que Beaumarchais pour oser entreprendre en 1779 d’imprimer et de publier les Œuvres Complètes de Voltaire. Comme opération de librairie, c’était la plus forte qui eût été tentée jusque-là. L’Encyclopédie n’a que trente-trois volumes, et il s’agissait ici de produire presque en même temps une édition en soixante-dix volumes in-8o  et une édition in-12 à meilleur marché en quatre-vingt-douze volumes. Ce n’est pas précisément le nombre des volumes qui rendait cette opération effrayante pour tout autre que pour l’auteur du Barbier. Il y avait une difficulté bien plus grave encore : la moitié à peu près des ouvrages de Voltaire était prohibée en France. Ces ouvrages prohibés n’en circulaient pas moins assez librement ; mais de temps en temps le gouvernement se croyait tenu de faire acte de rigorisme : on brûlait des éditions, et ceux-là même qui souvent achetaient et lisaient ces ouvrages avec le plus d’avidité envoyaient pour l’exemple en prison les marchands qui les vendaient. C’est un des caractères essentiels des sociétés qui menacent ruine que ce désaccord choquant entre ce qui est défendu par la loi et ce qui est non-seulement toléré, mais approuvé et recherché par les mœurs.

Une édition complète des ouvrages de Voltaire ne pouvait donc s’imprimer en France, mais elle avait besoin de pouvoir y pénétrer avec quelque sécurité ; un coup de rigueur eût été mortel à une entreprise aussi vaste. D’un autre côté, vu l’importance et le fracas de l’opération, comment espérer qu’elle ne soulèverait pas beaucoup de clameurs et que le gouvernement, même dans l’hypothèse où il serait favorable, n’aurait pas la main forcée ? C’était une chance que nul libraire n’osait courir. Panckoucke, qui avait acheté des héritiers de Voltaire ses manuscrits inédits, et qui se proposait d’abord de faire cette édition générale, trouva l’entreprise trop dangereuse et vint l’offrir à Beaumarchais. Si j’en crois le manuscrit inédit de Gudin, l’impératrice Catherine de Russie aurait fait proposer à Panckouke d’imprimer à Saint-Pétersbourg même la collection des œuvres de Voltaire :


« Beaumarchais, dit Gudin, jaloux de l’honneur de son pays, ne fut pas plus tôt informé des démarches que faisaient les agens de l’impératrice, qu’il courut à Versailles remontrer au comte de Maurepas quelle honte ce serait pour la France de laisser imprimer chez les Russes les ouvrages de l’homme qui avait le plus illustré la littérature française. Ce ministre en fut vivement frappé ; mais, placé entre les deux grands corps du clergé et du parlement, il appréhendait leur opposition et les clameurs de ces esprits timides qui trop semblables aux oiseaux de la nuit (c’est toujours Gudin qui parle), s’effarouchent à l’éclat du jour. Après quelques momens de silence et de réflexion, M. de Maurepas dit à Beaumarchais : « Je ne connais qu’un seul homme qui osât courir les chances d’une telle entreprise. — Et qui, monsieur le comte ? — Vous. — Oui, sans doute monsieur le comte, je l’oserais ; mais quand j’aurai exposé tous mes capitaux, le clergé se pourvoira au parlement, l’édition sera arrêtée, l’éditeur et les imprimeurs flétris, la honte de la France complétée, et rendue plus ostensible. » M. de Maurepas promit la protection du roi pour une entreprise qui aurait l’assentiment de tous les bons esprits et qui intéressait la gloire de son règne. »


Je ne suis pas bien sûr que M. de Maurepas se soit exprimé ainsi, et il me paraît que Gudin lui prête un peu son philosophique langage ; mais ce qui est certain, c’est que le vieux ministre, aussi voltairien que Voltaire, accorda à l’opération son patronage secret, et que jusqu’à la fin elle se poursuivit, comme on le verra, avec la complicité permanente du directeur général des postes[10].

Ce serait nous écarter trop de notre sujet que de discuter ici la question tant de fois rebattue de l’influence des ouvrages de Voltaire ; nous sommes de ceux qui pensent que les vérités vraies, en religion, en morale ou en politique, ont assez de force pour résister par elles-mêmes aux assauts de l’esprit de licence et d’erreur, cette lutte éternelle entre la vérité et l’erreur est non-seulement la loi du monde moral, mais en quelque sorte le creuset où la vérité s’éprouve, et d’où elle se dégage épurée et rajeunie. Ce n’est donc pas la vérité qui a péri sous les coups de Voltaire. Toute la partie de ses ouvrages où il n’a été que l’écho des travers et des vices de son temps est déjà à peu près morte et enterrée ; il n’en est pas moins vrai que ceux qui le maudissent de nos jours comme une personnification de Satan reproduisent chaque matin, surtout quand ils croient en avoir besoin pour eux-mêmes, un assez bon nombre d’idées justes qu’il a contribué plus que personne à mettre en circulation. La collection de ses œuvres ressemble à cette statue dont il est question dans la Vision de Babouc, qui était composée « de tous les métaux, des terres et des pierres les plus précieuses et les plus viles. » Aussi le temps a-t-il rongé et détruit une partie de la statue. Il n’est pas aujourd’hui beaucoup de personnes qui, à moins d’y être forcées, lisent les quatre-vingt-douze volumes de l’édition de Beaumarchais. Quant à lui, il se crut obligé de recueillir avec une dévotion scrupuleuse tout ce qui, durant plus de soixante-cinq ans, était sorti de la plume intarissable de Voltaire. Pour donner plus de solennité à cette opération, qui était alors un événement, il fonda, sous le titre pompeux de Société philosophique, littéraire et typographique, une société qui se composait de lui tout seul (« la société, qui est moi, » dit-il dans une de ses lettres intimes), et en même temps, pour n’effaroucher la jalousie de personne, il s’intitula modestement correspondant général de cette société idéale. Il acheta cent soixante mille francs au libraire Panckouke des manuscrits inédits qui ne contenaient guère qu’un morceau véritablement intéressant, les fragmens de la Vie de Voltaire écrits par lui-même. Il dépêcha un agent en Angleterre pour faire l’acquisition, moyennant 150,000 livres, des caractères d’imprimerie les plus estimés de l’époque, ceux de Baskerville ; il en expédia un autre en Hollande pour y étudier la fabrication du papier ; il acheta trois papeteries dans les Vosges, et enfin il s’occupa de chercher hors de France et sur la frontière quelque terrain neutre où il pût fonder avec sécurité un vaste établissement de typographie.

Le margrave de Bade possédait à Kehl un vieux fort, aujourd’hui démoli, dont il ne tirait aucun parti ; Beaumarchais lui demanda l’autorisation de s’établir dans ce fort, en payant, bien entendu, et d’y réunir beaucoup d’ouvriers qui dépenseraient dans son margraviat tout l’argent qu’ils gagneraient à imprimer Voltaire. La proposition était séduisante ; mais il se présentait des difficultés. Beaumarchais, homme de précaution, demandait que le prince s’engageât par écrit, en cas de procès, à permettre que la société eût recours contre lui sur les biens qu’il possédait en Alsace ; le margrave s’y refusa, et Beaumarchais renonça à sa prétention. Le margrave, à son tour, exigeait de Beaumarchais une petite concession qui n’était rien moins que le droit de supprimer tout ce qui, dans les ouvrages de Voltaire, serait par trop offensant pour la religion et les mœurs, promettant d’ailleurs de n’user de ce droit qu’avec une extrême modération. Gudin prétend malignement que ce qui inquiétait surtout le margrave, c’était de passer pour complice des insolences de l’auteur de Candide à l’égard de l’illustre famille de Thunder-ten-Tronck en particulier et des petits princes de la Germanie en général. Quoi qu’il en soit, après bien des débats, Beaumarchais envoie son ultimatum au margrave sous la forme d’une lettre ostensible que son agent de Kehl est chargé de communiquer à son altesse. Cette lettre me semble assez curieuse par son effronterie. Pour apprécier l’originalité des passages un peu impertinens qu’elle contient, il faut se figurer l’agent de Beaumarchais lisant avec un grand sérieux ce document officiel au margrave de Bade :


« Paris, ce 25 février 1780.

« La requête, monsieur, que vous nous avez envoyée, comme étant présentée en notre nom à son altesse monseigneur le margrave de Bade, a été lue et approuvée par toute la société.

« Les objections dont vous nous avez rendu compte sont de deux sortes. La première, qui regarde les biens de S. A. en Alsace, nous paraît absolument levée par votre réponse, que nous approuvons tous. La deuxième, qui regarde la mutilation des œuvres de l’homme célèbre, n’est pas en notre pouvoir, quand elle serait dans notre volonté. Vous auriez pu vous rappeler qu’une des conditions de la vente qu’on nous a faite de ces manuscrits est que nous ne nous donnerons aucune liberté sur les ouvrages du grand homme. C’est lui tout entier que l’Europe attend, et si nous lui ôtions les cheveux noirs, ou blancs, selon l’opinion de chaque moraliste, il resterait chauve, et nous ruinés.

« La France, Genève, la Suisse, la Hollande, fourmillent des œuvres qu’on voudrait que nous retranchassions de cette édition. Il faudrait peut-être en effet qu’on s’y obstinât, si nous les imprimions séparément, comme on les donne partout ; mais s’il se trouve, dans soixante volumes d’œuvres complètes quelques passages ou même quelques morceaux entiers qui, en faisant le charme des uns, choquent l’austérité des autres, il est impossible à des éditeurs d’œuvres complètes de les en distraire.

« Je n’entends pas bien quel principe porterait un gouvernement à une telle rigueur. S’il détruisait par là ce qui lui déplaît, et si l’autorité de chaque administration avait une influence universelle, il y aurait une conséquence rigoureuse dans ces sortes de prohibitions ; mais, comme en parcourant le monde, on change de mœurs, de goûts et d’opinions avec les derniers chevaux de chaque frontière, l’homme qui écrit pour tous, ou la compagnie qui promet un célèbre auteur complet, ne peuvent se soumettre à aucune de ces restrictions particulières.

« Montaigne, qui s’imprime partout avec privilège, s’est bien donné d’autres libertés. Son chapitre de la Boîteuse, celui où il a inséré un vers portant un gros mot bien obscène et mis exprès par lui, pour être à son tour, dit-il, un livre de boudoir, n’ont jamais été retranchés de ses œuvres ; l’éditeur qui voudrait aujourd’hui les soustraire serait déshonoré comme un sot, et personne n’achèterait son édition. Il doit en être ainsi de tous les grands hommes. Vous avez fort bien dit que toutes ces défenses, portant sur les blasphèmes et les écrits contre les mœurs, ont une latitude trop étendue pour qu’on s’y oblige sans spécification ; cela ouvre trop de voies à la persécution. M. de Voltaire, le premier homme de notre siècle, avait ses opinions à lui. Il les exprimait avec toute la liberté philosophique et le goût exquis dont il a toujours été le modèle. Quel blasphème peut-il se trouver dans tout cela ? Il a dit son sentiment sur tous les gouvernemens, sur toutes les sectes, et son grand système étant la tolérance universelle, on ne peut rien ôter à ce grand homme, qu’on n’affaiblisse tout son ensemble. Les contes de La Fontaine, avec des estampes, ont été imprimés à Paris avec privilège du roi, parce qu’il y a longtemps qu’on sent qu’il est absurde de défendre ce qui est dans les mains de tout le monde et ce qui fait les délices des gens de goût.

« La société pense donc que, quelque bien qui résultât pour elle de l’emplacement de Kehl, son premier bien est la sécurité dans ses travaux, et qu’elle doit préférer le prince assez philosophe pour attirer dans ses états le plus magnifique établissement de littérature, dont tout l’avantage est pour son pays, à l’administration assez rigoureuse pour balancer de si grands avantages par des considérations classiques ou de controverse. Nous pourrions être arrêtés au milieu d’une dépense de plusieurs millions, parce qu’un philosophe a badiné légèrement sur ce qu’on appelle Cantique des Cantiques, morceau par lui-même si étrange qu’on n’a jamais osé le faire lire à des yeux pudibonds et le faire entendre à des oreilles un peu chastes ! Que deviendrait la philosophie ? que deviendraient nos fortunes ? Et combien les Anglais, les Hollandais, les Suisses, les Genevois et même les contrefacteurs français riraient de nous, en profitant de nos dépouilles, d’avoir été nous établir dans des états où l’on nous fait de si dures conditions, pendant qu’on nous offre, à quelques pas plus loin, toute la liberté dont on est bien sûr qu’une société formée sur d’aussi nobles principes n’abusera jamais !

« Remerciez donc, monsieur, toutes les personnes qui vous ont montré de la bienveillance ; rendez grâce à son altesse, de la part de la société, pour la bonne volonté qu’elle a daigné vous témoigner ; mais cet établissement est trop considérable pour que des obstacles de la nature de ceux qu’on nous oppose nous permettent de le fonder dans des états où on leur donne autant d’importance.

« Vous avez offert de n’imprimer les œuvres d’aucun auteur vivant, benè sit ; de ne vous jamais prévaloir sur les terres du prince en Alsace, benè sit ; de ne pas ajouter un mot aux œuvres du grand homme qui puisse choquer les opinions ou les mœurs très austères de notre siècle timoré, benè sit ; mais nous ne châtrerons point notre auteur, de crainte que tous les lecteurs de l’Europe qui le désirent tout entier ne disent à leur tour, en le voyant ainsi mutilé : Ah ! che schiagura d’aver lo senza… Et quels sots pédans étaient ses tristes éditeurs !

« Nous vous saluons tous, et moi qui me rends l’organe de la Société philosophique, je suis avec tous les sentimens que vous me connaissez, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

« Caron de Beaumarchais. »


Le margrave de Bade, voyant qu’il fallait absolument choisir entre des scrupules de moralité et les avantages de sa location de Kehl, apprenant d’ailleurs qu’un autre prince allemand, celui de Neuwied, paraissait disposé à s’arranger avec Beaumarchais, se résigna à faire capituler la morale et à laisser imprimer Voltaire sans mutilation. La vérité m’oblige à ajouter un fait qui n’est pas connu : c’est que Beaumarchais, assez semblable en cela à son patron Voltaire, tout en ne cédant rien aux scrupules moraux d’un petit prince allemand, ne manquait pas de complaisance quand la question de vertu n’était pas en jeu. Ainsi le même homme qui refusait d’abandonner au margrave de Bade la paraphrase du Cantique des Cantiques consentait, pour plaire à Catherine II, à cartonner la correspondance de l’impératrice avec Voltaire, qui par conséquent a subi des suppressions, et à s’imposer pour cela un supplément de dépenses dont je le vois solliciter en vain le remboursement dans une lettre au prince de Nassau, en date du 6 octobre 1790 :


« Je vous avais prié, mon prince, de savoir de sa majesté l’impératrice si elle avait donné quelque ordre au sujet du dédommagement équitable que l’on m’a garanti en son nom, lorsque j’ai promis à MM. de Montmorin et Grimm de mettre des cartons à tous les exemplaires de toutes les éditions de Voltaire aux endroits où sa majesté a paru le désirer. Je vous avais donné une lettre où ces détails étaient bien exprimés, où je marquais comme un fait avéré que nous avions été obligés de réimprimer 412,000 pages pour mettre toutes nos éditions dans l’état où elle les voulait ; que cette dépense, jointe au remuage et travaux de reliure de cette immense collection, nous avait coûté plus de 15,000 livres. Depuis plus de deux ans, on ne m’a pas répondu un mot à ce sujet. »


Surveiller la fabrication, l’impression et la publication de ces 162 volumes (pour les deux éditions) tirés à 15,000 exemplaires, les introduire en fraude, à la vérité avec la connivence du pouvoir, mais sous le coup d’un danger permanent de prohibition, c’était une entreprise singulièrement laborieuse pour un homme déjà écrasé par tant d’autres occupations. Beaumarchais semble quelquefois plier sous le fardeau. « Me voilà, s’écrie-t-il, obligé d’épeler sur la papeterie, l’imprimerie et la librairie. » Cependant il apprend assez vite ce nouveau métier, et ce n’est pas une des parties les moins intéressantes de sa correspondance que celle où il discute de Paris avec son agent de Kehl tous les détails de cette immense opération. Cet agent, nommé Le Tellier, était un jeune homme très intelligent, qui avait beaucoup contribué à monter la tête à Beaumarchais et à le décider à entreprendre cette édition en se faisant fort de le débarrasser des soucis de l’exécution matérielle, mais il avait l’esprit un peu chimérique : il voulait rattacher à l’édition de Voltaire toutes sortes d’entreprises ; il était de plus très susceptible et très impérieux avec ses subordonnés. Beaumarchais le dirige, le contient, l’adoucit, et se montre, dans l’abandon de ces lettres intimes, non-seulement plein de raison et souvent très spirituel, mais plein de douceur, de bonté, dominé en tout par un sentiment de loyauté commerciale dont il est impossible de ne pas être frappé.


« Paris, ce 10 mars 1780.

« Quand je vous écris, mon cher, c’est absolument comme si je vous parlais. Mon style est teint de la couleur de mon esprit, et vous devez me répondre comme lorsque nous conversons. Je ne vous ai point fait de reproches de négligence, mais peut-être de trop embrasser, et c’est la crainte de mal étreindre qui me ramène sans cesse à ces réflexions…

« Tout ce que nous entreprenons se charge de vues pénibles, et nous ne marchons pas assez simplement pour aller au but dans les temps donnés. Comment voulez-vous, par exemple, que nous promettions pour les premiers mois de 1782 une édition qui n’a encore ni feu ni lieu en mars 1780, dont les moulins à papier sont à faire, les caractères à fondre, les presses à monter et l’établissement à former ?

« Voilà déjà un an de perdu, à peine nous reconnaissons-nous. Votre échantillon de papier numéro 3 est si médiocre, que c’est se moquer d’en vendre les exemplaires à 6 francs le volume. En se passant ainsi la médiocrité sur tous les points, à mesure que les obstacles se présentent, vous n’offrirez qu’une édition très inférieure au public mécontent, et j’avoue que cette frayeur qui me saisit au milieu des promesses que je fais à tout le monde et de l’espoir d’une belle chose qui m’avait échauffé le cœur, cette frayeur du médiocre, dis-je, empoisonne ma vie. Voilà du papier plus qu’inférieur pour l’in-8o  ; voilà des caractères qui, non lissés sur ce maigre papier, n’auront aucune grâce, et les libraires, offensés de notre éloignement à nous servir d’eux, vont nous accabler de sarcasmes et de reproches publics. J’avoue que je ne les soutiendrais pas… Je ne sais pas ainsi m’arranger avec moi-même et me contenter de moins à mesure que je vois la difficulté de donner plus. Ce n’est pas là ce que j’ai cru, et le comble du ridicule serait, je l’avoue, d’avoir embrassé une branche honorable, si elle était belle, pour être rangé dans la classe des vils imposteurs et spéculateurs en éditions, tels que je vois traiter et traite moi-même tous ceux qui trompent le public en cette partie. Si vous m’avez entraîné par ma confiance en vos lumières et ressources en ce genre de travaux, ne me laissez pas du moins tomber au-dessous de mes engagemens envers le public : vous auriez empoisonné une carrière, qui n’avait nul besoin de livres pour être honorable, et je serais désolé que le seul fruit de l’amitié que vous m’avez inspirée devînt aussi amer pour moi…

« Échauffé par les facilités que vous m’avez montrées à faire une belle chose, honorable aux lettres et à moi-même, je me suis laissé engager sans connaître rien aux détails qui pouvaient accélérer, ou retarder, ou même anéantir le succès que vous vous promettiez. Tout le monde s’accorde à dire que vous n’aurez pas fini dans quatre ans, et quand je prends la parole pour combattre cette opinion, on rit et on dit : Vous verrez, vous verrez.

« Faire attendre est un mal, mais faire attendre pour donner du médiocre est cent fois pis. Je crains que vous ne vous flattiez, et ces mélanges de papiers médiocres me paraissent du plus mauvais augure.

« Je vous montre mon anxiété, parce qu’au milieu des occupations les plus graves et les plus tyranniques pour mon temps, cette affaire ajoute au mal qui m’enveloppe. Son exécution me paraît pénible, au point que je tremble pour les prédictions fâcheuses qu’on nous fait de toutes parts. Vous vous flattez que vos papiers s’embelliront en les manipulant, et moi, je vois que nous allons montrer la corde, dès le prospectus, en donnant pour modèle votre numéro 3 à 6 francs le volume.

« Après vous avoir dit tout ce que je crains, je reviens à l’encouragement. Ne vous passez rien sur la médiocrité, car c’est là où l’on vous attend ; et sans tourner autour de petites espérances incertaines, prenez un parti net sur chaque chose, de façon que vous sachiez absolument à quoi vous en tenir, car la médiocrité est un mal auquel je ne consentirai jamais… »


Plusieurs lettres portent particulièrement sur le caractère intraitable de ce Le Tellier ; les ouvriers qu’il emploie le nomment le tyran de Kehl, ils sont souvent mécontens et reviennent en France ; de toutes parts, on se plaint de lui, et Beaumarchais s’évertue à lui enseigner comment on doit conduire les hommes.


« Paris, ce 21 mai 1781.

« … Les gens de Kehl, lui écrit-il, me paraissent bien enflammés contre vous. Il n’en faut pas plus quelquefois pour traverser la meilleure entreprise. Je crois que vous avez toujours rigoureusement raison ; mais, de l’optique où je vous regarde, il me semble que la raideur de vos argumens et la fierté de votre maintien éloignent souvent de vous ceux qu’un peu plus de douceur vous conserverait. — Quelque opinion que j’aie de votre zèle et de vos talens, comme vous ne pouvez tout faire, l’art de vous conserver des adjoints pour aider à la besogne me paraît souvent vous manquer. Figurez-vous que je n’ai pas reçu une seule lettre, depuis que vous vous mêlez du Voltaire, qui ne m’apporte un reproche sur vous, soit qu’elle vienne de Paris, ou de Londres, ou des Deux-Ponts, ou de Kehl ! Enfin, de quelque endroit que ce soit, je suis perpétuellement attaqué. Il est impossible de n’en pas conclure qu’avec la meilleure intention du monde vous vous isolez par je ne sais quoi de dédaigneux qui offense les hommes ordinaires, lesquels jugent toujours de l’homme par l’écorce. Vous me direz que ce n’est pas votre faute si vous êtes aussi mal entouré ; mais je vous répondrai que la masse du peuple et des ouvriers est la même partout, que partout on fait des établissemens avec des instrumens qui ne valent pas mieux que ceux que vous employez, et qu’en général tous les reproches qu’on fait de vous ont pour principe un air de supériorité dédaigneuse qui désoblige tout le monde. Cette inflexible hauteur est ce qui vient de perdre M. Necker[11]. Un homme a beau avoir les plus grands talens : dès qu’il vend sa supériorité trop cher à ceux qui lui sont subordonnés, il s’en fait autant d’ennemis, et tout va au diable sans qu’il y ait de la faute de personne… Ce que vous devez conclure de tout ceci, c’est que, modéré, conciliant et circonspect, je puis au moins vous servir d’exemple sur la manière dont on traite avec les hommes, et qu’il serait fort à désirer que chacun pût dire de vous ce que je suis déterminé à vous mettre toujours dans le cas de dire de votre serviteur et ami

« Caron de Beaumarchais. »


Il fallut trois ans à Beaumarchais pour organiser une entreprise montée sur un plan aussi vaste. Indépendamment des difficultés matérielles, il était nécessaire de faire un triage entre les nombreux ouvrages imprimés ou manuscrits attribués à Voltaire et dont plusieurs n’étaient pas de lui, d’élaguer ou de fondre ensemble les morceaux faisant double emploi[12], de recueillir la correspondance de l’auteur et de faire un choix parmi ses lettres[13]. Cette direction littéraire de l’entreprise, comprenant à la fois la révision des manuscrits et des épreuves, la rédaction des commentaires et des notes, fut confiée à Condorcet, qui, au dire de La Harpe, s’en acquitta assez mal ; il semble en effet que les commentaires de Condorcet ne sont pas merveilleux. Quant à Beaumarchais, il n’intervint dans cette partie du travail qu’avec une modestie et une réserve, qu’on n’attendrait pas d’un éditeur-propriétaire et écrivain lui-même, pouvant avoir pour son compte des prétentions littéraires et se laisser induire à parler souvent de lui à propos de Voltaire. Les notes de Beaumarchais sont très rares dans cette édition de Kehl ; elles ne portent en général que sur des faits, mais elles sont parfois assez originales[14].

C’est seulement en 1783 (quoique le prospectus datât de 1780) que les premiers volumes de l’édition de Voltaire commencèrent à paraître. — Beaumarchais ne négligeait rien pour affriander les souscripteurs ; non content de faire tout le bruit possible dans les gazettes étrangères[15], il inventa un procédé souvent imité depuis sous diverses formes : il offrit des primes en médailles et en loterie. Un fonds de 200,000 francs fut consacré par lui à former quatre cents lots en argent en faveur des quatre mille premiers souscripteurs, et quoique ce chiffre de souscripteurs n’ait jamais été atteint, la loterie annoncée fut exactement tirée aux époques fixées. Les deux éditions ne purent être terminées qu’en sept ans. Cette lenteur s’explique et par les nombreuses tribulations personnelles que Beaumarchais eut à subir durant cette période et par divers obstacles inhérens à l’opération elle-même. Il avait compté sur la protection du premier ministre, auprès duquel il jouissait d’une faveur marquée ; mais M. de Maurepas mourut en novembre 1781, et l’éditeur de Voltaire perdit en lui un appui contre les attaques du clergé et du parlement. Le premier de ces deux corps se plaignit plusieurs fois au roi de la tolérance que témoignait le ministère en faveur des ouvrages d’un adversaire de l’église ; le second ne poussa pas, je crois, le zèle jusqu’à une poursuite en forme. On fit cependant circuler une brochure très violente, intitulée Dénonciation au Parlement de la Souscription pour les Œuvres de Voltaire, avec cette épigraphe : ululate et clamate. Beaumarchais répondit à cette brochure dans les journaux étrangers en plaisantant sur l’épigraphe, et il n’en continua pas moins sa publication. La vérité est qu’à cette époque il ne se trouvait plus dans les âmes des gouvernans assez de convictions en aucun genre pour les pousser à une attaque sérieuse et suivie contre une entreprise dans laquelle Beaumarchais avait l’opinion pour complice. L’éditeur de Voltaire eut seulement à combattre des tracasseries accidentelles, et il ne cessa de trouver des auxiliaires au sein du pouvoir lui-même. Il avait perdu M. de Maurepas, mais il avait conquis M. de Calonne et surtout le frère du ministre, l’abbé de Calonne, auquel il donnait de très bons dîners, et qui en revanche lui prêtait main-forte pour faciliter l’introduction et la circulation du Voltaire.


« J’ai l’honneur de vous adresser, monsieur l’abbé, lui écrit Beaumarchais en septembre 1786, une nouvelle lettre que nous recevons de Kehl, avec la copie d’une lettre de M. le garde des sceaux aux fermiers généraux, et celle d’une lettre des fermiers à leur directeur de Strasbourg, lequel, étant en ce moment à Paris, peut prendre les ordres ou arrangements nécessaires à l’introduction du Voltaire. Sitôt que vous aurez quelque chose à m’apprendre à cet égard, ne me le laissez pas ignorer ; j’ai la preuve en main que c’est d’accord avec les ministres du roi que j’ai commencé cette grande et ruineuse entreprise[16], qui me tient plus de deux millions en dehors, avec le risque affreux de les perdre. Il s’agissait alors de l’honneur de la nation et de l’émulation de plusieurs arts qui nous mettaient dans la dépendance de l’étranger. Aujourd’hui c’est une persécution qui n’a pas d’exemple, quoiqu’on m’eût bien promis qu’il n’y en aurait jamais. Vous connaissez ma tendre et vive reconnaissance.

« Beaumarchais. »


La persécution ne fut ni bien durable, ni bien sévère, à en juger par la lettre suivante, qui, en nous donnant la date exacte de la publication du dernier volume des Œuvres complètes de Voltaire, constate en même temps la connivence du gouvernement durant toute l’opération. Elle est adressée par Beaumarchais au directeur général des postes, M. d’Ogny :


« Paris, le 1er septembre 1790.
« Monsieur,

« Je ne pourrai plus vous offrir que de stériles remerciemens pour tous les bons offices que vous nous avez rendus dans les temps les plus difficiles. Ce volume de la Vie de Voltaire, que j’ai l’honneur de vous adresser, est le complément de notre ouvrage.

« Mais, monsieur, je n’oublierai jamais que, sans votre obligeante assistance, nous serions restés en chemin, et que, morts à la peine, nous n’aurions pu donner à l’Europe impatiente la collection des œuvres du grand homme. Cette audacieuse entreprise me coûte plus d’un million de perte en capitaux et intérêts ; mais grâce à vous, monsieur, j’ai tenu mes paroles données, et c’est une consolation pour moi. Quelques accessoires arriérés occupent encore nos presses. Tout ce qui en sortira vous sera présenté, monsieur, comme un léger tribut de ma reconnaissance.

« Je vous salue, vous honore et vous aime,

« Beaumarchais. »


Cette lettre et plusieurs autres prouvent aussi que de toutes les spéculations de Beaumarchais, l’édition de Voltaire fut une des plus malheureuses. Comptant sur un succès d’enthousiasme, il avait tiré à 15,000 exemplaires, et il eut à peine 2,000 souscripteurs. Soit que l’édition antérieure à la sienne, celle de Genève, par Cramer, bien que très incomplète, lui eût nui, soit que la lenteur de l’opération eût refroidi le public, soit que le fanatisme pour Voltaire fût déjà un peu tombé, soit enfin que l’état d’agitation dans lequel entra bientôt la France rendît les lecteurs moins disposés à une acquisition aussi coûteuse, toujours est-il que Beaumarchais se trouva en perte des frais énormes qu’il avait faits, et qu’après la dissolution de son établissement de Kehl, où il imprima encore une édition de Rousseau et quelques autres ouvrages, il lui resta pour tout bénéfice de son métier d’éditeur des masses de papier imprimé qu’il dut entasser dans sa maison du faubourg Saint-Antoine, et qui lui attirèrent plus tard des visites peu amicales du peuple souverain, persuadé que l’auteur du Barbier de Séville accaparait du blé ou des fusils, et tout étonné de ne trouver que des alimens ou des armes d’une nature purement spirituelle.

Le désagrément d’une spéculation manquée se reflète dans la correspondance de Beaumarchais au sujet de l’édition de Voltaire : il n’est pas toujours de bonne humeur, et comme c’est à lui que s’adressent de tous les points de la France des souscripteurs souvent peu polis ou injustes dans leurs réclamations, il entretient avec eux une correspondance commerciale qui parfois ne laisse pas d’être piquante. Voici, par exemple, un libraire de Versailles, M. Blaizot, qui lui transmet un billet écrit par un de ses cliens et ainsi conçu :


« Plusieurs personnes ont quinze nouveaux volumes de la suite de Voltaire, et on m’assure même que cette édition est complétée par Beaumarchais. Si cela est vrai, je vous prie, monsieur Blaizot, de me procurer la suite de ma souscription, l’argent est tout prêt.

« H… »


Beaumarchais, qui était sans doute mal disposé en ce moment, trouve le billet de M. H. incivil, et répond par le billet suivant :


« Monsieur Blaizot, dites à H… qu’il aura ses quinze volumes quand la cessation des proscriptions permettra qu’on les livre à tout le monde. Si j’ai donné à quelques Français la préférence dangereuse de leur faire arriver de Kehl ces quinze volumes avant le temps, c’est qu’ils l’ont demandée d’un ton qui convenait à Beaumarchais. Je ne connais pas H…, mais à son style je juge que H… est l’initiale de Huron.

« Caron de Beaumarchais. »


Ailleurs, ce sont des négocians de Bordeaux qui se souviennent très tard qu’ils ont souscrit à la première livraison du Voltaire, et qui la réclament impérieusement. Réponse de Beaumarchais :


« MM. Betman et Desclaux, négocians à Bordeaux, sont de drôles de souscripteurs : c’est en avril 1791 qu’ils se réveillent en sursaut pour demander la première livraison des œuvres du grand homme, souscrites il y a douze ans, commencées il y a plus de sept ans, et achevées il y a plus de deux ans. Si cet ouvrage eût été relié en sucre ou en café, il y a longtemps que l’œuvre entière serait enlevée ; n’importe, elle leur est due… »


Plus loin, c’est M. Laustin, qui se dit président des traites foraines à Rethel-Mazarin en Champagne, et qui traite Beaumarchais du haut en bas en lui demandant toutes sortes d’explications, bien qu’il ne soit qu’un souscripteur de troisième main. Réponse de l’éditeur de Voltaire :


« Paris, ce 4 août 1789.

« Il n’y a peut-être que vous, monsieur le président, qui ne sachiez pas ce que nous avons appris à l’Europe entière, il y a près d’un an, par la voie des gazettes étrangères, les françaises nous étant alors fermées : savoir que toutes les éditions du Voltaire sont achevées et en pleine livraison au dernier volume près, contenant sa vie et la table des matières qui sera distribuée à part.

« Il n’y a peut-être que vous, monsieur, qui ignoriez aussi que les deux loteries gratuites composant ensemble un présent de 200,000 francs fait par nous à nos souscripteurs ont été tirées publiquement à leurs époques, il y a plus de trois ans ; que pour l’édition in-8o, tous les numéros portant un 4 à l’unité, et pour la deuxième édition in-12 tous ceux portant un 6 ont gagné des lots constatés en argent ou en exemplaires et qui sont payés à mesure qu’on se présente pour les recevoir.

« Il n’y a peut-être que vous enfin qui ne sachiez pas même qu’il reste à livrer aux souscripteurs de l’in-12 vingt-quatre volumes et non pas treize. On peut bien ignorer ces choses à Rethel-Mazarin en Champagne, quand on n’y lit pas les papiers publics ; mais ce qu’on doit savoir en tout pays, monsieur, c’est qu’avant de donner des leçons d’équité aux autres, on ferait bien d’examiner si l’on n’a pas besoin soi-même de quelques leçons de prudence, de discrétion et de politesse, car ce n’est pas assez d’être président des traites foraines à Rethel-Mazarin en Champagne, il faut être honnête avant tout : c’est une chose convenue.

« Mais puisque, malgré vos judicieux mécontentemens, vous voulez bien me faire encore la grâce de vous dire mon serviteur avec les sentimens les plus parfaits, permettez-moi, pour n’être point en demeure avec vous, de vous assurer que je suis avec la reconnaissance la plus exquise de vos leçons,

« Monsieur le président des traites foraines, etc., votre très humble, etc.,

« Caron de Beaumarchais,
« Soldat citoyen de la garde bourgeoise de Paris. »


Tel est le genre de conversation que Beaumarchais entretient avec les souscripteurs impolis. « Jugez, monsieur, écrit-il à un autre, quelle figure fait une sortie comme la vôtre à travers une affaire aussi ruineuse que compliquée, et dont tous les engagemens ont été remplis avec une fidélité scrupuleuse. » Nous devons sans doute à quelque vivacité analogue de Beaumarchais éditeur, réclamant un quatrain inédit de Voltaire, ce billet assez bien tourné d’un littérateur du temps, Cailhava. Ce billet n’est pas daté, mais il s’applique évidemment à l’édition de Voltaire :


« Ma foi, mon confrère en Thalie, je vous l’ai déjà dit et je vous le répète, vous êtes un homme universel. Quand vous faites des drames, ils sont attendrissans ; quand vous faites des comédies, elles sont plaisantes. Êtes-vous musicien ? vous enchantez ; plaideur ? vous gagnez tous vos procès ; armateur ? vous battez les ennemis, vous vous enrichissez, vous discutez vos droits avec les souverains ; amant ? vous êtes toujours le même ; enfin devenez-vous éditeur ? vous l’êtes ; oh ! mais vous l’êtes comme tous les éditeurs ensemble, témoin la fin de votre billet. Je vous envoie le quatrain objet du traité, et suis, mon confrère en Thalie, votre très humble, etc.,

« Cailhava. »


Beaumarchais était bien en effet un homme universel, car c’est au milieu des tracas de sa vie d’agent politique, d’armateur, d’éditeur, de spéculateur en tous genres, c’est en suffisant à toutes les obligations qu’entraîne l’existence la plus répandue, qu’il trouvait encore le temps de consacrer une partie de ses soirées à légitimer le titre un peu suranné de confrère en Thalie que lui donne Cailhava. « Ce qui le caractérisait particulièrement, dit Gudin, c’est la faculté de changer d’occupation inopinément et de porter une attention aussi forte, aussi entière sur le nouvel objet qui survenait que celle qu’il avait eue pour l’objet qu’il quittait. » Beaumarchais appelait cela fermer le tiroir d’une affaire. Essayons de l’imiter en ce point ; fermons ici le tiroir de l’édition de Voltaire et des spéculations en général, pour ouvrir celui des relations de société et des affaires de théâtre, à propos de cette comédie que tout le monde connaît, et qui est à elle seule un des grands événemens du XVIIIe siècle.



  1. Voyez les livraisons des 1er  et 15 octobre, 1er  et 15 novembre 1852, 1er  janvier, 1er  mars et 1er  mai, 15 juin et 15 juillet 1853.
  2. À la suite de cette querelle, il fut décidé en effet qu’Arthur Lee à son tour serait rappelé.
  3. Arthur Lee travaillait de toutes ses forces à faire aussi rappeler Franklin pour rester seul chargé de représenter les États-Unis à la cour de France ; mais le gouvernement français, qui le soupçonnait de liaisons secrètes avec l’Angleterre, et qui se défiait de lui, s’y opposait de son côté et demandait à garder Franklin, qui fut seul maintenu.
  4. « Je suis bien mortifié, écrivait à ce sujet à Francy, en décembre 1779, Jefferson, alors gouverneur de l’état de Virginie, que la malheureuse déprédation du papier-monnaie ait enveloppé dans la perte commune M. de Beaumarchais, qui a si bien mérité de nous. »
  5. Je lis à ce sujet dans une dépêche de notre chargé d’affaires à Philadelphie, M. de Marbois, à M. de Vergennes, en date du 24 août 1784, les lignes suivantes : « Je ne crois pas M. M… (le ministre des finances des États-Unis) susceptible d’aversion ou d’affection pour aucune puissance ; mais j’ai lieu de croire que son avidité peut le rendre capable d’irrégularités très répréhensibles, et qu’à moins qu’il ne soit lié par les instructions du congrès général, il s’embarrassera toujours fort peu de remplir les obligations des États-Unis envers sa majesté. »
  6. Extrait d’un mémoire inédit de Beaumarchais du 10 avril 1795.
  7. Voyez la livraison du 15 juillet.
  8. C’était son caissier, dont il eut plus tard à se plaindre, et qui fut remplacé par le frère aîné de son ami Gudin.
  9. Ceci est du Beaumarchais à la fois plein de bon sens et de délicatesse.
  10. M. de Maurepas n’avait pas toujours été favorable à Voltaire. À l’époque de son premier ministère sous Louis XV, quand le ministre et le poète étaient jeunes tous deux, il y avait eu entre eux non pas une hostilité de principes, attendu qu’ils n’étaient pas plus austères l’un que l’autre, mais une querelle à l’occasion de la candidature de Voltaire à l’Académie en remplacement du cardinal de Fleury. Louis XV, jugeant que L’éloge du cardinal ne convenait pas précisément à Voltaire, s’était opposé à sa candidature, et le poète insistant auprès de M. de Maurepas, ce dernier, dans la vivacité du débat, lui aurait dit : « Je vous écraserai. » Ce mot fut reproduit dans la notice de Condorcet sur Voltaire, ajoutée à l’édition de Beaumarchais après la mort de M. de Maurepas ; mais Beaumarchais, tout en permettant à Condorcet de reproduire ce mot très connu, crut devoir, par reconnaissance pour la protection que M. de Maurepas avait accordée à son édition, y ajouter une note de son chef, dans laquelle il déclare que M. de Maurepas, consulté par lui, a toujours nié le mot que Voltaire lui attribuait, et qu’il se flattait au contraire d’être pour beaucoup dans la permission accordée à Voltaire de revenir à Paris à la fin de sa vie.
  11. Ce ministre venait d’être éloigné des affaires une première fois.
  12. Dans la préface du premier volume de l’édition de Kehl, les éditeurs déclarent qu’ils ont supprimé un très petit nombre de morceaux, restés, disent-ils, trop imparfaits pour que le respect dû à la mémoire de Voltaire permît de les publier. Il est certain qu’ils n’ont guère abusé de cette permission. En imprimant par exemple sous la rubrique de philosophie plusieurs rapsodies sans sel et sans goût, où le vieillard de Ferney, tombé dans une sorte de radotage païen, travestit et insulte de la manière la plus grossière le Christ et les martyrs, Beaumarchais n’a pas fait de tort au christianisme, mais il a grandement nui à Voltaire.
  13. Les lettres de Voltaire entraînèrent Beaumarchais plus loin qu’il ne pensait. Il avait d’abord le projet de faire entrer toute l’édition en soixante volumes in-8o  ; c’était le chiffre qu’il avait annoncé. La Correspondance exigea dix volumes de plus. Quelques souscripteurs s’en plaignirent ; mais en général ce supplément fut bien accueilli. L’on peut affirmer aujourd’hui que dans cette volumineuse collection, la Correspondance est une des parties qui ont le moins vieilli et qui se lisent avec le plus d’intérêt autant à cause du talent charmant de Voltaire dans le genre épistolaire qu’à cause des renseignemens curieux que ces lettres nous fournissent sur l’homme lui-même et sur son siècle.
  14. C’est ainsi par exemple qu’en publiant les lettres de Voltaire où ce dernier s’occupe de lui sans le connaître, et le défend contre les odieuses rumeurs qui circulaient à l’époque de son procès contre Goëzman, Beaumarchais ne peut résister au désir de dire son mot à ce sujet. Voltaire écrivait à M. d’Argental : « Un homme vif, passionné, impétueux comme Beaumarchais, peut donner un soufflet à sa femme et même deux soufflets à ses deux femmes, mais il ne les empoisonne pas. » L’éditeur ajoute en note : « Je certifie que ce Beaumarchais-là, battu quelquefois par des femmes comme la plupart de ceux qui les ont bien aimées, n’a jamais eu le tort honteux de lever la main sur aucune. (Note du correspondant général de la Société littéraire-typographique.)
  15. L’édition, étant légalement interdite, ne pouvait être annoncée dans les journaux français.
  16. En quoi consistait cette preuve ? Je ne l’ai pas retrouvée dans les papiers de Beaumarchais.