Belle-Rose/VI

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Calman-Lévy (p. 60-69).

Tout se passa comme la Déroute l’avait prédit. Bouletord entra à l’hôpital ; le chirurgien le visita, et déclara qu’il était malade d’une fièvre intermittente. M. de Nancrais feignit de croire ce qu’avait dit le chirurgien ; mais un jour qu’il rencontra Belle-Rose seul sur le rempart, il l’interpella brusquement :

– On m’a conté que tu avais failli attraper la fièvre ces jours-ci, prends-y garde : je n’aime pas qu’on la donne ni qu’on la reçoive. C’est bon pour une fois.

– C’est fini, répondit hardiment Belle-Rose ; l’accès est passé.

M. de Nancrais sourit. Bouletord guérit, et il n’en fut plus question. Quelques mois se passèrent, puis un an, puis deux, puis trois ; Belle-Rose écrivait fréquemment à Saint-Omer ; dans les réponses qu’il en recevait, il y avait toujours quelque souvenir de Suzanne, un mot, une fleur de la saison nouvelle, quelque chose qui venait du cœur et qui allait au cœur. Déjà le fils du fauconnier avait dépassé la Déroute ; M. de Nancrais, qui l’aimait à sa manière, n’attendait plus, disait-il, que l’occasion de lui faire casser la tête au service du roi pour demander l’épaulette en sa faveur. Belle-Rose appelait une bataille de ses vœux ; mais l’Espagnol se tenait sur la frontière, fort paisible dans ses quartiers. Après les généraux, le tour des ambassadeurs était venu. Au lieu de guerroyer, on négociait. Louis XIV s’était marié.

La paix ne faisait point les affaires de Belle-Rose ; aussi enrageait-il de tout son cœur. Lorsque M. de Nancrais, le matin, après la lecture du rapport, voyait Belle-Rose soucieux, il lui demandait si les nouvelles étaient à la guerre.

– Point, répondait le sergent ; il serait bien temps de donner des quenouilles aux soldats, au moins seraient-ils bons à quelque chose !

– Voilà un drôle qui, pour allumer plus vite le flambeau de l’hyménée, mettrait volontiers le feu aux quatre coins de l’Europe, répondait gaiement M. de Nancrais.

Mais aussitôt que le sergent devenait trop morose, le capitaine lui confiait le commandement de petits détachements qu’on envoyait pour le service des fortifications à Béthune, à Péronne, à Amiens, à Saint-Pol et autres villes de la Picardie et de l’Artois.

Sur ces entrefaites, Belle-Rose reçut une lettre dont la suscription lui fit battre le cœur ; il venait de reconnaître l’écriture de Suzanne. C’était la première fois qu’elle lui écrivait directement. Il y a dans la première lettre de la première femme aimée une douceur infinie qui mouille les yeux de larmes divines. Elle apporte une indéfinissable émotion qu’aucune chose ne peut remplacer désormais ; les doigts caressent le papier, la bouche l’effleure ; il s’en échappe un parfum que l’âme aspire, et c’est un enchantement dont le souvenir réchauffe le cœur des plus tristes vieillards. Belle-Rose baisa mille fois cette lettre avant d’en briser le cachet, puis il courut dans la campagne pour donner à ses confuses mais bienheureuses sensations le silence qui permet de les savourer. Quand il se fut blotti à l’ombre des tilleuls, loin des chemins poudreux par où s’épanche le bruit des villes, il déchira l’enveloppe et lut ce qui suit :

« Quand vous êtes parti de Saint-Omer, mon ami, vous aviez dix-huit ans, j’en avais quinze alors ; plus de trois ans se sont écoulés depuis cet instant, et il ne s’est pas passé un seul jour sans que ma pensée se soit arrêtée sur vous. Votre souvenir habite mon cœur comme je vis dans le vôtre : chaque fois que vos lettres annonçaient vos progrès et votre avancement, je me suis réjouie. J’étais heureuse de vos succès et fière d’avoir placé ma tendresse sur un être qui la méritait. Dans la solitude, ma pensée s’est mûrie, mon ami. L’avenir que nous avons rêvé ensemble, et que nous nous étions promis l’un à l’autre d’atteindre, cet avenir m’est toujours doux, et c’est vers lui que se reportent mes illusions quand je veux goûter une heure de tranquille bonheur. L’espérance berce le cœur comme une mère son enfant. Claudine, mon amie, la confidente de mes songes, les anime souvent de sa joyeuse parole, et leur donne alors toutes les trompeuses espérances de la réalité. L’aurore nous trouve bien des fois causant tout bas le long des haies où babillent les oiseaux ; bien des fois le crépuscule nous surprend encore dans les prés, marchant les mains entrelacées, et toutes deux nous regardons les bandes d’or qui s’éteignent, et le dernier sourire du soleil qui luit au sommet des peupliers. Elle a votre nom sur les lèvres et m’embrasse ; il est dans mon cœur, et je me tais. Quant à mon père, il passe son temps à s’informer du prix des denrées pour accroître sa fortune, que je trouve déjà trop considérable. Il m’assure que c’est pour mon bonheur, et je ne peux pas lui faire entendre raison là-dessus. Il achète un jour du foin, et le lendemain du blé, puis il revend le tout avec de gros bénéfices. – C’est pour ta dot, me dit-il. – Une dot qui est déjà trop grosse ! C’est une chose étrange ! les personnes qui nous sont le plus attachées agissent suivant leur fantaisie quand elles croient agir pour notre bien, et travaillent à satisfaire leur goût lorsqu’elles prétendent travailler à notre bonheur. Je voudrais allonger cette lettre pour retarder le moment où je dois vous entretenir de l’affaire qui nous touche le plus près, l’un et l’autre. Mais à quoi bon ? Ne faudra-t-il pas toujours que je contraigne mon esprit à vous en instruire ? l’honnêteté l’exige. Quand vous aurez lu cette lettre jusqu’au bout, vous pleurerez sur moi, sur vous, mais vous m’absoudrez. Ma volonté s’est soumise au mal, elle ne l’a pas fait. Vous savez quelle fut la réponse de mon père à votre proposition : depuis ce jour, il ne m’a jamais entretenue de votre amour et de vos espérances ; seulement, quand on lui parlait des progrès que vous faisiez dans l’estime de vos chefs, il disait que cela ne l’étonnait point et que vous étiez un garçon à parvenir à tout. Dans ces moments-là, je me sentais des envies extraordinaires de l’embrasser. Il y a quelque temps, M. de Malzonvilliers, en revenant d’un voyage qu’il avait entrepris à Calais, me présenta un jeune gentilhomme de bonne mine. Un instinct secret, l’instinct du cœur sans doute, me dit que ce jeune seigneur ne venait point à Malzonvilliers pour affaires de commerce, et je sentis mon cœur se serrer. Ce jeune seigneur avait l’esprit très vif, tourné à la galanterie, railleur, plaisant dans ses propos et tout à fait l’air d’un homme de bon lieu ; mais on voyait qu’il parlait avant de réfléchir, et qu’il était surtout occupé de plaisirs et de choses futiles. Il resta huit ou dix jours au château, pendant lesquels il ne me fut guère possible de me promener avec Claudine, si ce n’est parfois le matin, de très bonne heure, ou le soir, tandis que l’étranger rendait visite à la noblesse de Saint-Omer. Au bout de ce temps, le gentilhomme partit ; je respirais à peine que déjà un grave seigneur le remplaçait au château. Celui-ci était pour le moins aussi sédentaire que l’autre était ingambe ; il avait l’humeur douce, égale et bonne, l’air d’une bienveillance extrême, et, quoique souffrant d’anciennes blessures, le maintien noble et aisé. Ses discours étaient enjoués, mais toujours honnêtes, ses manières polies, et l’on se sentait attiré par l’expression de sa physionomie en même temps que saisi de respect à la vue de ses moustaches grises et des cicatrices qui sillonnaient son front chauve. Ce seigneur se nommait M. d’Albergotti. Il était marquis, appartenait à une famille d’origine italienne qui avait tenu un rang considérable dans le Milanais, et portait le cordon de Saint-Louis. M. d’Albergotti avait beaucoup voyagé ; sa conversation était intéressante, sa bonté me touchait, et j’éprouvai quelque peine quand il quitta Malzonvilliers pour se rendre à Compiègne, où M. de Turenne le mandait. Il n’était parti que depuis la veille, lorsque mon père, me prenant sous le bras, me fit descendre au jardin. Vous savez que ce n’est pas son habitude ; aussitôt qu’il a une heure sans emploi, il s’enferme dans son cabinet, et tout aussitôt une ou deux feuilles de papier sont couvertes de chiffres. Je le regardai étonnée : il se mit à rire.

« – Oh ! me dit-il, j’ai à te parler de choses très sérieuses.

« Ce début augmenta ma surprise, et sans savoir pourquoi, j’eus peur.

« – J’ai songé à te marier, reprit mon père ; tu viens de voir tes deux prétendants.

« – M. le comte de Pomereux et M. d’Albergotti ! m’écriai-je plus morte que vive.

« – Eux-mêmes, mon enfant.

« Je crois que si mon père ne m’avait pas soutenue, je serais tombée.

« – Vous êtes une petite folle, continua-t-il en me faisant asseoir sur un banc ; le mariage a-t-il donc rien de si effrayant ? Je ne prétends pas d’ailleurs contraindre votre goût. Vous choisirez entre le comte et le marquis.

« J’étais atterrée et ne savais que répondre. Quelques larmes jaillirent de mes yeux, et je me cachai la tête entre les mains. Mon père se mit à battre la terre avec le bout de sa canne.

« – Voyons, ma fille, sois raisonnable, reprit-il ; j’aime beaucoup Jacques, et je suis tout prêt à le lui prouver ; mais, en conscience, tu ne peux pas l’épouser. Voyez donc quel beau mariage ça ferait !

« Je ne vous répéterai pas tout ce qu’il me dit pour m’amener à son opinion ; je n’entendais rien, et ne voyais que vous qui me sembliez debout devant moi.

« – Enfin, ajouta-t-il en terminant, tu seras marquise ou comtesse, c’est une consolation.

« – J’ai promis de l’attendre ! m’écriai-je, suffoquée par les larmes.

« – Eh ! voilà bien une autre folie ! répliqua mon père ; et là-dessus il me tint cent autres discours que dans ce moment-là je ne compris guère, mais qui depuis me sont revenus à la mémoire et que je ne vous rapporterai pas tout au long. On prétend que les pères n’en tiennent jamais d’autres à leurs enfants ; les pères, je veux bien le croire, mais les mères, c’est impossible ! C’étaient de grands discours sur notre fortune et sur le bonheur que je goûterais étant riche et titrée ; tout cela était dit sans méchanceté aucune et de la meilleure foi du monde. Quand M. de Malzonvilliers me quitta, j’étais comme étourdie. Au bout d’une heure, le trouble de mes esprits se calma, et je me fis tout haut à moi-même la promesse de n’épouser jamais que vous. Vers le soir, très résolue à suivre mon projet, je me rendis chez vous pour raconter ce qui se passait à Claudine. Ce fut votre père qui me reçut. Que devins-je, mon ami, lorsque je l’entendis m’exhorter à vous oublier ! Je résistai ; alors, prenant mes mains dans les siennes, et courbant son front chargé de cheveux blancs devant le mien, il me supplia d’obéir à M. de Malzonvilliers, au nom de son propre honneur à lui, Guillaume Grinedal, au nom du vôtre, Jacques ! Il ne voulait pas que l’on pût porter contre lui l’accusation d’avoir toléré notre mutuelle tendresse, ni que l’on vous supposât coupable d’avoir abusé de la confiance de mon père dans l’espoir de m’épouser pour augmenter votre fortune ! Il m’assura que jamais il ne consentirait à l’union de son fils avec une personne qui le choisirait contre le gré de sa famille ; j’ai vu pleurer ce vieillard, mon ami, et je me suis retirée toute bouleversée. Dans mon isolement, je me suis jetée aux pieds d’un vieux prêtre, mon confesseur. Il m’a écoutée avec une pieuse charité. – Élevez votre âme à Dieu, m’a-t-il dit, et faites-lui une offrande de vos douleurs ; les enfants doivent obéissance à leurs parents.

« Un instant, j’ai eu la pensée de prendre le voile ; mais j’ai compris que si je me donnais à Dieu, j’étais perdue pour vous. Au moment où j’étais le plus tourmentée, votre sœur vint à moi. Ce n’était plus la jeune fille rieuse et folâtre que vous avez connue. Ses yeux étaient rouges à force d’avoir pleuré. – Suzanne, me dit-elle, c’est votre devoir d’obéir. Il vous aime trop bien pour ne pas vous pardonner. – Mon père arriva. Je compris qu’il attendait ma réponse : je me jetai dans ses bras en pleurant. Il m’embrassa sur le front ; sa joie fut ma seule consolation à cette heure suprême. – Lequel as-tu choisi ? me dit-il. – Hélas ! je n’y avais seulement pas songé ! Les deux gentilshommes se représentèrent à ma pensée. M. de Pomereux était jeune et superbe, l’autre était vieux et souffrant. Je n’hésitai pas. – M. d’Albergotti, répondis-je. – Mon père parut étonné, mais il ne manifesta pas autrement sa surprise que par un mouvement des lèvres. – Soit, dit-il, je vais lui écrire. – Deux jours après, M. d’Albergotti revint à Malzonvilliers. – Je vous dois de la reconnaissance, me dit-il ; mais soyez certaine que je m’efforcerai de vous donner autant de bonheur que vous en pouvez espérer d’un père. – Sa voix et le regard qui accompagna ces paroles me touchèrent profondément, et je mis ma main dans la sienne. Ayez du courage, mon ami ; l’honneur et le devoir m’ordonnaient de faire ce que j’ai fait ; vous souffrirez avec moi sans me condamner. Nous nous habituerons à ne penser l’un à l’autre que comme un frère pense à sa sœur. Vous serez le mien, et nul autre que vous et mon mari n’entrera dans un cœur qui se réfugie en Dieu. Adieu, Jacques, dans trois jours je serai la femme d’un autre ; il ne me sera plus permis de vous écrire. Par pitié, ne vous laissez pas aller au désespoir ; le vôtre me rendrait folle, et c’est à peine si déjà je conserve assez de raison pour vous exhorter au sacrifice. Ma part n’est-elle pas la plus amère ? Vous restez libre, libre d’aimer, et je m’enchaîne !

« SUZANNE. »

Lorsque Jacques eut terminé cette lecture, il se leva. Sa figure était blanche comme un cierge ; aucune larme n’éteignait l’éclat fiévreux de ses regards ; lui qui s’attendrissait aisément devant les émotions faciles, demeura impassible en face de cette douleur profonde qui déchirait tout son être. Il marcha d’un pas rapide, mais ferme, vers la maison de M. de Nancrais et entra. Le capitaine travaillait. Au nom que lui jeta le sapeur de planton, M. de Nancrais, sans se retourner, demanda à Belle-Rose ce qu’il voulait.

– Un congé, répondit le sergent.

– Hein ? fit le capitaine. Tu veux un congé ?

– Oui, monsieur.

Le capitaine quitta son bureau. Si la voix de Belle-Rose lui avait paru altérée, l’expression de son visage l’étonna.

– Qu’as-tu ? lui dit-il.

– Il faut que je parte pour Saint-Omer.

– Aujourd’hui ?

– À l’instant.

– Et si je ne voulais pas te donner ce congé ?

– Je recommanderais mon âme à Dieu, mon corps à M. d’Assonville, et me ferais sauter la cervelle après.

– Il n’y aurait peut-être pas grand mal à cela ; ce serait autant de besogne épargnée à mes sapeurs !

– J’attends, mon capitaine, reprit Belle-Rose.

M. de Nancrais le regarda une minute : c’était un homme qui se connaissait en physionomies ; l’expression de celle du sergent lui fit comprendre que Belle-Rose avait pris une résolution irrévocable, et que cette résolution partait d’une secousse violente. Il aimait le fils du vieux fauconnier plus qu’il ne le laissait voir, il se décida donc sur-le-champ.

– Mais que se passe-t-il à Saint-Omer ? reprit-il.

– Mlle de Malzonvilliers se marie.

– Eh bien ! qu’est-ce que ça te fait ?

– Je l’aime.

– Ah ! voilà une excellente raison ! Sous toutes les folies que les hommes entreprennent, cherchez, et vous trouverez une femme ! Voyons, Belle-Rose, que feras-tu à Saint-Omer ?

– Je la verrai.

– Et si elle ne veut pas te recevoir ?

– Il adviendra ce que Dieu voudra.

– C’est de la frénésie ! Mon frère et toi vous m’aviez bien conté cette histoire, mais je l’avais presque oubliée ! Un amour de soldat, mais c’est une fleur d’automne !

Belle-Rose regarda la pendule ; ce mouvement n’échappa point à M. de Nancrais.

– Eh ! mon garçon, il n’y a qu’un quart d’heure ! Qu’est-ce ?

– C’est une lieue.

Le capitaine s’approcha de la table, écrivit quelques mots sur un bout de papier et signa.

– Va-t’en au diable ! dit-il à Belle-Rose en lui donnant le papier.

Mais au moment où Belle-Rose se retirait, il lui prit la main :

– Tu es le fils du vieux Guillaume, mon ami, ne fais pas de sottise ; tu nous affligerais, M. d’Assonville et moi ; tu as l’âme honnête, aie le cœur fort.

Belle-Rose serra la main de M. de Nancrais et s’élança hors de l’appartement.