Beautés de la poésie anglaise/Rien

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Traduction par François Chatelain.
Beautés de la poésie anglaiseRolandivolume 1 (p. 49-53).
BELSHAM.
Né en 1752—Mort en 1827.
Rien.


Vers adressés par l’Auteur, au Rev. Lisle Bowles.


Pour l’objet de mes chants n’implore pas la Muse,
Et laisse en son doux fit sommeiller Axéthuse,
Car Bowles comprenez le bien,
Je serais, parole !.. une buse,
Si comme le Géorgien
J’allais pour une Muse enfler ma cornemuse
Pour chanter quoi ?.. Pour chanter Rien !
À l’auteur de ces vers prêtez donc votre oreille,
Et de l’ami protégez la merveille !
Le thème ineffleuré, de mes chants le sujet,
Du poète jamais n’augmente le budget,
Et n’ajouta, je ne trompe personne.
Un seul laurier à sa couronne.

Ces Grecs et ces Romains tant admirés jadis,
De l’Hélicon ont tous à see laissé la source,
Ils ont su tout chanter ces bardes favoris,
Et d’Apollon ils ont vidé la bourse.
Aux poètes futurs qu’ont-ils laissé pour bien ?
Rien !
Car hormis Rien, tout fut la proie en somme
Des beaux esprits de la Grèce et de Rome !

Quand les féroces Goths, quand ces damnés bandits
Ont fait la guerre à la science,
Ravageant l’Italie, et violent Florence,
À sac, à sang, à feu mettant tout, les maudits !
Qu’échappa-t-il à la vengeance
De ce vilain peuple païen ?
Rien !

Heureux celui qui pour son apanage
Possède pour tout bien
Rien !
Car Rien c’est le trésor du sage.
Aucun souci ne vient troubler ses nuits jamais,
Sans crainte il se met en voyage,
Et n’est suivi d’aucun procès.
L’espoir ne vient non plus lui chanter des sornettes,
Il n’est pas ballotté par des craintes secrètes,
Et lorsque tous ses jours ont coulé sans émois,
Que son avoir n’est bouffi que de dettes,
Dans la paix, le repos, pour la dernière fois
De ses deux yeux il peut refermer les lorgnettes.

Le « Nil admirari » seul conduit au bonheur,
Disaient jadis les philosophes ;
De Rien aussi le détenteur
Est certes le plus sage, ou l’oncle est menteur,
L’oracle d’Apollon, le grand faiseur de strophes.

Celui-là qui sait pour tout bien
Rien !
(Vite s’apprend cette science,
Et sans grand effort comme on pense),
Oui dà, chaque sot babillard,
Devient par le fait un Socrate ;
Du monde, il est bien vrai, chaque art.
À ses hauts et ses bas ; ainsi qu’un acrobate
Monte et descend ; mais le brave chrétien
Dont l’unique savoir est : Rien !
Voit ce beau savoir là prospérer et s’étendre,
Car Rien ne peut Rien désapprendre.
Les Érudits, ceux-là qui, bien tant pis pour eux,
S’escriment à faire des livres,
Sont pauvres comme Job, à peine de leurs vivres
Ont-ils pouvoir jamais gagner, ces malheureux,
La simple équivalence ;

Mais ceux dont l’unique science
Est de n’en avoir pas, est ce qu’on nomme Rien,
Prospèrent comme gens de bien.
Elle court après Rien notre noble Jeunesse,
Et happe ce savoir avec grand’hardiesse,
Pour briller à la cour, pour briller au sénat,
Dans l’armée, au conseil, dans l’église et l’état.

Cet immortel Newton dont l’admirable vué
S’étendit par delà la nue,
Qui des astres s’en fut ouvrir les cadenas,
Et qui posa son front sur le ciel comme Atlas,
Lui qui s’en fut soulever les doux voiles
Et de la lune et des étoiles,
Vers l’inconnu qui dirigea son vol
Des secrets du Très Haut pour opérer le vol,
Et qui, parcourant chaque sphère,
Y fut chercher l’immortelle lumière
Pour en doter la terre,
Ce qu’il sut, certe il le sut bien ;
Mais de Newton, lumineux météore,
Ici, je suis historien,
Qui surpasse le vaste savoir ?… Rien !
Et qui lui demeura caché ?… Mais Rien encore !…
Si ce n’est vérité, veux être une pécore !…

Lorsque dans leur profond creuset,
Cherchant la cause par l’effet,
travaillent les grands Alchimistes,
Voulant multiplier ces sublimes artistes !
Et que du soir jusqu’au matin
Fatiguant, harcelant l’airain
Enveloppés d’espoir et de fumée,
Par avance escompant l’or et la renommée,
Gonflés d’attente, et fondant bien en vain
Au milieu de jaunes chimères
Dans le creuset et leur temps et leurs terres,

Quel est leur gain en comptant bien ?
Rien !
Rien excita leurs espérances,
Mais oublia de payer leurs dépenses ;
Et, d’un regard Stoïcien,
Force leur est de voir qu’ils ont donné naissance
À cet être sans consistance
Qui de tout temps s’est nommé Rien !

Rien !… ce grand élixir que jadis plus d’un sage
Voulut amadouer afin d’en faire usage
À son profit, pour transmuter en or
Tous les métaux de bas étage,
En dépit de son alliage
N’a pu produire un quelque chose encor !
Et pourtant du matin que la vive lumière
Qu’y a-t-il de plus beau, de plus sublime ?… Rien !
Qu’y a-t-il de plus doux que la brise légère
Tempérant la chaleur du vent étésien ?
Rien !
Quoi de plus gracieux que la désinvolture
Du printemps, ce magicien
Qui fait sourire et chanter la nature ?
Rien !

Mais je m’apperçois, chose sûre,
Que voulant élever un monument sur Rien,
Je risque fort ne trouver d’aventure
Sur la, terre ou sur l’air, ou sur mer nul soutien.
Pourtant si bien fondée en fait est la sentence,
« Tout finit par où Tout commence : »
Ne l’est pas moins celle qui dit que Rien
N’est sans commencement, ni sans fin, —le crois bien.
Par delà l’univers, au delà de l’Espace
Loge tranquillement, et se prélasse—Rien.
Des sphères où se tient, dites-le moi de grâce
Le pivot ?… Il se tient sur Rien !

De cette vaste bille
Où de chacun de nous vit l’humaine guenille
Quels sont-ils donc les supports ?… Rien !
De Rien est surgi ce bas monde,
Et ce qui grouille et vit sur la terre et sur l’onde
Tout est sorti… de Rien !