Beaumarchais (Hallays)/Chapitre IV

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 145-186).

CHAPITRE IV

LES MÉMOIRES ET LE THÉÂTRE
DE BEAUMARCHAIS

I

Dans un de ses mémoires contre Goëzman, Beaumarchais allégua l’exemple des Provinciales pour se justifier « d’avoir répandu à pleines mains le sel de la gaîté sur les discussions les plus sérieuses ». Imprudemment des commentateurs ont été plus loin : ils ont comparé Beaumarchais à Pascal et mis en parallèle les Provinciales et les Mémoires. Ils ont joué là un mauvais tour à leur auteur.

Les qualités de Beaumarchais lui appartiennent, il ne doit rien à Pascal. Le rapprochement ne peut donc que mettre en lumière les défauts de ses brillants pamphlets. Opposer les Mémoires aux Provinciales, c’est nous faire voir en un clin d’œil les raisons qui font la fragilité des premiers et l’éternité des secondes. Certes, aujourd’hui les disputes des casuistes nous passionnent aussi peu que le procès des quinze louis. Mais dans les querelles des jésuites et des jansénistes il s’agissait, au fond, de la destinée du christianisme et d’un problème moral propre à intéresser l’humanité tout entière. À l’arrière-plan de l’affaire Goëzman nous n’apercevons qu’une émeute de badauds contre un Parlement impopulaire, un simple épisode d’histoire politique.

La comparaison littéraire est plus fâcheuse encore pour Beaumarchais. Les Provinciales sont un des chefs-d’œuvre de la langue française. Le style de Pascal, dit Nisard, est, « de tous les grands styles du xviie et du xviiie siècle, le plus soutenu. Tout y est de choix, et tout y est naturel. Ni la sévérité n’en gêne la liberté, ni la liberté n’y produit le relâchement. Rien n’y est vague, et rien n’y est commun. On ne fait pas de choix dans les œuvres de Pascal… » C’est tout le contraire qu’il faut dire du style de Beaumarchais, nous le verrons tout à l’heure.

« Ces mémoires, disait La Harpe, sont d’un genre et d’un ton qui ne pouvaient avoir de modèle, car il n’y en avait pas d’exemple. » Ce genre et ce ton sont ceux de l’éloquence judiciaire. Beaumarchais, en plaidant sa propre cause, a été un grand avocat, peut-être le plus grand des avocats français. Avant lui, le barreau n’avait rien produit de comparable aux mémoires contre Goëzman ou contre La Blache. Il a allégé, simplifié, éclairé, animé la vieille plaidoirie. Voltaire écrivait à propos du quatrième mémoire : « Il n’y a point d’histoire mieux contée et surtout point d’affaire épineuse mieux éclaircie ». La force et la clarté de la dialectique, voilà les premiers mérites des factums de Beaumarchais.

Il sait, comme personne, les recettes, les habiletés et les roueries du métier de plaideur. Il classe son dossier avec une merveilleuse adresse ; il débrouille les faits et donne tout de suite aux juges l’opinion que la cause est simple : ses exposés sont des chefs-d’œuvre. Il sait disposer ses preuves, jeter les plus faibles en avant et ménager les meilleures pour le suprême engagement, lorsque l’ennemi est déjà fatigué et le public amusé par les escarmouches. Il trouve les ironies et les saillies qu’il faut pour relever une mauvaise raison ; il donne à la calomnie l’accent des indignations généreuses ; il abrite ses attaques et ses insultes contre les particuliers en protestant de son respect pour leur état ou leur fonction. Il coupe de commentaires adroits et d’interjections véhémentes la lecture des documents ; par des retours opportuns, il ramène l’attention sur les arguments essentiels ; il va de résumé en résumé, poussant toujours sa discussion en avant, et nous communique l’impression qu’ « à mesure qu’on avance, le tableau se nettoie ».

Mais cet avocat est en même temps un auteur comique : il anime les personnages et les met en scène. Les portraits d’Arnaud de Baculard, de Marin, de M. Goëzman, de Mme Goëzman, sont demeurés célèbres ; la confrontation avec Mme Goëzman est une scène de comédie si parfaite qu’on l’a jouée telle quelle à Versailles sur le théâtre des Petits Appartements ; les dialogues ont une vivacité et un naturel admirables ; les attitudes sont prises sur le vif ; le décor est indiqué en quelques traits justes et pittoresques. Les spectateurs du Barbier de Séville purent applaudir sans surprise ; tous avaient lu le quatrième mémoire et Beaumarchais y était déjà tout entier.

Le sens du théâtre, et même du théâtral, ne lui fait jamais défaut. Regardez plutôt ce bref tableau de la comparution de l’accusé devant le Parlement, toutes chambres assemblées : « En approchant de la salle de la séance, un grand bruit de voix confuses me frappait sans m’émouvoir ; mais j’avoue qu’en y entrant, un mot latin prononcé plusieurs fois à haute voix par le greffier qui me devançait, et le profond silence qui suivit ce mot, m’en imposa excessivement : Adest, adest : il est présent, voici l’accusé, renfermez vos sentiments sur son compte. Adest ! me sonnera longtemps à l’oreille. À l’instant je fus conduit à la barre de la cour. À l’aspect d’une salle qui ressemble à un temple, au peu de lumières qui la rendaient auguste et sombre, à la majesté d’une assemblée de soixante magistrats uniformément vêtus et tous, les yeux fixés sur moi, je fus saisi du plus profond respect et, (faut-il avouer une faiblesse ?) la seule bougie qui fût sur la table où s’appuyait M. Doé de Combault, rapporteur, éclairant le visage d’un conseiller du Parlement accoté sur la même table, de M. Gin, en un mot (M. Gin était de ses ennemis déclarés), je le crus, par la place où je le voyais, chargé spécialement de m’interroger, et je me sentis le cœur subitement resserré, comme si une goutte de sang figé fût tombée dessus et en eût arrêté le mouvement. »

Dans le style comme dans le caractère de Beaumarchais il y a de l’excellent et du pire, de l’amphigouri et de la naïveté, de l’insolence, de l’incohérence et de l’équivoque.

L’auteur des Mémoires n’a point de culture classique et il abonde en citations latines, comme tous les écrivains qui savent peu le latin. Il a dû, lui-même, forger laborieusement son outil à force de travail et de lectures. On l’a regardé comme une sorte d’improvisateur, et la furieuse activité de sa vie l’a souvent condamné à des besognes hâtives. Mais les innombrables ratures de ses brouillons prouvent qu’il ne se contentait pas du premier jet.

Son imagination était abondante. Les Mémoires sont remplis de charmantes images et de métaphores heureuses. — « La variété des peines et des plaisirs, des craintes et des espérances est le vent frais qui met le navire en branle et le fait avancer gaîment dans sa route. » — « Toutes les affaires ont deux faces, comme tous les agioteurs ont deux mains. » — « Marin n’a jamais été pour moi qu’un pont volant jeté légèrement sur le ravin pour atteindre l’ennemi à la rive opposée. » Il possédait l’élan oratoire, une sorte d’allégresse presque lyrique, et souvent ses périodes ont du nombre et de l’ampleur. Enfin il aimait les vieux tours et les vieilles locutions ; il prenait à Régnier ses façons de parler franches et vigoureuses ; il connaissait bien Rabelais, dérobait à propos son vocabulaire et tenait de lui le secret de ces accumulations de mots consonnants qui blasonnent un personnage d’une manière si comique. On a dit parfois que les romantiques furent les premiers à chercher dans la pratique des écrivains du xvie siècle un moyen de revivifier la langue classique épuisée, desséchée. Mais, à ce point de vue, ils avaient eu des précurseurs dans la seconde moitié du xviiie siècle. Reaumarchais fut de ceux-là.

Malheureusement, dans ses écrits comme dans sa vie, il manquait de goût et de discernement ; sa nature primesautière était dénuée de sens critique. Il le savait bien. Les lectures qu’il faisait de ses drames et de ses comédies, avaient pour principal objet de surexciter la curiosité publique ; mais il en profitait aussi pour écouter les critiques des auditeurs, et il en tenait compte. Il consultait les comédiens. Il acceptait docilement le jugement du parterre et, entre deux représentations, corrigeait, émondait et remaniait ses pièces. Au moment où il écrivait les mémoires contre Goëzman, un véritable conseil de parents et d’amis le soutenait dans la lutte et lui donnait de précieux avis sur la forme de ses pamphlets. Il dut à tous ces collaborateurs d’heureuses inspirations et d’utiles retouches. Mais le temps pressait. Et, d’ailleurs, les défauts de Beaumarchais étaient de ceux qui ne se corrigent jamais, ils tenaient au fond même de son esprit.

Il avait pour la grammaire et la syntaxe ce grand mépris qu’on passe volontiers aux hommes d’action, s’ils n’ont pas en même temps la prétention d’être des écrivains. Or la langue de Beaumarchais est trop recherchée, trop apprêtée pour avoir le droit d’être incorrecte : elle fourmille d’expressions dont la bizarrerie souligne l’impropriété. Il « sacramente » des mots nouveaux, à la façon de Mercier, auteur de la Néologie ; mais ces nouveautés, hélas ! ne sont pas toujours de belles trouvailles. Aussitôt que la verve languit, la phrase se relâche, traîne, s’enchevêtre.

Relevant dans une lettre de Beaumarchais une tournure assez barbare, Sainte-Beuve écrivait : « Beaumarchais est plein de ces locutions incorrectes et de néologismes de tous genres ; on ne les compte pas avec lui ». Un exégète de Beaumarchais, M. Lintilhac, a voulu les compter. Il a épluché les quatre mémoires de l’affaire Goëzman et a noté toutes les « taches » qu’un puriste y peut découvrir : elles sont nombreuses. Il n’en conclut pas moins que ces « mémoires ont leur place marquée dans tout recueil des chefs-d’œuvre de la prose française ». Au lieu de « prose », disons « éloquence » française. Beaumarchais se fût contenté d’un pareil éloge, lui qui demandait qu’on ne jugeât point « un mémoire au criminel sur les principes d’un discours académique ».

Les autres mémoires ne valent ceux de l’affaire Goëzman ni par le style, ni par la verve. Mais ils ont un mérite presque égal, si on ne considère que l’art du plaidoyer. Dans les mémoires pour la Cour d’Aix, l’ironie est déjà moins alerte et la gaîté plus forcée. Mais l’argumentation est claire, habilement ordonnée. Rien de plus souple, rien de plus vivant et à la fois de plus probant que les pages où le plaideur présente une à une les lettres autrefois échangées entre lui et Paris-Duverney et tire de ces débris de correspondance la preuve de son intimité avec le vieux financier. Dans les mémoires contre Kornman, écrits à la hâte, il semble que le polémiste vieilli ait cette fois perdu ses ressources, son esprit et son audace. Mais le talent de l’avocat n’a point fléchi. « L’éloquence que j’ambitionne, dit-il, est la désirable clarté. » Elle ne lui fait jamais défaut dans cette cause, la meilleure peut-être et la plus généreuse qu’il ait plaidée.

Quant à ses mémoires à la Convention, on a été pour eux d’une surprenante injustice. La Harpe les trouvait ennuyeux, et ce jugement sommaire a été répété par beaucoup d’autres critiques. Reconnaissons que les négociations relatives à l’achat des fusils hollandais sont, en elles-mêmes, d’un intérêt médiocre, que Beaumarchais se perd dans d’insignifiants détails, que son récit traîne souvent en longueur. Mais, malgré tout, c’est là un beau document d’histoire, la peinture dramatique des vilenies et des incohérences de la bureaucratie révolutionnaire. Même, de temps en temps, le Beaumarchais de jadis se retrouve dans la peinture des hommes et des choses.

Prisonnier à l’Abbaye, il est un matin conduit à sa mairie et introduit dans le bureau de surveillance, présidé par M. Panis. Écoutez et voyez la scène : « On vous a, dit M. Panis, rendu compte de l’examen de vos papiers. Il n’y a là-dessus que des éloges à vous donner ; mais vous avez parlé d’un portefeuille sur l’affaire de ces fusils que vous êtes accusé de retenir méchamment en Hollande, et ce portefeuille-là, ces deux messieurs l’ont déjà vu ; ils ont même dit que nous en serions étonnés (c’étaient les deux municipaux qui avaient levé les scellés). — Monsieur, je brûle de vous le dire et le voici. » Je prends l’une après l’autre toutes les pièces que l’on vient de lire. Je n’étais pas à la moitié, que M. Panis s’écria : « Messieurs, c’est pur ! c’est pur ! Ne vous « semble-t-il pas ainsi ? » Tout le bureau s’écria : « C’est pur ! Allons, messieurs, c’est bien assez. Il y a quelque horreur là-dessous. » — On décide donc de donner à Beaumarchais une attestation honorable de civisme et de pureté. — « Un M. Berchères, secrétaire, dont les regards bienveillants me consolaient et me touchaient, écrivait cette attestation, lorsqu’un petit homme aux cheveux noirs, au nez busqué, à la mine effroyable, vint parler bas au président… Vous le dirai-je, ô mes lecteurs ? C’était le grand, le juste, en un mot le clément Marat. Il sort. M. Panis, en se frottant la tête avec quelque embarras, me dit : « J’en suis bien désolé, monsieur, mais je ne puis vous mettre en liberté. Il y a une nouvelle déclaration contre vous — » Et on ordonne de nouvelles perquisitions.

Le tableau — il y en a beaucoup de semblables dans les Six Époques — est d’une belle touche, sobre et puissante.

II

Entre la comédie et la tragédie classiques, le xviiie siècle a créé un genre nouveau : le drame. Ce fut Beaumarchais, dit-on, qui le premier fit usage du mot pour dénommer une de ses pièces. Mais il n’est pas l’inventeur du genre. Eugénie est représentée en 1767. Or La Chaussée, l’auteur du Préjugé à la mode, de Mélanide, de la Gouvernante et de tant d’autres « comédies larmoyantes », est mort en 1754. Le Fils naturel, suivi des Entretiens, de Diderot a paru en 1757. Enfin le Philosophe sans le savoir de Sedaine a été joué en 1765. Beaumarchais, bien que le pathétique semble peu son affaire, se jette dans le « genre dramatique sérieux », parce qu’il a le goût aventureux et la passion des nouveautés.

Il a d’ailleurs les dehors et les allures d’un homme sensible. Il n’échappe pas à cette fureur d’attendrissement qui est un des traits de mœurs les plus comiques de son époque. Il est bien d’un temps où des financiers placent dans leurs maisons « l’Autel de la Bienfaisance », et élèvent dans leurs jardins « le Temple de l’Honneur », où, pour le plaisir de montrer la beauté de son âme, tout le monde pleure, sanglote, se pâme, s’évanouit et s’embrasse. Il est, à la façon de ses contemporains, « bon, sensible et vertueux ». Il doit donc partager leur engouement pour un théâtre tout d’effusions et de larmes. Richardson est le maître de toutes les imaginations et c’est lui que Beaumarchais invoque dans l’Essai qu’il place en tête de son Eugénie.

Une autre raison le rattache encore à l’école de Diderot. Le drame, c’est la protestation littéraire de la bourgeoisie, devenue riche et puissante, contre l’aristocratique tragédie, dont les seuls personnages sont des princes et des seigneurs. M. Jourdain et George Dandin sont las de figurer dans des comédies où toujours on les berne. Beaumarchais, fils d’un horloger, élève de Paris-Duverney, et qui a pâti de l’insolence des grands, n’est pas fâché d’attendrir le parterre sur les vertus et les infortunes des gens de sa classe. Il a écrit les Deux Amis « pour honorer, dit-il, les gens du tiers état » ; et quand il veut défendre le drame, il répond ironiquement à ses critiques dans la Préface du Barbier : « Présenter des hommes d’une condition moyenne, accablés et dans le malheur, fi donc ! On ne doit jamais les montrer que bafoués. Les citoyens ridicules et les rois malheureux, voilà tout le théâtre existant et possible, et je me le tiens pour dit ; c’est fait ; je ne veux plus quereller avec personne. »

Après Diderot, et en se séparant de lui sur quelques points, il esquisse une poétique du « genre dramatique sérieux ». Les considérations dont il fait précéder Eugénie ont l’allure d’une sorte de manifeste.

Il ne veut pas qu’on lui objecte les règles, « épouvantait des esprits ordinaires ». En quel genre a-t-on vu les règles produire les chefs-d’œuvre ? Il est temps d’« intéresser un peuple et de faire couler ses larmes sur un événement tel qu’en le supposant véritable et passé sous ses yeux entre des citoyens, il ne manquerait jamais de produire son effet sur lui ». La tragédie est immorale parce qu’elle est dominée par la fatalité. Ses personnages « fastueux », rois et héros, ne sont que des « pièges tendus à notre amour-propre ». L’éclat du rang n’ajoute rien à la pitié que nous inspirent leurs malheurs. « Plus l’homme qui pâtit est d’un état qui se rapproche du mien et plus son malheur a de prise sur mon âme. » Les révolutions d’Athènes et de Rome ne sauraient donc intéresser « le sujet paisible d’un État monarchique du xviiie siècle ». Au contraire, le « Drame touchant puisé dans nos mœurs » l’émeut et l’attendrit. Le spectacle de la vertu persécutée, mais toujours glorieuse, fait couler les larmes de l’homme sensible, l’engage à des retours sur soi-même et le rend meilleur. Le « genre sérieux » tiendra le milieu entre la tragédie héroïque et la comédie plaisante. Enfin, pour se rapprocher davantage de la vérité, il devra être écrit en prose. Un style simple, « sans fleurs ni guirlandes », est celui qui lui conviendra. Sa véritable éloquence est celle des situations….

Est-il besoin de s’attarder à toutes ces théories ? Il y a longtemps que la cause du drame est gagnée sur la scène française. Aujourd’hui les genres sont si bien confondus que certains auteurs trouvent le mot de drame encore trop précis et appellent simplement des pièces leurs ouvrages dramatiques. La controverse, depuis longtemps éteinte, n’a donc plus qu’un intérêt historique. D’ailleurs, ce n’est point à propos de Beaumarchais qu’il convient de l’exposer en détail. L’auteur de l’Essai sur le drame sérieux n’est qu’un disciple de Diderot : sa poétique ne lui appartient pas. Quant à l’auteur d’Eugénie, des Deux Amis et de la Mère coupable, ses œuvres plaident faiblement en faveur de son système.

Le « sujet » d’Eugénie est de ceux qui sont propres à émouvoir un public : c’est l’éternel roman de la fille séduite et abandonnée. D’Eugénie à la Denise de Dumas fils, il a tenté beaucoup de dramaturges et il est probable que la série n’est pas close.

Le point de départ du drame de Beaumarchais est d’une terrible invraisemblance. Eugénie, à l’insu de son père, a cru épouser un lord, le comte Clarendon. Mais le mariage a été simulé et c’est un domestique déguisé qui a fait l’office de ministre. Cette donnée admise, les trois premiers actes sont menés avec adresse. Les scènes où Eugénie découvre la ruse dont elle a été victime et apprend que son séducteur va épouser une riche héritière sont ingénieusement exécutées. Il y a de l’émotion dans l’aveu qu’elle fait à son père de ses imprudences et de son malheur. Mais à partir du quatrième acte, le drame se perd dans une inextricable confusion d’incidents, de surprises et de coups de théâtre. Les caractères sont de pure convention. On comprend très mal la volte-face de Clarendon, qui, après avoir machiné le faux mariage et sacrifié Eugénie déjà enceinte, revient brusquement à de meilleurs sentiments et retrouve « le bonheur avec Eugénie, la paix avec soi-même et l’estime des honnêtes gens ». Un des personnages affirme, il est vrai, que « l’âme d’un libertin est inexplicable ». C’est s’en tirer à bon compte !

Beaumarchais craignait qu’on lui reprochât d’avoir écrit ce drame « trop simplement ». Un de ses amis, raconte-t-il, ayant entendu lire la version primitive d’Eugénie, l’avait engagé à en émonder le style, et lui avait tenu le propos suivant : « Ayez la vertu d’être moins élégant et vous serez plus vrai » ; et il n’avait pas hésité à suivre ce conseil. Il eût pu pousser sans dommage plus loin la crainte de l’élégance ; car il y a encore dans le texte définitif du drame de la déclamation et de la recherche. Néanmoins, si l’on compare Eugénie aux productions de Diderot, la supériorité de Beaumarchais est évidente. Son intrigue est invraisemblable et embrouillée, ses caractères sont faiblement dessinés, son style est souvent apprêté ; mais, du moins, le dialogue a déjà dans son tour et dans sa marche de la vivacité, du naturel. Les personnages ne s’expriment pas, comme dans le Fils naturel ou dans le Père de famille, par des interjections incohérentes, que Diderot considérait comme le langage de la passion. Voltaire disait, après avoir causé avec Diderot : « Cet homme n’est pas fait pour le dialogue ». Dès son premier essai dramatique, on pouvait dire tout le contraire de Beaumarchais.

Mêmes qualités dans les Deux Amis, ou le Négociant de Lyon. Le dialogue y est plus alerte encore que dans Eugénie, et le mouvement scénique est plus franc, plus rapide. Mais toute la pièce repose sur un « postulat » absurde. Un commerçant de Lyon, Aurelly, va être mis en faillite s’il ne reçoit des fonds qui lui sont annoncés de Paris, mais par une mauvaise chance ces fonds sont justement arrêtés. Son ami, Milac, receveur des fermes, apprend la mauvaise nouvelle, et, pour combler le déficit, fait passer dans la caisse du négociant l’argent de sa propre caisse. Un fermier général en tournée vient réclamer la recette du receveur. Milac, qui a tout caché à Aurelly, accepte de passer pour un voleur, plutôt que de trahir le secret de son dévouement. Ajoutez à cette historiette héroïque et invraisemblable une intrigue amoureuse entre le fils de Milac et une prétendue nièce d’Aurelly, qui est, en réalité, sa fille naturelle et que voudrait épouser le fermier général en tournée, « homme du monde estimable »…. Et vous comprenez pourquoi ce drame, le moins bon que Beaumarchais ait écrit, n’obtint jamais aucun succès. Son auteur — après le Barbier de Séville — s’obstinait pourtant à considérer les Deux Amis comme « le plus fortement composé » de ses ouvrages.

L’autre Tartufe, ou la Mère coupable, est postérieur au Barbier et à la Folle journée, dont il est la suite. Il ne devait pas en être la fin : car Beaumarchais méditait, dans sa vieillesse, une quatrième pièce, intitulée : la Vengeance de Bégearss, ou le Mariage de Léon. Après avoir lu la Mère coupable, on hésite à regretter que les forces lui aient manqué pour faire une tétralogie de la trilogie de Figaro.

En composant la Mère coupable, il se flattait d’avoir combiné dans un plan complexe l’intrigue et le pathétique, et d’avoir ainsi réalisé ce qu’il appelait un drame intrigué. Par son double titre, il indiquait déjà les deux éléments qu’il avait voulu fondre en cet ouvrage. L’autre Tartufe : sujet de comédie. La Mère coupable : sujet de drame. Il est inutile d’ajouter qu’avec Beaumarchais comédie et drâmee ont un même but, celui de moraliser les spectateurs. C’est pourquoi au-dessous du double titre on lisait : drame moral.

Les ruses abominables de Bégearss contrecarrées par les honnêtes stratagèmes de Figaro, voilà l’intrigue. Un méchant, un « tartufe de mœurs », s’est introduit dans une famille, en a surpris les secrets et prétend les exploiter pour dépouiller ses amis ; seul un intendant plein de vertu et d’adresse a flairé la trahison, et c’est lui qui démasque le scélérat : la joute eût pu être intéressante. Malheureusement les deux adversaires n’ont plus ni la vie, ni l’entrain dont Beaumarchais avait animé les personnages de sa comédie. Figaro est fourbu ; il refuse le « vil salaire », lui si preste à ramasser des dots sous les grands marronniers ; il est devenu outrageusement moral : il est ennuyeux ! Quant à Bégearss, c’est un gredin d’une infamie vraiment trop uniforme. Il n’a plus rien d’humain. C’est un fantoche, un épouvantail — le prototype de tous les « traîtres » de mélodrame.

Le pathétique vaut mieux que l’intrigue dans la Mère coupable. Toutes les circonstances qui préparent l’action sont d’un romanesque invraisemblable ; les scènes sont souvent amenées par des incidents puérils ; c’est un désolant accessoire de théâtre que l’écrin à double fond où sont les secrets de Madame Almaviva. (Remarquez que les personnages, en 1792, avaient perdu leurs titres ; Beaumarchais les leur restituera sous le Directoire.) Mais la scène du quatrième acte où l’épouse coupable balbutie, les mains jointes, des phrases de prière, sans rien répondre aux menaces de son mari, est tragique et poignante. Elle éclate, avec une beauté inattendue, au milieu de ce drame enfantin : l’accent a une simplicité et une sincérité qui étonnent, parmi tant de galimatias : car jamais Beaumarchais n’a rien écrit qui soit à la fois plus plat et plus confus que la Mère coupable. Cette scène est la seule de tout son théâtre « sérieux » qui pourrait encore émouvoir une foule et lui arracher des larmes.

La mode fit le succès passager d’Eugénie et de la Mère coupable. Puis le nom de Beaumarchais maintint ces deux drames au répertoire de la Comédie-Française pendant la première moitié de ce siècle : on les jouait du reste assez rarement.

Du vivant de Beaumarchais, ils furent représentés sur toutes les scènes de l’Europe. Garrick donna à Londres une adaptation d’Eugénie. Gœthe en fît jouer une traduction sur le théâtre de Weimar dont il était directeur. On sait, du reste, quel écho trouvèrent en Allemagne les théories de Diderot et de Mercier sur la tragédie bourgeoise. Eugénie fut aussi traduite en russe et jouée sur un théâtre de Moscou vers 1770. Cette représentation excita de violentes polémiques littéraires. Un auteur dramatique célèbre, Soumarokov, se déchaîna contre le genre nouveau, en invoquant les lois du goût, la protection de l’impératrice et l’autorité de Voltaire.

Aujourd’hui les drames de Beaumarchais sont passés à l’état de « curiosités littéraires ». On en peut dire autant des œuvres dramatiques de La Chaussée, de Diderot, de Mercier. Le Philosophe sans le savoir de Sedaine a seul survécu parmi tant de drames oubliés.

Dans les Époques du théâtre français, M. Ferdinand Brunetière a montré pourquoi de cette réforme du théâtre il n’est sorti, au xviiie siècle, que des œuvres médiocres. Les réformateurs avaient de l’esprit, de l’éloquence et même, comme Beaumarchais, de l’habileté. Mais ils prétendaient restaurer sur la scène le naturel et la naïveté. Ces qualités-là n’étaient pas précisément les plus éminentes de leur génie ou de leur talent. Ils voulaient fonder un théâtre qui enseignât la vertu. Or « un La Chaussée qui avait débuté par des contes grivois, un Diderot qui, jusqu’à son dernier jour, n’a pas cessé d’écrire des romans plus que licencieux, un Beaumarchais qui eut plus d’une partie d’un aventurier, un Mercier même, l’ami de Restif de la Bretonne, n’avaient que des titres insuffisants à se poser, comme on dit, en prédicateurs de morale ». Et le succès du bon Sedaine, qui n’était point un grand écrivain, s’explique par une rencontre heureuse : il était naïf, probe et vertueux, sa sensibilité allait sans grimace ni déclamation ; il était simplement l’homme de son œuvre. Pour les autres dramaturges du xviiie siècle, leur insuccès se justifie « par le contraste fâcheux de leurs mœurs et de leurs prétentions ».

III

Lorsqu’il s’agit des comédies de Beaumarchais, plus de contrastes fâcheux entre l’homme et l’œuvre. On s’en est déjà aperçu quand, sous le voile de la fable dramatique, nous avons découvert l’auteur lui-même. Mais si cette sorte de convenance morale explique la vie prodigieuse dont est animé le personnage de Figaro, il nous reste à rechercher comment le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro ont été deux grandes nouveautés sur la scène française et comment ils ont, mieux que toutes les théories et tous les manifestes, renouvelé l’art du théâtre.

L’originalité de Beaumarchais est d’avoir restauré la comédie d’intrigue. Lui-même l’a plusieurs fois répété, il a voulu, avant tout, amuser le spectateur par l’imbroglio de l’action.

Il est évident qu’il n’y a pas de pièce sans une intrigue, si ténue soit-elle. Point d’action dramatique sans une péripétie et un dénouement : c’est la loi fondamentale du théâtre. Mais tantôt l’intrigue est un simple expédient pour présenter au public soit le développement d’un caractère, soit un tableau de mœurs ; tantôt elle est le principal de l’ouvrage et prétend divertir par ses surprises et ses complexités. Dans ce dernier cas la comédie s’appellera une comédie d’intrigue.

Telle a été la comédie française jusqu’à Molière : elle imitait alors le théâtre italien et le théâtre espagnol qui, lui-même, devait tant à l’Italie. Voltaire a prétendu que le Menteur est « une pièce d’intrigue et de caractère ». Mais ce qui fait notre plaisir à la comédie de Corneille c’est moins la vérité — contestable — du caractère de Dorante que l’imprévu des coups de théâtre provoqués par ses éternelles menteries. Molière écrit d’abord de pures comédies d’intrigue : l’Étourdi, le Dépit amoureux. Mais, à mesure que grandit son génie, il renonce aux fantaisies de l’imbroglio ; la peinture des hommes et des mœurs tient une place plus grande sur son théâtre ; dans le Misanthrope, l’intrigue est réduite au minimum.

L’imitation inconsidérée de Molière a pesé sur tout le théâtre du xviiie siècle. Parce que — en quelques-uns de ses chefs-d’œuvre — Molière avait su intéresser par la seule vérité du tableau, parce qu’il avait parfois méprisé les ressources de l’intrigue, tous les auteurs dramatiques crurent devoir se priver d’un des plus sûrs moyens de divertir le public. Les uns, comme Lesage ou comme Dancourt, furent de remarquables peintres de mœurs. Les autres, comme Gresset ou comme Piron, de charmants versificateurs. Marivaux mit dans ses comédies, avec une certaine sensibilité qu’on dirait empruntée à la tragédie de Racine, une légère et poétique fantaisie qui était, sur notre scène, une précieuse nouveauté. Destouches, avec ses élégances de diplomate en retraite, a fait des comédies « de bonne compagnie ». Mais toutes les œuvres de ces hommes d’esprit ont, maintenant, quelque chose de lointain et de fané. Elles n’excitent plus le rire, si elles l’ont jamais excité. Et faire rire restera toujours le propre de la comédie.

Cependant on riait alors, mais ailleurs qu’à la Comédie-Française. Regnard, il est vrai, avait composé pour elle quelques comédies d’intrigue, comme les Folies amoureuses ou le Légataire universel. Mais après lui, le genre s’était perdu ou plutôt transformé. Une partie de l’héritage de Molière avait été recueillie par la Comédie-Italienne et les théâtres de la foire. Le public allait se divertir aux parades et aux opéras-comiques. C’était là que l’on conservait les traditions des vieilles tabarinades, et celle de l’imbroglio italien.

Le rôle de Beaumarchais a été de réintégrer l’intrigue et la gaîté dans la comédie. « J’ai donc réfléchi, dit-il dans la Préface du Mariage de Figaro, que si quelque homme courageux ne secouait pas toute cette poussière, bientôt l’ennui des Pièces françaises porterait la nation au frivole opéra-comique, et plus loin encore, aux Boulevards, à ce ramas infect de tréteaux élevés à notre honte, où la décente liberté, bannie du Théâtre français, se change en une licence effrénée, où la jeunesse va se nourrir de grossières inepties, et perdre, avec ses mœurs, le goût de la décence et des chefs-d’œuvre de nos maîtres. J’ai tenté d’être cet homme, et si je n’ai pas mis plus de talent à mes ouvrages, au moins mon intention s’est-elle manifestée dans tous. » Il eût pu se montrer moins sévère pour « le frivole opéra-comique » et pour la « licence effrénée » des farces populaires : car il avait mis dans le Barbier de Séville quelques farces tirées d’une parade que lui-même avait écrite pour les fêtes d’Étioles et qui est parfaitement licencieuse ; d’autre part, le même Barbier avait été d’abord un « frivole opéra-comique » destiné à la Comédie-Italienne. Mais il a, tout de même, bien vu et bien marqué l’originalité de ses deux comédies : gaîté et habileté de l’intrigue.

C’est un chef-d’œuvre de légèreté, de précision et de clarté que l’intrigue du Barbier de Séville. Certes le sujet n’est pas nouveau : on peut retrouver des situations analogues dans l’Étourdi, dans le Sicilien, dans les Folies amoureuses et dans toute la comédie italienne. Mais ce qui est propre à Beaumarchais, c’est la grâce avec laquelle il enchaîne ces situations, la prestesse avec laquelle il noue, dénoue, puis renoue les fils de l’imbroglio, la variété et l’inattendu des coups de théâtre. L’exposition est une des plus brillantes qui soient au théâtre : tout est indiqué ; tout est prévu ; en quelques traits les caractères sont dessinés et l’action n’a plus qu’à courir. On sait de quel train elle va jusqu’au dénouement. Nulle part on n’a tiré du comique des situations, des effets aussi divertissants que dans la scène où Basile survient inopinément, au milieu de la stupeur générale, et regagne la porte, accompagné du célèbre : « Bonsoir, Basile, bonsoir ! » Et avec quel art sont ménagées les surprises du dernier acte ! et avec quelle élégante rapidité tout se termine et se conclut !

Dans le Barbier il n’y avait qu’une intrigue. Le Mariage est une comédie bien plus touffue. Figaro défend Suzanne contre Almaviva. Mais, en même temps, le comte recherche Fanchette ; Marceline convoite Figaro ; et le page étourdi complique tout par ses baisers à Suzanne et ses romances à la comtesse. L’écheveau est embrouillé. Beaumarchais le dévide avec une dextérité inimitable. Un instant, l’intérêt languit au quatrième acte. Mais le cinquième est vraiment la perfection du genre.

Cette renaissance de la comédie d’intrigue fut — sans parler des audaces de la satire — ce qui frappa surtout les contemporains de Beaumarchais. Ils furent, les uns séduits, les autres irrités par cette grande nouveauté. Le Mariage fut considéré comme « une monstruosité littéraire ». C’est ainsi qu’en général on qualifie toute œuvre qui contrarie la routine des modes acceptées.

Selon le Mercure de France, « une conception telle que celle de la Folle journée annonce de l’esprit, de la gaîté, de la raison, de la philosophie, du talent et une tête bien organisée ».

Metra, dans sa Correspondance littéraire, dit : « C’est un amphigouri, un imbroglio, un salmigondis des mieux compliqués ».

La Harpe, qui était sévère pour la Folle journée, écrit dédaigneusement : « Elle n’a d’autre intérêt que celui de la curiosité, mais il suffit dans une pièce à événements, et l’auteur, ayant à fournir une longue carrière, s’est rejeté, pour cette fois, dans tout le tracas des journées espagnoles ; il a multiplié les acteurs, les épisodes, les incidents, les surprises, ressources nécessaires de ce genre qui était le sien et qu’il a bien connu ».

Mais l’appréciation la plus intéressante et la plus juste est celle de Grimm : « C’est un imbroglio dont le fil, facile à saisir, amène cependant une foule de situations également plaisantes et imprévues, resserre sans cesse avec art le nœud de l’intrigue, et conduit à un dénouement tout à la fois clair et ingénieux, comique et naturel ; mérite qu’il n’est pas aisé de soutenir dans une pièce dont la marche est aussi étrangement compliquée. À chaque instant, l’action semble toucher à sa fin, à chaque instant l’auteur la renoue par des mois presque insignifiants, mais qui préparent sans effort de nouvelles scènes et replacent tous les acteurs dans une situation aussi vive, aussi piquante que celles qui l’ont précédée. C’est par cette marche tout à fait inconnue sur la scène française et dont les théâtres espagnols et italiens offrent même assez peu de bons modèles, que l’auteur est parvenu à attacher et à amuser les spectateurs pendant le long espace de trois heures et demie qu’a duré la représentation de sa pièce. »

Grimm, peu familier avec le théâtre français de la première moitié du xviie siècle, se trompait en croyant que personne, avant Beaumarchais, n’avait, à l’imitation des Italiens et des Espagnols, mis l’intérêt dans les complications de l’intrigue. Il ne connaissait sans doute ni les Folies de Cardenio ni les Galanteries du duc d’Ossonne, ni tant d’autres comédies romanesques, parfois gauchement enchevêtrées, mais qui ont la grâce et l’élégance particulières à l’art du règne de Louis XIII.

Beaumarchais, non plus, ne les connaissait pas. D’autre part il savait peu de chose du théâtre espagnol, et les représentations qu’il avait vues à Madrid ne paraissaient pas l’avoir vivement frappé : les tonadillas ou saynetes, intermèdes de musique « dont les Espagnols coupent les actes ennuyeux de leurs drames insipides », étaient tout ce qu’il en avait retenu. Quant à la comédie italienne, à Paris même il en avait les modèles sous les yeux : mais les brèves arlequinades de la foire n’avaient pu lui apprendre à machiner une action aussi longue et aussi variée que celle de la Folle journée. Il n’eut, à la vérité, qu’un maître : lui-même ; il n’écouta qu’une inspiration, celle de sa fantaisie et de ses goûts. Toute sa vie n’est qu’un tissu d’intrigues. Il conduit ses pièces comme ses affaires.

Un type, une satire sociale et un imbroglio, voilà donc les trois éléments de l’œuvre de Beaumarchais. Il a fondu la comédie d’intrigue avec la comédie de mœurs et la comédie de caractère. Il a, pour intéresser le public, réuni et combiné des ressources dramatiques avant lui disséminées ; il en a formé comme un faisceau. Il a prétendu instruire et divertir, amuser la sensualité et prêcher la morale. Il a été, tour à tour, spirituel, bouffon, incisif, et a excité tous les rires par tous les moyens.

Il a poussé encore plus loin : il a voulu mêler les genres, faire rire, en plein drame, faire pleurer en pleine comédie. Il y a, du reste, échoué : les scènes comiques de ses drames sont glaciales, et, dans la Folle journée, la reconnaissance de Figaro par Marceline est plus ridicule qu’attendrissante. Mais il a du moins indiqué la voie où, avec plus de mesure et de vérité, d’autres dramaturges devaient trouver le succès.

Cette confusion de toutes les formes anciennes de notre théâtre, cet amalgame d’intrigue et de satire, de sérieux et de comique, de burlesque et de pathétique, voilà bien le propre de Beaumarchais. Et, dès lors, on devine combien profonde a été l’influence de l’auteur du Mariage de Figaro sur les destinées de la scène française. Sans doute, il n’est pas l’auteur unique de ce grand bouleversement artistique ; il faut faire la part des théories de Diderot et de Mercier ; il faut surtout tenir compte du changement des mœurs publiques et privées qui, à la fin du xviiie siècle, devait inévitablement réagir sur le théâtre. Mais, lorsqu’il s’agit d’art et de littérature, les plus puissants leviers de révolution ne sont ni les poétiques, ni même les mœurs, mais bien les chefs-d’œuvre.

L’intrigue, l’imbroglio, remis en honneur dans le Barbier et dans la Folle journée, a pris une importance capitale dans le théâtre du xixe siècle. On en est même venu à concevoir des pièces, composées d’une suite de « situations », où évoluent de simples fantoches, qui n’ont rien d’humain, et où l’auteur n’a mis ni fantaisie, ni observation, ni satire : le seul intérêt qu’excitent ces sortes d’ouvrages est un pur intérêt de curiosité. Scribe, qui avait l’habileté de Beaumarchais sans en avoir l’esprit, a été le chef incontesté de cette école de l’intrigue pour l’intrigue. Ses successeurs, et ils sont nombreux, l’ont surpassé en adresse et en dextérité ; ils ont créé une sorte de guignol compliqué, dont tout le comique tient à l’absurdité des coups de théâtre et à l’ahurissement incessant des personnages. Ces fabricants de bouffonneries peuvent, à la rigueur, se mettre sous le patronage de Beaumarchais. Tout le vaudeville moderne est en germe dans le cinquième acte de la Folle journée.

D’autres plus ambitieux ont voulu mêler à l’intrigue soit un tableau historique, comme Alexandre Dumas père, soit un tableau de mœurs, comme Émile Augier, soit un enseignement moral comme Alexandre Dumas fils. (Observons, en passant, que Marceline, au troisième acte du Mariage, développe une véritable « thèse » féministe ; cette scène disparut du texte imprimé ; mais Beaumarchais l’a recueillie dans sa Préface.) Enfin le plus authentique des disciples de Beaumarchais, M. Victorien Sardou, après avoir débuté par un assez joli pastiche (les Premières armes de Figaro), a mélangé le vaudeville, le mélodrame, la satire et la caricature dans des chefs-d’œuvre d’ingéniosité — prestidigitateur incomparable, sachant, comme aucun, les lois et les conventions du succès et à qui advint un jour l’heureuse fortune de donner, avec Rabagas, l’illusion non seulement du « métier » mais presque de l’esprit de son maître.

Ce mouvement dramatique qui a eu son point de départ dans la Folle journée, paraît aujourd’hui toucher à son terme. À force de compliquer leurs œuvres, les auteurs leur ont peu à peu enlevé l’accent de la vérité. Beaumarchais voulait que les caractères réagissent sur les situations, et les situations sur les caractères ; maintenant ce sont les situations qui, presque toujours, dominent et gouvernent les caractères ; tout est subordonné aux nécessités de la pièce « bien faite », et ce qu’on appelle une pièce « bien faite », c’est simplement une pièce bien intriguée. L’excès des artifices scéniques a mis le public en défiance et lui a rendu suspectes la réalité des peintures et la justesse des thèses morales. Et voici maintenant que des écrivains tentent une réforme du théâtre qui est tout justement l’inverse de la réforme accomplie il y a un siècle : moins d’incidents, moins de personnages, une action simple et rapide, les mœurs et les caractères réservés à la comédie ou au drame, l’imbroglio laissé à la farce, bref la séparation de ce que Beaumarchais avait uni.

Celui-ci, d’ailleurs, n’a pas seulement modifié l’organisme pour ainsi dire intime du théâtre français ; il a aussi perfectionné la mise en scène et il a donné un tour nouveau au dialogue de la comédie.

En bon disciple de Diderot, il attachait une grande importance à la vérité du décor et du costume. En tête de chacune de ses pièces, il décrivait avec un soin minutieux le vêtement de ses personnages. Avant chacun des actes, il indiquait comment le tableau devait être conçu et il en énumérait tous les accessoires, jusqu’aux cordons de sonnette « dont on fera usage ». Toujours comme Diderot, il croyait que l’intérêt de l’action devait être soutenu par des pantomimes appropriées, des « jeux d’entr’acte ». Cette dernière innovation a échoué. Mais, par son souci constant d’une mise en scène vraie et adroitement réglée Beaumarchais a donné au théâtre moderne le prestige de l’illusion scénique.

« Si par malheur j’avais un style, écrivait-il dans la Préface de la Folle journée, je m’efforcerais de l’oublier quand je fais une comédie ; ne connaissant rien d’insipide au théâtre comme ces fades camaïeux où tout est bleu, où tout est rose, où tout est l’auteur, quel qu’il soit. Lorsque mon sujet me saisit, j’évoque tous mes personnages et les mets en situation…. Ce qu’ils diront, je n’en sais rien, c’est ce qu’ils feront qui m’occupe. Puis, quand ils sont bien animés, j’écris sous leur dictée rapide, sûr qu’ils ne me tromperont pas — Chacun y parle son langage ; eh ! que le dieu du naturel les préserve d’en parler un autre ! » C’est vrai : chacun parle « son langage » dans la Folle journée. Seulement, Figaro parle bel et bien le langage de l’auteur, et en cela, du reste, il obéit encore au « dieu du naturel », puisque Figaro, c’est Beaumarchais. Il doit donc avoir de l’esprit, toujours et partout de l’esprit, de l’esprit dans l’intrigue, et surtout de l’esprit dans les reparties ; il ne doit pas ouvrir la bouche sans qu’il en sorte une raillerie, une maxime, une réplique soudaine vive et brève. Il est donc spirituel, sans trêve ni rémission, à propos et hors de propos, quand la situation l’y force et même quand elle l’en dispense. S’il a un bon mot à placer, il conduit et détourne doucement le dialogue jusqu’à ce qu’un partenaire complaisant lui lance le volant et lui donne l’occasion d’un joli coup de raquette.

C’est ce qu’on appelle l’esprit de mot. Beaucoup d’auteurs comiques ont, depuis, voulu s’approprier le procédé de Beaumarchais. Parfois ils ont ainsi donné à leur dialogue une vivacité et un éclat factices.

Mais tout le monde, hélas ! n’est pas Figaro. Le joyeux cliquetis de la Folle journée est devenu un pénible ferraillement. Sur la scène est né l’agaçant personnage de l’« homme d’esprit ». Le raisonneur du vieux théâtre classique ne se targuait que de bon sens, celui d’aujourd’hui nous abasourdit de bons mots, il étincelle. Ont-ils assez étincelé, tous les Desgenais de la comédie moderne ! Voilà un dernier legs de Beaumarchais dont nous nous serions volontiers passé.

IV

« On s’inquiète, on s’agite, on invente, on réforme ;… je vois dans toutes les classes un désir de valoir, de prévaloir, d’étendre ses idées, ses connaissances, ses jouissances qui ne peut tourner qu’à l’avantage universel ; et c’est ainsi que tout s’accroît, prospère et s’améliore. Essayons, s’il se peut, d’améliorer un grand spectacle. »

Ainsi s’exprimait Beaumarchais avant d’exposer sa nouvelle théorie du drame musical dans une lettre Aux abonnés de l’Opéra qui voudraient aimer l’opéra, sorte de manifeste qui sert de préface à Tarare. Il décrivait fort bien la fièvre qui agitait alors la société contemporaine. Mais surtout il trahissait, avec une certaine ingénuité, le trouble de son esprit aventureux, cet éternel besoin de nouveauté qui lui faisait, avec une égale ardeur, chercher la direction des aérostats et poursuivre la réforme de l’Opéra.

Ses idées sur ce sujet sont à peu près celles de Gluck. « Je cherchai, écrit celui-ci dans la Préface d’Alceste, à ramener la musique à sa véritable fonction, celle de seconder la poésie pour fortifier l’expression des sentiments et l’intérêt des situations, sans interrompre l’action et la refroidir par des ornements superflus ; je crus que la musique devait ajouter à la poésie ce qu’ajoutent à un dessin correct et bien composé la vivacité des couleurs et l’accord heureux des lumières et des ombres…. » C’est ce que Beaumarchais traduit en ces termes : « Il y a trop de Musique dans la Musique de théâtre ». Et là-dessus il édifie une théorie complète de l’opéra, classant les arts qui concourent au plaisir du spectateur selon la hiérarchie suivante : « Premièrement, la Pièce ou l’invention du sujet, qui embrasse et comporte la masse de l’intérêt ; puis la beauté du Poème ou la manière aisée d’en narrer les événements ; puis le charme de la Musique, qui n’est qu’une expression nouvelle ajoutée au charme des vers ; enfin l’agrément de la Danse, dont la gaîté, la gentillesse embellit quelques froides situations ».

Selon lui, un poème d’opéra n’est ni une tragédie, ni une comédie, il doit participer de tous les genres ; car, s’il est uniformément tragique, le ballet y semblera déplacé. Les sujets imaginaires seront préférables aux sujets historiques. Il ne faut point y abuser du merveilleux : tout l’intérêt résidera dans le dramatique des situations. Il serait souhaitable que l’ouvrage fût couronné par une grande idée philosophique, ou même qu’on en fît naître le sujet. Quant à la musique, elle ne remplira qu’un rôle secondaire : le chant devra être simple et privé des beautés qui « allanguissent » l’action. Les chanteurs prononceront avec une grande netteté, et jamais l’orchestre ne couvrira leur voix. Un tel opéra ne pourra donc voir le jour que si, sur les principes comme sur l’exécution, poète et musicien sont absolument d’accord.

Beaumarchais appliqua sa doctrine dans l’opéra de Tarare. Il s’entendait à merveille avec Salieri, son collaborateur. « M. Salieri, disait-il, est né poète, et je suis un peu musicien ». De bonne foi, il crut avoir produit un chef-d’œuvre.

À la vérité, il était « un peu musicien ». Autrefois il avait composé quelques morceaux pour les petits concerts de Versailles. Il improvisait des scènes chantées, un peu hautes en couleur, mais « que les jolies femmes soutenaient fort bien — lui-même s’en vantait — dans le demi-jour d’un salon peu éclairé, le soir, après souper ». Il avait écrit un andante pour la première scène des Deux Amis et des ariettes pour le Barbier de Séville, lorsqu’on devait le représenter à la Comédie-Italienne. Il était donc en mesure de suivre et de diriger le travail de Salieri ; et l’on a publié les brouillons de certaines scènes de Tarare où il a indiqué l’accent, le mouvement et le rythme qui devaient convenir à chaque vers.

Oui, « un peu musicien », mais pas du tout poète ! Et c’est là ce qui rend si lugubre l’opéra de Tarare. L’intrigue en est simple, rapide et assez bien conduite, en dépit de quelques invraisemblances puériles et de quelques facéties saugrenues. Il y a des traits assez heureux de barbarie et de sensualité dans le rôle du roi d’Ormus, le despote Atar. Mais l’intérêt est glacé par les allégories métaphysiques du prologue et par les allusions philosophiques ou politiques dont chaque scène est émaillée. Le pire, c’est la versification : elle est pitoyable. Beaumarchais était un chansonnier passable. Son lyrisme est désastreux. Il existe beaucoup de livrets d’opéra moins plats que celui de Tarare : c’est tout dire.

De Tarare, ce qui a survécu, c’est la partition de Salieri. Le triste poème de Beaumarchais ne peut empêcher que nous ne goûtions encore certaines beautés purement musicales : car le plus illustre des disciples de Gluck, l’admirable compositeur des Danaïdes, se retrouve tout entier dans quelques pages de Tarare.

Vanité des esthétiques ! Beaumarchais veut que le musicien soit toujours dominé par le poète, et il écrase la musique de Salieri sous le plus assommant des poèmes. Mozart soutient que, dans un opéra, la poésie doit être la fille obéissante de la musique. Rossini revient à la première partie d’un air après qu’il en a dit la seconde — procédé que Beaumarchais avait qualifié d’absurde. Et ce sont Mozart et Rossini qui ont répandu la gloire de Beaumarchais par delà les limites étroites d’une littérature ; ce sont eux qui ont assuré à Figaro cette renommée universelle que, seuls, les chefs-d’œuvre de la musique peuvent donner aux personnages de la fiction.

« Ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux… avec délices ! orateur selon le danger, poète par délassement, musicien par occasion, amoureux par folles bouffées ; j’ai tout vu, tout fait, tout usé. » Telle a été la destinée de Figaro, telle aussi la destinée de Beaumarchais.

« Ambitieux par vanité », — qui le fut davantage que le fils de l’horloger Caron ? À la cour, en Espagne, sur toutes les routes de l’Europe, c’est l’ambition qui le mène, et, comme il est léger de scrupules, elle le mène loin, — trop loin. Car, s’il acquiert la fortune, il perd l’estime publique.

« Laborieux par nécessité », il accommode son intelligence souple et diverse à toutes les tâches. Il mène tout de front et se délasse d’un travail par un autre. Il « ferme un tiroir » — ce sont ses propres expressions — pour en ouvrir un second, puis le ferme pour revenir au premier. Son activité est prodigieuse. Il écrit des drames, des comédies, un opéra, des mémoires judiciaires, politiques, financiers, diplomatiques ; et, en même temps, il intrigue, spécule et trafique.

« Paresseux avec délices », — il n’a guère le temps, dans sa vie affairée, de s’abandonner à son penchant ; jeune, l’ambition le stimule ; vieux, la calomnie et la persécution s’acharnent après lui et le relancent dans la retraite qu’il s’est préparée pour ses derniers jours. Mais il ne ment pas : aux rares moments de répit que lui laisse son orageuse destinée, il s’enferme dans son intérieur, s’y plaît et s’y repose.

« Orateur selon le danger », — il a, lorsque l’opinion publique le porte et le seconde, des accents d’éloquence que nul plaideur de profession n’a jamais trouvés à la barre. Il est un des maîtres du sarcasme et de l’ironie. Sa verve décline avec l’âge. Mais son habileté d’avocat reste toujours incomparable ; et le courage qu’il montre en ses derniers mémoires fait oublier la sénilité de la forme.

« Poète par délassement », — poète détestable dans Tarare, poète médiocre dans ses drames, mais poète charmant dans deux comédies qui sont comme la fleur de son esprit.

« Musicien par occasion », — sa musique ne lui rapporte pas beaucoup de gloire ; elle fait mieux : elle lui donne la fortune. C’est en jouant de la harpe qu’il plaît aux filles de Louis XV et c’est à leur musicien que Mesdames assurent le patronage de Paris-Duverney.

« Amoureux par folles bouffées », — il a, pour se faire aimer, la fantaisie de son imagination, avec le charme de son visage mobile et de son regard passionné ; et toutes l’ont aimé : maîtresses et épouses.

Il a « tout fait » : de bonnes et de mauvaises actions, de méchants drames et de belles comédies, de la finance et de la police, des procès et des chansons.

Il a « tout vu » : Chonchon tutoyant La France, Franklin mystifiant l’Europe, Marie-Antoinette jouant Rosine, les patriotes démolissant la Bastille, l’agonie d’une monarchie, les fureurs d’une révolution et Talleyrand ministre.

Il a « tout usé » : sa vie, en ne mesurant jamais l’énergie de l’effort à l’utilité de la tâche ; sa conscience, en s’abaissant à toutes les besognes ; son talent même, en s’aveuglant trop souvent sur ses propres aptitudes ; — tout, sauf son esprit et sa gaîté. Rien ne les put jamais entamer. Et voici qu’un siècle a passé sans en diminuer le joyeux éclat : ils ont un air d’immortalité.

FIN