Belle-Rose/V

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Calman-Lévy (p. 51-60).

Jacques arriva sans encombre à Laon. Le premier soldat qu’il rencontra lui indiqua la demeure de M. de Nancrais. À peine le capitaine eut-il reconnu l’écriture de son frère, qu’il donna l’ordre d’introduire le voyageur. M. de Nancrais était un homme de grande taille, sec, nerveux ; ses yeux gris, enfoncés sous d’épais sourcils bruns, séparés à leur pointe interne par une ride profonde, brillaient d’un feu extraordinaire ; une longue moustache fauve coupait en deux son visage amaigri par les fatigues de la guerre ; il avait, en parlant, l’habitude d’en tordre la pointe aiguë entre ses doigts sans quitter du regard la personne qu’il interrogeait. Ce regard, net et vif comme une pointe d’acier, semblait descendre jusqu’au fond des consciences, et les plus endurcies se sentaient troublées par sa fixité. M. de Nancrais avait deux ou trois ans de moins que son frère, et paraissait être son aîné de trois ou quatre. L’habitude du commandement, et surtout son caractère naturellement impérieux, donnaient à toute sa personne un air d’autorité qui imposait au premier coup d’œil. Il fallait s’arrêter aux traits du visage pour trouver quelque ressemblance entre les deux frères. Il n’y en avait aucune dans les physionomies. M. de Nancrais tenait la lettre de M. d’Assonville à la main lorsque Jacques entra. Il le considéra deux ou trois minutes en silence.

– Tu arrives de Saint-Pol ? dit enfin le capitaine.

– Il y a juste un quart d’heure.

– D’après ce que mon frère me marque, tu as l’intention de te faire soldat ?

– Oui, capitaine.

– C’est un métier où il y a plus de plomb que d’argent à gagner.

– C’est aussi le plus honorable pour un homme de cœur qui veut se pousser dans le monde.

– Ça te regarde ; mais je dois te prévenir que dans l’artillerie, et dans ma compagnie surtout, on est esclave de la discipline. À la première faute, on met le maladroit au cachot ; à la seconde, on le fait passer par les verges ; à la troisième, on le fusille.

– Je tâcherai de ne pas aller jusqu’au cachot, afin d’être toujours loin du mousquet.

– C’est ton affaire. Tu connais le régime de ma compagnie, te plaît-il toujours d’y entrer ?

– Oui, capitaine.

– M. d’Assonville me parle de toi comme d’un garçon déterminé. Tu as vu le feu, dit-il, et tu t’y es bien conduit.

– J’ai fait mon devoir.

– C’est bien. À partir d’aujourd’hui, tu es soldat dans ma compagnie ; souviens-toi de suivre toujours la ligne droite, et ne m’oblige pas à te punir ; je le ferai sans pitié, d’autant plus que m’étant recommandé par mon frère, je veux que tu sois digne de sa protection. Le nom de ton père m’engage d’ailleurs à redoubler de sévérité à ton égard ; je prétends lui prouver que tu mérites d’être son fils.

Jacques s’apprêtait à répondre ; M. de Nancrais l’arrêta d’un geste.

– Tu t’appelles Jacques ! continua-t-il.

– Oui, capitaine.

– C’est un nom de bourgeois : il n’en faut pas au régiment. Tu t’appelleras…

– Comme vous voudrez.

– Parbleu ! c’est bien ainsi que je l’entends ! Tous les soldats ont un nom.

– Oui, un nom qui n’est pas le leur.

– Mais c’est le mien ! Crois-tu, par hasard, que j’aie besoin de leur consentement pour les baptiser ?

– Est-ce encore de la discipline ? demanda Jacques en rougissant.

– Oui, mon garçon, répondit M. de Nancrais, qui ne put s’empêcher de sourire. Mais, mordieu, je le tiens, ton nom : il est écrit sur ton visage !

– Ah ! Ainsi, je m’appelle ?…

– Belle-Rose.

M. de Nancrais agita sa sonnette ; un soldat de planton dans l’antichambre entra, le capitaine lui dit quelques mots à l’oreille, le soldat sortit et revint cinq minutes après avec un caporal de sapeurs.

– Monsieur de la Déroute, dit M. de Nancrais au sous-officier, voilà une recrue que je vous confie ; vous le mènerez à la chambrée, l’instruirez dans le métier, et me rendrez compte de sa conduite. Allez.

Malgré son nom formidable, le caporal la Déroute était un excellent homme qui ne demandait pas mieux que de rendre service aux gens. Quand ils furent tous deux dans la rue, le caporal et la recrue, la Déroute se tourna vers notre ami Jacques, appelé maintenant Belle-Rose.

– Il paraît que vous avez été chaudement recommandé au capitaine, lui dit-il ; il ne m’en a jamais dit si long à propos d’un soldat.

– Si long ! un pauvre bout de phrase d’une douzaine de mots…

– Eh ! c’est tout juste trois fois de plus qu’il n’a coutume d’en débiter ! Quand une recrue arrive à la compagnie, M. de Nancrais l’interroge, puis il fait appeler un caporal, et lui montrant l’homme, il lui dit : « Voilà un soldat, inscrivez-le », et il tourne le dos. Oh ! c’est un terrible homme que le capitaine.

– Bah ! dit Belle-Rose, je l’ai vu sourire.

– Il a souri ?

– Mais comme tout le monde ! Ça ne lui arrive donc jamais ?

– Si, quelquefois, mais pas souvent. Moi qui suis vieux dans la compagnie, je sais qu’il a le cœur meilleur que le visage, mais il a pour les recrues un diable d’air qui épouvante les plus têtus. S’il vous veut du bien, vous arriverez vite à l’épaulette.

– L’avancement est donc rapide chez vous ?

– Ça dépend. Quand les sièges tuent beaucoup d’officiers, il faut bien les remplacer ; alors on choisit parmi les cadets pointeurs ou parmi les soldats les plus habiles et les plus vaillants.

– Si bien que, pour ramasser des épaulettes, il faut que l’ennemi nous jette des boulets.

– Il ne s’en fait pas faute.

– Ces bons Espagnols !

– Oh ! notre commandant leur doit son grade. Aussi a-t-il juré de brûler un cierge en leur honneur au beau milieu de Namur. M. Delorme, qui est à la tête du bataillon, est entré sapeur comme vous. Il a vu passer dix capitaines et trois commandants, ç’a été l’affaire de trois ou quatre boulets et d’une demi-douzaine de grenades.

– Ma foi, le métier de sapeur est un beau métier !

– Très beau. Seulement, pour un officier qui perd la jambe, trente soldats perdent la tête.

– Ah !

– C’est un calcul que je me suis amusé à chiffrer dans mes heures de loisir. Vous en pourrez faire la preuve à la première rencontre.

Belle-Rose ne dit mot et se gratta l’oreille ; au bout de la rue, il se tourna vers le caporal.

– Monsieur de la Déroute, dit-il, me permettez-vous de vous adresser une question ?

– Deux, si vous voulez.

– Vous m’avez dit, je crois, que dans l’artillerie on avance ou on meurt ?

– Oui, mon camarade ; la mitraille sert d’éclaireur.

– Depuis combien de temps servez-vous ?

– Depuis huit ans.

– Diable !

– Voilà une exclamation qui me prouve que votre esprit vient de se livrer à une opération d’arithmétique. Si le sapeur la Déroute a mis huit ans à devenir caporal, combien le sapeur Belle-Rose en mettra-t-il pour devenir capitaine ? C’est ce que nous appelons une règle de trois. Ai-je deviné ?

– Parfaitement.

– Ici la règle de trois a tort. Vous ne mettrez peut-être que six mois à monter au grade de sergent. Quant à moi, je mourrai caporal. Cela tient à une circonstance particulière. J’ai été piqueur ; or, un de nos jeunes officiers, M. de Villebrais, qui m’avait vu sous la livrée, m’a reconnu. On ne fait pas un officier d’un piqueur. Si, grâce à la protection de M. de Nancrais, j’arrive à la hallebarde, j’y resterai.

La Déroute fit cet aveu d’un air simple et résigné qui toucha Belle-Rose. Le soldat prit la main du caporal et la lui serra ; puis tous deux arrivèrent à la caserne. La chambrée où Belle-Rose fut incorporé se composait de huit hommes, tous soumis à une sévère discipline. On donna au nouveau venu un habit d’uniforme, un fusil, un sabre, un poignard et une paire de pistolets, et Belle-Rose, bien équipé, monta sa première garde. Le lendemain, on lui apprit le maniement des armes. Au bout d’un quart d’heure, le caporal s’aperçut que sous ce rapport-là la recrue donnerait des leçons à l’instructeur. Le surlendemain, on le mit aux premiers éléments du calcul. Belle-Rose sauta par-dessus les quatre règles et arriva tout d’un coup dans des régions où chaque chiffre était une lettre. Il répondait aux problèmes par des équations. Le jour suivant, le caporal lui mit un crayon entre les doigts. Tandis qu’il lui enseignait les principes du dessin linéaire, s’évertuant à lui démontrer la différence qui sépare un parallélogramme d’un trapèze, Belle-Rose barbouillait un bout de papier sur le coin de la table. Quand la démonstration fut terminée, le barbouillage était fini, et le caporal rit de bon cœur en reconnaissant les mèches de ses cheveux plats collés sur ses tempes, avec son nez retroussé entre deux yeux fendus à la chinoise.

– Ah çà ! vous êtes fils de prince ! s’écria le caporal en jetant son crayon.

– J’ai toujours tenu ma pauvre mère pour une très honnête femme, et mon père était fauconnier.

Le pauvre la Déroute avait étudié sous le sergent instructeur, et un peu au hasard, comme il avait pu ; mais la Déroute ne savait que tout juste ce qu’il fallait pour être caporal de sapeurs. Quand la Déroute était embarrassé, il commençait par réfléchir ; mais quand l’embarras était extrême, il finissait par se rendre chez son capitaine. Dans cette circonstance, il se rendit tout droit chez M. de Nancrais, sautant par-dessus la réflexion. Le cas était grave.

– Capitaine, vous avez mis un ingénieur dans la chambrée, lui dit-il ; vous m’aviez chargé d’instruire Belle-Rose, et c’est Belle-Rose qui instruit son caporal. Que faut-il faire ?

– Envoyez-moi Belle-Rose.

Après un court entretien, M. de Nancrais engagea le protégé de son frère à continuer ses études en mathématiques, et à y joindre l’étude des langues.

– Nous sommes tous plus ou moins ingénieurs et canonniers, lui dit-il ; quand tu sauras bien la trigonométrie et l’espagnol, tu ne seras pas loin de l’épaulette. Tu commenceras les leçons demain.

Quatre ou cinq jours après, Belle-Rose reçut une lettre de M. d’Assonville, qui, tout en le félicitant de son zèle, lui envoyait quinze louis pour payer ses professeurs. Tout de suite et tout ému de joie, il courut la montrer à M. de Nancrais. M. de Nancrais fronça le sourcil.

– Je voudrais bien savoir, s’écria-t-il en tordant sa moustache, si vous êtes sapeur ou chevau-léger ? Je ne me mêle point des affaires de la cavalerie et n’entends point qu’on se mêle de celles de l’artillerie !

– Mais…

– Paix ! Vous êtes soldat dans ma compagnie ; si je trouve bon de vous donner des maîtres, c’est qu’apparemment il me plaît de les payer. M. d’Assonville vous a envoyé quinze louis, c’est bien ; je ne les lui renverrai pas, parce que c’est mon frère ; mais tu me feras le plaisir de prendre cette bourse et de payer tes leçons avec l’or que j’ai mis dedans, sinon tu en auras pour dix jours de salle de police. Va maintenant.

– Oh ! le terrible capitaine, disait Belle-Rose tout en riant ; qu’il est bon et qu’il se donne du mal pour paraître méchant !

Ce jour-là, Belle-Rose étudia la théorie du carré de l’hypoténuse, et prit, sur le papier, un vigoureux bastion défendu par une lunette. Quelquefois l’image de Suzanne venait embrouiller les angles, et le souvenir des promenades dans le jardin faisait manquer l’effet d’un chemin couvert ; mais Belle-Rose rattrapait le calcul et le siège, en se disant que chaque chiffre et chaque assaut le rapprochaient de son amante. Un beau jour, vers midi, comme il sortait de sa chambrette, mêlant dans son esprit l’amour aux mathématiques, un soldat le heurta vivement dans l’escalier.

– Au diable le maladroit ! s’écria le soldat.

– Il me semble que c’est vous qui m’avez poussé, dit Belle-Rose ; je passais à droite, vous montiez à gauche, et vous vous êtes jeté sur moi. Lequel est le maladroit, s’il vous plaît ?

– Tiens ! je crois qu’il raisonne ! T’aviserais-tu de me contredire, par hasard, mauvais blanc-bec ?

– En effet, j’ai eu tort, ce n’est pas maladroit que j’aurais dû dire, c’est insolent.

Le soldat leva la main, mais Belle-Rose la saisit en l’air, et sautant à la gorge de son adversaire, il le précipita rudement sur l’escalier. Au bruit de cette lutte, quelques sapeurs accoururent, et voyant ce qui se passait s’élancèrent sur les combattants pour les séparer. Il était temps ; Belle-Rose avait appuyé un genou sur la poitrine du soldat, qui râlait sous son étreinte furieuse.

– Tu vas me suivre ; un homme qui a la main si forte doit savoir tenir une épée, dit le soldat après qu’il se fut relevé.

Pour toute réponse, Belle-Rose lui fit signe de marcher. On sortit de la ville sans bruit et on s’arrêta dans la campagne, derrière un vieux cimetière, où personne ne passait. Les adversaires mirent habit bas, et, tirant l’épée, commencèrent à ferrailler. Le soldat, qui était un canonnier du nom de Bouletord, poussa Belle-Rose avec tant de furie, que celui-ci fut contraint de rompre deux fois.

– Oh ! oh ! s’écria son ennemi, il paraît que ce que tu as le mieux retenu de tes études, c’est l’art de battre en retraite.

Belle-Rose ne répondit pas et continua de parer. Il tentait, n’ayant plus de colère au fond du cœur, de désarmer Bouletord ; mais le canonnier avait trop d’adresse pour le lui permettre. En rompant une troisième fois, Belle-Rose trébucha contre une pierre ; Bouletord profita de l’accident pour lui porter une botte qui l’aurait percé d’outre en outre, si le sapeur, revenant vivement à la parade, n’avait écarté le coup ; l’épée glissa le long du corps et déchira la chemise, qui se rougit de quelques gouttes de sang. Le péril rendit un peu de son courroux à Belle-Rose ; il se mit à son tour à presser Bouletord, qui rompit, mais point assez vite pour éviter un coup de pointe dans les chairs du bras. Belle-Rose avança toujours ; un second coup blessa le canonnier à l’épaule ; il voulut riposter, mais une troisième fois l’épée du sapeur l’atteignit à la poitrine. Bouletord chancela et tomba sur ses genoux.

– J’ai mon compte, camarade, dit-il ; et il s’évanouit.

Belle-Rose, rentré au quartier, raconta ce qui venait de se passer à la Déroute.

– C’est fâcheux, lui dit le caporal, mais c’était inévitable.

Belle-Rose le regarda.

– Oh ! reprit le caporal, ceci est dans les mœurs du régiment ! On a voulu vous tâter. Bouletord est un tâteur : Quand une recrue arrive au corps, un soldat le provoque ; tout sert de prétexte en pareille circonstance ; il lui donne ou il en reçoit un coup d’épée. Si la recrue se bat bien, il n’a plus rien à craindre, qu’il soit vainqueur ou vaincu ; mais, s’il a peur, il est perdu. On vous a fait passer par le baptême de fer.

– Le duel est cependant défendu.

– C’est une excellente raison pour qu’on se batte davantage.

– Mais qu’en résulte-t-il ?

– Rien. Les soldats se battent et les officiers ferment les yeux.

– Ainsi, je n’ai rien à faire ?

– Vous n’avez qu’à garder le silence. Bouletord sera porté à l’hôpital et ne dira rien ; vos deux témoins seront muets comme des carpes : c’est la religion du soldat. Faites votre service comme si vous n’étiez pour rien dans l’affaire, et si M. de Nancrais apprend tout, soyez sûr qu’il fera semblant de tout ignorer.

– Cependant le chirurgien visitera les blessures de Bouletord ?

– Le chirurgien dira que Bouletord a la fièvre ; s’il guérit, on dira que la fièvre l’a quitté.

– Et s’il meurt ?

– Il sera mort de la fièvre.

Belle-Rose se prit à rire.

– Je ne ris point, continua le caporal ; j’ai déjà vu mourir comme ça une demi-douzaine de sapeurs, les uns de la fièvre maligne, les autres de la fièvre rouge. La fièvre rouge est un coup de sabre, la fièvre maligne est un coup d’épée ; c’est la plus dangereuse. La fièvre est la providence du soldat. Allez vous coucher.