Belle-Rose/VIII

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Calman-Lévy (p. 77-88).

Le lendemain, de bonne heure, M. d’Assonville fit entrer Belle-Rose dans son appartement. Sur la table devant laquelle il était assis, on voyait quelques lettres et divers papiers éparpillés. À la pâleur du capitaine, à ses yeux fatigués, on comprenait qu’il avait passé la nuit tout entière à écrire.

– J’ai fait prévenir M. de Nancrais que j’avais besoin de tes services, dit-il à Belle-Rose ; ta responsabilité de soldat est à couvert, et d’un jour à l’autre la prolongation de ton congé arrivera. Es-tu toujours prêt à partir ?

– Toujours.

– Peut-être y aura-t-il quelque danger, et je dois t’en prévenir.

– Je regrette seulement que ces dangers ne soient pas certains.

M. d’Assonville leva ses beaux yeux sur Belle-Rose, et lui tendant la main : – Laisse la tristesse à ceux qui n’espèrent plus. Tu as vingt ans, Belle-Rose ! vingt ans, l’âge du plaisir !

– Et vous trente, capitaine ; trente ans, l’âge des passions !

– Tu crois ? reprit le capitaine avec un sourire. Il me semble que j’ai le cœur éteint. – Un instant il garda le silence, puis il reprit : – Dieu est le maître ! Laissons cela et revenons à ton voyage. Voici trois lettres, mon ami. Elles contiennent chacune une part de ma vie. Retiens donc bien ce que je vais te dire. À ton arrivée à Paris, tu te logeras dans une rue voisine du Luxembourg. Vers le soir, tu te rendras dans la rue Cassette, au coin de la rue de Vaugirard, en ayant soin d’emporter avec toi la plus petite de ces trois lettres. Tu frapperas à une porte basse donnant sur une cour plantée d’arbres. Une petite maison vieille et de chétive apparence est sur le côté. Au troisième coup on t’ouvrira. Tu tireras la lettre et prieras la personne qui viendra de la remettre à Mlle Camille. Retiens bien ce nom, car il n’est pas sur la lettre. Si on te répond qu’elle est partie, insiste alors pour qu’on la remette à son frère Cyprien. L’individu, quel qu’il soit, qui t’aura parlé, prendra la lettre et tu te retireras, après avoir eu soin d’écrire ton nom et ton adresse sur l’enveloppe.

– Bien… Camille et Cyprien.

– Si, après trois jours, tu n’as pas reçu de réponse, tu retourneras à la maison de la rue Cassette, et tu remettras à la même personne une seconde lettre, celle-ci.

– Celle qui est plus grande que la première et moins que la troisième ?

– Précisément. Tu attendras trois jours encore. Au bout de ces trois jours, si tu n’as vu ni valet ni billet, tu prendras la dernière lettre et la porteras comme les deux autres.

– Et je demanderai toujours Mlle Camille ou M. Cyprien, son frère ?

– Toujours ; seulement, cette fois, tu ajouteras sur l’enveloppe ces mots : Je pars dans vingt-quatre heures.

– Et partirai-je vraiment ?

– À moins que tu ne te plaises au séjour de Paris.

– Alors, je partirai.

– Je ne crois pas. Bien certainement, si l’on n’est pas venu, quelqu’un viendra te chercher après la troisième épître.

– Mlle Camille ou M. Cyprien ?

– L’une ou l’autre, ou peut-être l’une et l’autre, reprit M. d’Assonville avec un singulier sourire. Tu les suivras et tu feras exactement tout ce qu’ils te diront.

– Mais à quoi les reconnaîtrai-je ?

– À ces mots que Mlle Camille prononcera en t’abordant : La Castillane attend. Peut-être seras-tu prévenu par un billet où ces mots se trouveront. Ce billet t’indiquera un rendez-vous et tu t’y rendras. Il n’y a pas de danger, seulement, prends un poignard.

– Ah !

– Tu auras soin d’avoir toujours le bras droit libre et prêt à agir.

– Ah ! ah !

– Oh ! c’est une simple précaution. Lorsque tu seras arrivé où l’on veut te conduire, et que tu auras parlé à la personne vers laquelle je t’envoie, tu me rediras tout ce que tu auras vu et entendu, mais sur l’heure et sans perdre une minute.

– Est-ce tout ?

– C’est tout. Pars maintenant, et que Dieu te conduise et me vienne en aide !

Au moment où Belle-Rose montait à cheval, M. d’Assonville l’embrassa.

– Que je vive ou que je meure, lui dit-il, j’ai ta parole ; je compte sur ton silence.

Belle-Rose serra les trois lettres dans son pourpoint, piqua des deux et partit. L’agitation de son corps calmait l’agitation de son esprit ; il fit donc la route au galop pour se reposer. Son premier soin, en arrivant à Paris, fut d’arrêter un petit logement garni au rez-de-chaussée d’une maison de la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice. L’appartement, qui se composait d’une chambre et d’un grand cabinet, était propre et avait vue sur des jardins. Belle-Rose paya une quinzaine d’avance, M. d’Assonville l’ayant mis en état de faire figure à Paris ; puis, tirant à l’écart le maître du logis, qui était en même temps le concierge, il lui donna un louis d’or en lui recommandant de bien prendre garde à la mine des gens qui viendraient le demander. Ces manières gagnèrent le cœur de l’hôtelier ; il ôta son bonnet.

– Mon gentilhomme, dit-il, j’ai, quoique vieux, des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, une langue pour parler. Vous serez servi à souhait.

– C’est bien. Apprenez seulement que je ne suis pas gentilhomme.

– Tant pis ; des gens faits comme vous méritent d’être marquis de naissance.

– Vous m’appellerez Belle-Rose.

– Je vous appellerai comme vous voudrez ; mais vous ne m’empêcherez pas de dire, si vous n’êtes vraiment pas ce que je supposais, que le sort s’est conduit comme un malotru.

Belle-Rose roula un manteau autour de ses épaules, glissa la plus petite des trois lettres dans sa poche et sortit.

– C’est égal, dit l’hôtelier en le suivant de l’œil tandis qu’il longeait les murailles de la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice, il a voulu se déguiser, c’est son affaire ; mais on ne m’ôtera pas de l’idée que c’est un grand seigneur. Quelle tournure !

Cette exclamation répondait au cri de sa pensée. Celui-là disait : Quel louis !

Les choses arrivèrent comme M. d’Assonville l’avait annoncé à Belle-Rose. La porte basse ne s’ouvrit qu’au troisième coup ; une femme, embéguinée dans une coiffe qui lui descendait par devant jusqu’aux yeux, et par derrière jusqu’à la nuque, parut sur le seuil. Elle lança sur Belle-Rose un regard vif qui l’embrassa de la tête aux pieds, puis baissa les yeux, croisa les bras sur un petit surtout de laine carmélite, et attendit. La maison, qui s’adossait contre le mur mitoyen, et dont le toit d’ardoises se voyait seul de la rue, était lézardée, branlante et toute rongée de mousse. Cette maison devait être vieille déjà du temps de la Ligue ; elle avait l’apparence discrète, l’air dévot, l’aspect morne. Aucun jet de fumée ne sortait par les cheminées ; les fenêtres étaient closes. Dans la cour croissaient des arbres énormes, et sous leur ombre s’éparpillaient des vases de marbre d’un travail précieux, mais souillés par le lichen et privés de fleurs.

– La maison n’est pas à louer, dit la femme, qui voyait par-dessous sa coiffe.

– Aussi ne viens je pas pour cela, répondit Belle-Rose qui rougit un peu ; j’ai là une lettre que je suis chargé de faire tenir à Mlle Camille.

La femme lança un nouveau regard à Belle-Rose.

– Elle est partie, reprit-elle ensuite les yeux baissés.

– Veuillez alors la remettre à son frère.

Un autre regard glissa entre les cils de la discrète personne, et s’éteignit promptement sous les paupières ramenées.

– Quel frère ? demanda-t-elle.

– M. Cyprien.

La femme tendit la main, prit la lettre, salua et repoussa la porte sur Belle-Rose.

Le surlendemain, Belle-Rose fut arrêté par l’hôtelier au moment où il passait la clef dans la serrure de sa chambre.

– Il y a, lui dit-il, une lettre pour vous.

– Ah ! ah ! fit le sergent en pensant que la réponse ne s’était pas fait attendre aussi longtemps que le capitaine l’avait pensé. Où est cette lettre ?

– La voici.

– Eh ! eh ! fit Belle-Rose en lisant l’adresse, il paraît qu’on sait mes noms, titres et qualités. C’est bien cela, Belle-Rose, sergent de sapeurs au régiment de La Ferté.

L’hôte sourit finement.

– Mais oui : on s’en doute… comme moi, dit-il.

La lettre était sous enveloppe, cachetée de cire rouge. Belle-Rose brisa le cachet et jeta vivement les yeux sur le papier. Voici ce qu’il contenait :

« Le sergent Belle-Rose a manqué à la discipline en quittant sa compagnie sans permission. Afin de le lui rappeler, ledit sergent sera mis huit jours aux arrêts à son retour au corps ; mais afin de régulariser son absence, il trouvera sous ce pli la commission de sergent recruteur et les instructions qui se rattachent à ce nouveau grade. Le sergent Belle-Rose est autorisé à demeurer un mois à Paris ou ailleurs, si besoin est.

« Le vicomte GEORGES DE NANCRAIS. »


– C’est encore de la bonté déguisée, murmura Belle-Rose ; et dès le jour suivant il entra en fonctions. C’était une occasion nouvelle d’agiter son corps.

M. Mériset, l’honnête propriétaire, n’entendit rien de la lecture du billet que son commensal mâchonna entre ses dents ; mais le nom du vicomte de Nancrais prononcé à demi-voix l’avait frappé.

– Un vicomte ! répéta-t-il quand il fut seul ; un vicomte ! J’en étais bien sûr, c’est un gentilhomme !

À partir de ce moment, ses respects redoublèrent pour un personnage qui connaissait des vicomtes, recevait des lettres scellées d’un grand sceau de cire rouge et payait en or. Chaque soir, Belle-Rose lui demandait si personne n’était venu.

– Personne, répondait le bonhomme, et dans la crainte que quelqu’un ne vînt en son absence, M. Mériset restait assis dans un petit salon, près de la porte, du matin au soir.

Le troisième jour, M. Mériset, du plus loin qu’il aperçut Belle-Rose, courut à lui. Depuis une heure ou deux les habitants de la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice avaient vu M. Mériset se promenant devant sa porte et tirant sa montre à toute minute. L’honnête hôtelier aborda Belle-Rose le bonnet à la main, avec un petit air à la fois mystérieux et charmé.

– Eh bien ! monsieur Belle-Rose ? dit-il.

– Eh bien ! monsieur Mériset ?

– Quelqu’un est venu !

– Ah ! ah ! quelqu’un ou quelqu’une ?

– Un jeune seigneur fort richement habillé, ma foi ; la moustache retroussée, le nez pointu, maigre mais leste, et d’une tournure distinguée.

– Il a demandé après moi ?

– Certes oui, sans saluer, comme un gentilhomme. – Bonhomme, m’a-t-il dit, Belle-Rose est-il là ? – Non, monseigneur, ai-je répondu, debout et le chapeau à la main. À son air dégagé, j’ai compris tout de suite que j’avais affaire à un seigneur de la cour. – Au diable ! a-t-il repris. Tu lui diras que j’ai à le voir. Je l’attendrai demain.

– Vous a-t-il dit son nom ?

– Point.

– Son adresse ?

– Non plus.

– Où diable, monsieur Mériset, voulez-vous que je le trouve ?

– Oh ! il ne m’a rien dit, il a tout écrit chez vous.

– À la bonne heure, monsieur Mériset, voilà par quoi il aurait fallu commencer.

Belle-Rose trouva sur un meuble un bout de papier, et sur ce bout de papier ces mots : « Gaspard de Villebrais. »

– Mon lieutenant ! s’écria-t-il, que peut-il me vouloir ?

Le plus simple, pour le savoir, était de se rendre au logis du lieutenant ; c’est ce que fit Belle-Rose le lendemain. M. de Villebrais lui apprit qu’il était à Paris pour ses affaires, et en même temps pour celles de la compagnie.

– Je ferai les miennes, et je compte sur vous pour les autres, ajouta-t-il. Si vous avez besoin de moi, vous me trouverez tous les jours, d’une heure à deux, au jeu de paume, près du Luxembourg, et de trois à quatre à la place Royale. C’est là que vont les gens du bel air. Adieu, on m’attend quelque part.

– D’une heure à deux au Luxembourg, et de trois à quatre à la place Royale. C’est bien ; je m’en souviendrai pour ne pas m’y rendre, se dit Belle-Rose en s’en allant.

Ce lieutenant était un homme d’humeur hautaine et irascible que tous ses inférieurs détestaient.

Le jour suivant, le sergent retourna dans la rue Cassette et frappa contre la porte basse. La dame à la robe de laine carmélite prit cette fois la lettre à la première parole.

– Bien, se dit Belle-Rose : à notre première entrevue, elle a dit cinq ou six mots ; aujourd’hui, elle n’en a pas dit plus de deux ; à la prochaine entrevue, elle ne dira rien du tout. Ceci abrège singulièrement les négociations.

Belle-Rose tenait M. d’Assonville fort au courant de ses actions, et le reste du temps il battait la ville, recrutant des héros à six sous par jour pour l’artillerie de Sa Majesté Très-Chrétienne. Entre les lettres et les promenades, Belle-Rose pensait toujours à Suzanne. Il ne pouvait s’habituer à l’appeler madame d’Albergotti. Mais si son amour était aussi profond, le souvenir en était moins amer. Le sentiment du devoir, tout-puissant dans son âme, lui faisait excuser la conduite de Mlle de Malzonvilliers, qui n’avait cédé qu’à l’autorité paternelle. Quand il passait dans le quartier du Palais-Royal, par la rue Saint-Honoré, dans les jardins publics, sa bonne mine et l’éclat de sa jeunesse attiraient les regards de toutes les grisettes avenantes et de beaucoup de grandes dames aussi. Mais regards et sourires glissaient sur ce cœur qu’habitait un regret. Trois jours après l’envoi de la seconde lettre, Belle-Rose aperçut, comme il entrait dans la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice, le digne M. Mériset qui se promenait devant sa porte d’un pas pressé. Il tirait son bonnet, le remettait, s’arrêtait, regardait derrière et devant lui. Ses pieds touchaient à peine le sol, et ses lèvres, étroitement pincées, semblaient avoir quelque peine à contenir un jet de paroles prêt à s’échapper.

– Eh ! eh ! dit-il tout bas à Belle-Rose et de l’air le plus mystérieux du monde, il y a du nouveau.

– Une lettre ?

– Mieux que cela.

– Une visite ?

– Justement. Une visite comme les plus huppés gentilshommes de notre glorieux roi en voudraient bien recevoir.

– C’est donc une femme ?

– Et des plus jolies ! œil brun, doux et brillant, cheveux dorés comme des fils de soie, un petit nez fin, des lèvres à faire honte aux plus fraîches roses, et quelles dents ! Ah ! mon gentilhomme, qu’on se changerait volontiers en cerise pour être mordu par ces dents-là !

– Monsieur Mériset, la poésie vous a fait oublier ma qualité ; point de gentilhommerie, s’il vous plaît.

– Il y tient, pensa l’honnête propriétaire. Et il reprit tout haut : – Voilà cinquante-deux ans que je loge dans la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice, et il ne m’est point encore arrivé de voir pareil visage.

– Qu’est-ce enfin ? une soubrette ?…

– Une soubrette ! ah ! fi ! avec cette tournure de grande dame… C’est une marquise…

– Vous l’a-t-elle dit ?

– Je l’ai deviné.

Belle-Rose sourit, ayant une expérience personnelle de la perspicacité de son hôte.

– Va pour une marquise, reprit-il. Au moins vous a-t-elle dit quelque chose ?

– Certainement. Elle m’a dit qu’elle reviendrait.

– Ah !

– Puis elle est repartie dans la chaise qui l’avait amenée.

– Sans rien ajouter ?

– Ma foi, non ; mais j’ai bien compris à son air qu’elle était contrariée de ne vous avoir pas rencontré.

Belle-Rose ne douta pas un instant que la marquise de son hôte ne fût une émissaire de la rue Cassette. En conséquence le lendemain il demeura chez lui toute la journée et attendit. Personne ne parut. Ce fut ainsi le jour suivant. Belle-Rose retourna à ses recrues.

– Parbleu ! dit-il, si l’on veut me voir, qu’on m’écrive. Il y a des plumes pour tout le monde.

Comme il revenait deux jours après, vers le soir, il vit au bout de la rue un carrosse arrêté ; une femme était debout devant la portière, et à côté de la femme, un homme se tenait incliné, son bonnet à la main. Cet homme était M. Mériset : l’intelligent propriétaire aperçut Belle-Rose du coin de l’œil et lui fit un signe imperceptible pour l’engager à se hâter. Belle-Rose accourut, mais la femme sauta lestement dans le carrosse, le cocher poussa les chevaux, et l’équipage disparut dans la rue de Vaugirard. M. Mériset frappa du pied, ce qui, dans l’état de ses habitudes paisibles, dénotait une violente contrariété.

– Cinq minutes plus tôt, et vous la teniez ! s’écria-t-il.

– C’était donc elle ?

– Non pas.

– Qui donc, alors ?

– Une autre.

– Jeune, vieille, laide ou jolie ?

– Peut-être l’un, peut-être l’autre. Je ne sais pas.

– Vous l’avez cependant bien vue ?

– Du tout. Elle avait un grand voile noir sur la figure.

– Quoi ! vous n’avez rien vu, rien ?

– Rien, sauf le pied.

– Ah !

– Un pied de duchesse !

– Parbleu ! Mais dites-moi, monsieur Mériset, cette duchesse avait-elle, comme la marquise, l’air contrarié de ne m’avoir pas trouvé ?

– Au contraire. C’est au moins ce que je me suis dit en la voyant sauter en voiture.

– C’est juste. Elle ne venait donc pas pour me parler ?

– Pas tout à fait. Elle venait pour savoir.

– Et qu’avez-vous répondu, monsieur Mériset ?

– Ah ! ah ! on n’est point sot, quelque air qu’on ait. J’ai laissé causer et n’ai rien dit.

– Bien sûr ?

– Aussi vrai que ma maison est une honnête maison. Ce n’est pas qu’on n’ait voulu me tenter, et cette bourse qu’on m’a donnée prouve assez dans quelles intentions on était venu.

– Eh quoi ! vous l’avez prise ?

– Je l’ai prise et me suis tu. Une maison a toujours besoin de réparations ; mais les réparations n’obligent pas à parler. On a eu beau me retourner de cent façons pour savoir qui vous étiez, ce que vous faisiez, d’où vous veniez, j’ai été muet comme ce bonnet. Que voulez-vous ! c’est plus fort que moi. Vous m’avez charmé à la première vue, et je ne sais pas vraiment tout ce que je ferais pour vous. Cependant, il faut bien avouer que ma discrétion a peut-être moins de mérite au fond qu’en apparence. Je n’ai rien dit, sans doute, mais aussi je ne savais rien.

– Je ne chicanerai pas sur le fait, l’intention suffit.

– Oh ! l’intention était excellente et le sera toujours.

Belle-Rose se crut obligé de récompenser cette bonne intention afin de la maintenir dans le sentiment de l’honnêteté, et comme la personne n’avait point dit qu’elle reviendrait, il ne se donna pas la peine de l’attendre le lendemain. Pour le coup, Belle-Rose ne sut que penser de ces deux visites ; il n’était pas probable qu’elles vinssent toutes deux de la rue Cassette, et comme, d’un autre côté, il ne connaissait aucune femme à Paris, il ne pouvait faire que de vaines suppositions. Après avoir torturé son esprit de mille manières, il prit le parti fort sage de s’en remettre à l’avenir du soin d’expliquer cette aventure. Le jour de sa troisième course à la maison de la rue Cassette était venu. Le résultat fut tel qu’il l’avait prévu. La dame au surtout carmélite prit cette fois la lettre sans observation. Le lendemain, Belle-Rose s’installa chez lui et attendit. Les heures se passèrent ; rien ne parut. Le soir vint. À tout hasard, Belle-Rose serra ses hardes pour être prêt à partir au point du jour et sortit pour dîner chez un traiteur de la rue du Bac, où il avait coutume de prendre ses repas. Comme il en sortait, un rassemblement d’artisans et de boutiquières l’arrêta au coin de la rue de Sèvres ; par désœuvrement, il se mêla à la foule qui faisait grand bruit à propos d’un porteur de chaise qui se querellait avec un bourgeois. Tout à coup une main le saisit par le bras et une voix de femme prononça distinctement ces paroles à son oreille : La Castillane attend. Belle-Rose tressaillit, mais quand il se retourna, il n’y avait auprès de lui que des ouvriers. Il sentit seulement un papier que la main de l’inconnue avait glissé dans la sienne. Il se hâta de sortir du groupe et se dirigea vers la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice pour lire le billet. Au moment où il poussait la porte, une femme en sortit. Elle s’arrêta brusquement. Un jet de lumière tomba sur le visage de Belle-Rose et l’éclaira.

– Mon frère ! s’écria la femme.

– Claudine ! répondit Belle-Rose, et il reçut sa sœur dans ses bras.