Beethoven (d’Indy)/p2/2/3

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L’AMOUR DE LA PATRIE

Beethoven aima profondément son « unique patrie allemande » ; ses lettres et ses touchants retours en esprit vers les paysages du Vater Rhein en font foi ; mais qu’il ait chéri également sa patrie d’adoption, l’Autriche, rien de moins douteux. Et comment aurait-il pu en être autrement alors qu’il partageait — moralement et matériellement — avec cette patrie autrichienne, les peines, les angoisses, la détresse et enfin le triomphe final ?

Mais quelle fut la part artistique de ce sentiment ? De quelle façon l’auteur de la Symphonie héroïque voyait-il, musicalement, la patrie ? Quel est enfin le procédé qu’il lui plut d’adopter pour exprimer son patriotisme en musique ? Ce procédé, ce fut, sans contredit, le militarisme (qu’on nous pardonne l’emploi de ce récent néologisme), ou, si l’on préfère, l’adaptation d’un rythme belliqueux à la mélodie. Ce rythme bien connu : une croche pointée suivie d’une double croche, était alors — il l’est même encore aujourd’hui — de mise dans toutes les circonstances militaires où la musique peut trouver place : marches triomphales ou funèbres, charges d’infanterie, assauts, retraites même ; cette forme rythmique restera spécialisée à cette application jusqu’à ce que Meyerbeer l’en vienne détourner pour l’employer sans discernement dans

ESQUISSE DU PREMIER LIED DE CLÆRCHEN, DANS EGMONT
Manuscrit de Beethoven, contemporain de la bataille de Wagram, 1809.
(Provient des collections Hauptmann et A. Bovet, appartient à M. Vincent d’Indy.)
ses opéras. Pourquoi s’étonnerait-on de cette expression militaire du patriotisme chez Beethoven dont toute la vie, sauf les dix dernières années, se passa en pleine guerre, au milieu des mouvements de troupes, des bombardements, des invasions ? Ne paraît-il pas naturel que sa conception de la patrie ait été inséparable de l’appareil guerrier dont il était entouré et que l’héroïsme un peu grandiloquent compris à la façon de Plutarque, son auteur favori, se soit concrétisé pour Beethoven en l’image de plumets gigantesques et de kurtkas à la hongroise, et exprimé musicalement par des rythmes de tambour et de galop ?

C’est sous cette forme que nous le rencontrons dans la Marcia funebre de l’op. 26, dans la Sonate pour violon à l’empereur Alexandre, op. 30, no 2, où la seconde idée prend l’allure d’une attaque de grenadiers Préobajenski, dans la IIIe Symphonie, dans le concerto pour violon (1806), dans l’andante guerrier et le finale, si parfaitement héroïque de la Ve symphonie (1808), dans l’ouverture et les entr’actes d’Egmont (1809), et, tout naturellement, dans la Victoire de Wellington et la douzaine de marches ou pièces pour musique militaire qu’il écrivit de 1809 à 1816. On en trouverait encore des échos ou des souvenirs dans l’op. 101 (1816) et jusque dans le XVe quatuor et la IXe symphonie.

C’est encore, en partie, le sentiment guerrier qui s’expose dans la superbe ouverture de Coriolan (1807), bien que le rythme militaire n’y paraisse pas ; mais ici, ce sentiment entre en lutte avec un admirable thème d’amour conjugal et finit par succomber, comme le héros du drame, sous les atteintes de la fatalité.

Une parenthèse s’impose à propos de la Symphonie héroïque. Nous partageons complètement l’opinion émise par M. Chantavoine dans son étude sur Beethoven ; il nous paraît hors de doute que le nom de Bonaparte, inscrit par le musicien en tête du titre de la symphonie, l’ait été dans une intention nettement dédicatoire. La composition de la IIIe symphonie coïncide, en effet, avec la période, assez restreinte, de la vie de Beethoven où il adressa des dédicaces d’œuvres importantes à des chefs d’État. Déjà, en 1796, les deux premières sonates pour violoncelle sont dédiées au roi de Prusse Frédéric-Guillaume II ; en 1799, Beethoven adresse le Grand septuor, op. 20, à l’impératrice Marie-Thérèse ; en 1802, trois sonates de violon à l’empereur de Russie. On ne s’étonnerait donc pas qu’il voulût offrir, en 1804, une de ses grandes compositions au chef de l’État français, et l’on ne songerait guère à discuter la genèse de la IIIe symphonie si la flagornerie politique ne s’en était emparée, et avec quelle insistance ! pour faire de Beethoven une manière d’apôtre de la Révolution.

Tandis que ses contemporains semblent n’avoir même pas soupçonné d’autre origine à l’Héroïque que les tableaux de guerre dont les gazettes viennoises étaient alors remplies, témoins Czerny ou le Dr Bertolini, ses amis intimes, qui y voyaient la peinture d’une bataille navale : Aboukir, ou la glorification de Nelson et du général anglais Abercrombie, le pauvre Schindler, tout imbu d’idéologies républicaines et cédant à la manie de paraître avancé (on était en 1840), s’avisa, dans son livre, de prêter au compositeur des intentions politiques. Venant à parler des esquisses de l’œuvre, il en rapproche plusieurs passages de la « République de Platon », dont le grand musicien faisait, dit-il, sa lecture favorite, sans se douter que Beethoven ne pouvait, en 1803, connaître cet ouvrage, la première traduction allemande (par Schleiermacher) ayant paru à Berlin longtemps après que la Symphonie héroïque avait été exécutée à Vienne.

Beethoven, d’ailleurs, eût-il été platonicien, eût-il passé son temps, comme l’indiquent les cahiers de conversation, à bougonner impunément contre la Cour et la ville, à déclarer la police tracassière, la justice boiteuse, l’administration paperassière (quel Français de jadis ou d’aujourd’hui ne lui rendrait des points à cet égard ?), en quoi cela impliquerait-il des opinions républicaines au sens moderne du mot ? Sait-on s’il ne demandait pas au livre de Platon la théorie des anciens modes grecs plutôt qu’un modèle de constitution démocratique ? Il appartenait cependant à des écrivains de notre temps de renchérir encore sur l’hypothèse de Schindler et de nous présenter un Beethoven non plus seulement amoureux de la République de Platon, mais jaloux de célébrer la Révolution française en bloc, y compris les massacres de Septembre, la Terreur, etc… Tout ce qu’on sait des amitiés du maître et aussi de ses haines, de ses haines de patriote chassé de sa patrie par l’invasion révolutionnaire, s’élève contre une pareille interprétation. Le jacobinisme ne pouvait que répugner à son cœur honnête. Et l’hypothèse, conçue en dehors de toute préoccupation historique, n’a même pas l’excuse de s’étayer sur des dates. Car, à l’époque où, sous les ombrages d’Ober-Döbling, Beethoven écrivait et dédiait sa symphonie, c’est-à-dire de 1803 à 1804, ce n’était plus le porte-parole de la Révolution, le redoutable metteur en œuvre des principes de 89, qu’il avait devant les yeux, mais bien plutôt le héros glorieux, couronné de lauriers, le vigoureux soldat dompteur de l’anarchie, qui, d’un geste et par une violation formelle de la Constitution républicaine, venait d’ « assassiner la représentation nationale[1] » ; celui auquel il adressait la Symphonie héroïque, c’était l’homme de Brumaire.

Aussi bien, le traité de Lunéville avait, depuis deux ans déjà, rendu la paix à l’Autriche ; la capitale et l’Empire respiraient enfin librement. Beethoven pouvait avoir le dessein de célébrer cet heureux moment. L’anecdote que rapporte Ries de la dédicace déchirée sur un exemplaire (qui d’ailleurs n’était pas le manuscrit), le prétendu geste vengeur du maître en colère, trouverait ainsi sa place vers 1805, lorsque Napoléon, rompant cette paix sur laquelle on fondait tant d’espérances, envahit subitement la malheureuse Autriche, cherchant à saper, au profit de sa seule ambition, l’harmonieux édifice des monarchies de l’Europe.

La marche funèbre, le seul morceau de la IIIe symphonie où l’on retrouve le « rythme militaire » dont nous avons parlé, semble avoir été pensée non point à l’occasion de la « mort d’un héros », comme celle de l’op. 26, mais en vue de la glorification de tous les héros tombés pour la patrie et conservant, en mourant, l’espérance d’une vie supra-terrestre. En 1821, Beethoven disait en plaisantant avoir prononcé l’oraison funèbre de Napoléon dix-sept ans avant la mort du captif de Sainte-Hélène ; aussi bien cette oraison funèbre, il aurait pu l’appliquer à lui-même, car les deux grands hommes souffrirent, à la fin de leur vie, un destin pareil, tous deux isolés, l’homme de guerre dans une île de l’Océan, le musicien dans son art inaccessible à la masse, tous deux séparés du reste du monde, l’artiste de génie par sa terrible infirmité, comme le conquérant déchu, par la mer inexorable et la non moins inexorable Angleterre.

Parmi la quarantaine de lieder qui s’échelonnent dans cette période de la vie de Beethoven, fort peu sont dignes d’intérêt. Nous citerons seulement les Chants religieux, op. 48, sur les paroles de Gellert ; puis le Chant de la caille (Wachtelschlag), sorte d’invocation à Dieu sur le rythme du cri de l’oiseau ; dans ce lied, fort développé, aucun des six couplets ne ressemble au précédent et certaines modulations vont même plus loin que la seconde manière ; le refrain rythmique, toujours le même : « Crains Dieu, aime Dieu, loue Dieu, remercie Dieu, prie Dieu, confie-toi en Dieu », est comme un essai pour la terminaison de l’andante de la Symphonie pastorale : prière des oiseaux complétée par une prière humaine. Le Bonheur de l’amitié, op. 88, évoque déjà l’hymne d’amour qui fait le sujet de la IXe symphonie, et nous retrouvons la nature des environs de Baden dans le petit duo, Merkenstein, op. 100, écrit en 1814. Il est à remarquer, à propos des lieder, que leur production, très clairsemée pendant la période de 1801 à 1808, ne commence à devenir abondante qu’en 1809, au moment où Beethoven, abandonnant la sonate pour piano, va se livrer tout entier aux magies de l’orchestre. L’influence patriotique y est très prononcée, depuis le Chant de guerre des Autrichiens, qui date de 1797, jusqu’au pamphlet anti-français : Tout est consommé, en passant par : le Départ du guerrier, Germania et la Cantate pour le congrès de Vienne.

On nous en voudrait de ne pas parler ici de Léonore ou l’Amour conjugal, l’unique opéra de Beethoven. L’ouvrage fut représenté pour la première fois en 1805, repris en 1806, et remanié en deux actes pour la reprise de 1814, sous son titre primitif de Fidelio.

Au risque de provoquer les colères teutonnes, car l’Allemagne a fait de Fidelio une sorte de fétiche, nous aurons le courage de dire que cet opéra est bien loin — extrêmement loin — de valoir, dans l’ordre dramatique, ce que valent, dans le genre purement instrumental les sonates, les symphonies et les quatuors. Fidelio, il faut le reconnaître, n’a pas fait avancer d’un pas la musique dramatique ; cela est et reste un opéra, que Mozart eût pu signer et qui ne marque guère de progrès sur les opéras de la même époque. Freischütz et Euryanthe donnèrent, vingt ans plus tard, un bien autre essor au drame musical allemand. Dans Fidelio, on dirait que Beethoven, désorienté devant ce genre nouveau, se préoccupe seulement d’appliquer, en élève bien sage, les principes qu’il a reçus de Salieri, sans essayer de rompre avec la convention italienne, sans même tenter de continuer la tradition expressive de Gluck. La plupart des mélodies, prises séparément, sont naturellement du bon Beethoven, mais la façon de les mettre en œuvre n’offre aucune nouveauté, donne à peine l’impression d’un drame.

Dans le premier acte, exception faite pour l’enthousiaste allegro de l’air de Léonore et le jeu de scène du chœur des prisonniers, rien ou presque rien à retenir. Musicalement parlant, le second offre plus d’intérêt. L’air de Florestan, accompagné, à la façon des airs du xviiie siècle, par un hauthois concertant (de même, celui de Léonore, au premier acte, par les trois cors), n’est qu’une suite de deux aimables lieder. Le duo de la prison, entre Léonore et Rocco, constitue une vraie sonate avec sa double exposition et son développement. Le seul morceau dramatiquement expressif est celui où la jeune femme, victorieuse de la haine de Pizarro, se jette dans les bras de son époux, amenant ainsi une explosion passionnée de la sublime phrase d’amour, jusqu’alors contenue dans une forme seulement espérante.

Mais ce qui est incomparable dans Fidelio, ce qui ranime en nous le frisson beethovénien, ce sont les morceaux d’orchestre seul. Leur puissance évocatrice nous met en présence de l’action dramatique avec bien plus de force et de vérité que les scènes chantées. C’est d’abord l’admirable introduction du deuxième acte qui nous fait assister et prendre part aux souffrances physiques et morales du malheureux prisonnier, éveillant en notre âme une émotion plus intense que ne saurait le faire l’air même de Florestan. Faut-il, à propos de ce morceau, appeler l’attention sur un détail assez curieux ? Un certain nombre de procédés d’orchestre, employés depuis par divers compositeurs pour exprimer le malheur, la fatalité, la haine, se rencontrent déjà, en toutes notes, dans cette introduction. La volute expressive, décorée par les traités de musique du vilain nom de gruppetto, et qui apparaît, avec la même intention douloureuse, dans l’adagio du VIIe quatuor, c’est déjà le groupe wagnérien, la plainte de Parsifal, apprenant la mort de sa mère Herzeleide ; un peu plus loin, ce sont les mêmes pizzicati de contrebasses dont s’accompagne, dans le Freischütz, la présence de Samiel, prince de la Haine, comme Pizarro en est le serviteur. Il n’est pas jusqu’à la fatale quinte diminuée des géants Fafner et Fasolt dans le Rheingold, qu’on ne trouve ici notée pour les timbales sonnant les pulsations de la fièvre dans le cœur du prisonnier. Cette introduction restera un chef-d’œuvre d’art dramatique au même titre que la mort de Clærchen dans Egmont.

Et que dire des trois ouvertures en ut, où le drame tout entier se déroule sous nos yeux ? Que dire surtout de l’ouverture désignée sous le numéro 3, que Beethoven écrivit pour la reprise de 1806 ? Dans ces compositions, le thème de plainte et le thème d’espérance, qui sont comme la représentation des deux personnages, arrivent peu à peu, à l’issue d’une âpre lutte contre la haine, à se réunir, se transformant, après la fanfare libératrice, en l’élan du plus ardent amour !

Il nous faut encore parler d’une œuvre qui, sans offrir un grand intérêt musical, garde cependant, pour des raisons d’atavisme, une certaine importance. Nous avons déjà vu naître, dans un simple lied[2], la primitive expression de ce Gegenliebe, qui préoccupa Beethoven toute sa vie. L’amour mutuel de l’homme et de la femme, le seul dépeint dans la mélodie de 1796, nous allons le voir se transformer dans la Fantaisie pour piano, orchestre et chœurs, dédiée, en 1808, au roi de Bavière. Ici, le thème du mutuel amour se présente et se développe, à peu de choses près, comme celui du finale de la IXe symphonie, dont il est incontestablement l’ancêtre. Exposé d’abord par le piano et les instruments solistes de l’orchestre, il ne reçoit, comme dans la symphonie de 1823, sa signification que par la voix des chanteurs, solistes aussi, que vient ensuite renforcer le chœur complet. Le texte nous dépeint, non plus l’attachement de deux amants, mais celui qui relie les âmes nobles les unes aux autres, et, chose curieuse, la même modulation, ou plutôt, le même point de suspension sur l’accord de mi bémol majeur qui, dans la neuvième symphonie, désigne la demeure de l’Être divin, « au-dessus des étoiles », se retrouve, à la même place, et dans le même ton, vers la fin de la Fantaisie, pour symboliser « l’union d’Amour et de Puissance » qui est réalisée en Dieu seul.

Pour conclure, la caractéristique du style de cette deuxième époque, dont nous venons de passer en revue les principales manifestations, peut se résumer en quelques mots : trouble causé par la première atteinte des passions, se traduisant par une période presque désordonnée musicalement, de 1801 à 1804. En 1804, la crise aiguë est passée, l’équilibre se rétablit en trois chefs-d’œuvre : la sonate op. 57 (l’amour), l’op. 53 (la nature), la IIIe symphonie (l’héroïsme). Enfin cette âme, blessée ou consolée, a besoin de crier à tous sa souffrance ou de célébrer devant tous l’accueillante nature ; alors, pour la première fois, c’est à l’orchestre, à cet instrument

BEETHOVEN EN 1814
Gravure de Blasius Höfel d’après une esquisse au crayon du Français Louis Letronne.
(La gravure a été retouchée d’après nature.)
aux cent voix, qu’elle demande de clamer son exubérant enthousiasme. Ainsi, aux seules dix années qui s’étendent de 1804 à 1815, appartient (les deux chefs-d’œuvre de 1822 et 1823 exceptés) toute la production orchestrale de Beethoven : sept symphonies, neuf ouvertures, sept concertos ou pièces instrumentales, quatre pièces pour orchestre avec chœur, cinq morceaux pour musique militaire, trois mélodrames, un opéra, un oratorio et une messe. Auparavant, il n’y avait rien, que la première symphonie ; et après, deux œuvres colossales seulement, où l’orchestre sert plutôt de moyen que de but. Il importait que cette constatation fût faite pour la confusion de ceux qui prétendent trouver chez Beethoven une absolue unité de style.

Au point de vue technique, les remarques venant à l’appui du changement total de manière seraient si nombreuses qu’elles dépasseraient le cadre de cet ouvrage. Contentons-nous d’indiquer les modifications considérables subies, sans sortir de la route traditionnelle, par le plan de la Sonate, qui tend, chez Beethoven, à se faire poème en deux chants, et aussi par l’architecture intérieure de la Symphonie, qui, tantôt appelle à son aide des instruments jusqu’alors inemployés (trois et quatre cors et les trombones), tantôt inaugure l’apparition d’une pièce pittoresque (VIe symphonie) ou l’adjonction d’une troisième idée (IIIe symphonie) ou encore l’enchaînement et la réapparition des thèmes d’un morceau à l’autre (Ve et VIe symphonies).

Et maintenant, le moment est venu de dire, paraphrasant le récit d’entrée du finale de la neuvième : « Amis, laissons ce style, que des chants s’élèvent, encore plus beaux, toujours plus haut vers le royaume de Dieu ! »


  1. Mémoires de Barras.
  2. Voy. p. 32.