Belle-Rose/IX
Belle-Rose entraîna Claudine dans son appartement et repoussa la porte au nez de M. Mériset, qui se confondait en révérences, un flambeau à la main.
– C’est la marquise, murmura l’honnête propriétaire en rentrant dans sa loge, et il l’appelle sa sœur !
Cependant, après les premières caresses, Belle-Rose fit asseoir Claudine sur un sofa. Il avait une furieuse envie de lui adresser une question, la seule qui tînt à son cœur, une question qu’un nom résumait. Une incroyable émotion l’en empêchait. Il fit un détour pour arriver à son but.
– N’es-tu pas déjà venue ? dit-il à Claudine.
– Si, vraiment, il y a quelques jours. Mais depuis lors il m’a été impossible de retourner ici.
– Que ne laissais-tu ton adresse ?
Claudine parut embarrassée un instant.
– Je ne le devais pas, reprit-elle après.
– Et pourquoi ?
– Parce que tu serais venu me voir.
Belle-Rose comprit. Il baissa les yeux, Claudine lui prit la main.
– Tu n’es donc pas arrivée seule à Paris ? reprit-il.
Claudine secoua la tête.
– Suzanne est à Paris ! dit Belle-Rose. J’y suis, et sans toi j’aurais ignoré sa présence !
– Oh ! ne la blâme pas ! Quand elle a quitté Malzonvilliers pour suivre son mari, qu’une affaire importante appelait à Paris, elle m’a suppliée de l’accompagner. Je n’ai pas pu refuser. Elle est si malheureuse !
– Malheureuse ! s’écria Belle-Rose.
– Il n’y a que moi et Dieu qui savons ce qu’elle souffre. M. d’Albergotti l’ignore. Quand il est là, elle sourit ; quand il s’éloigne, elle pleure.
Belle-Rose cacha sa tête dans ses mains.
– En arrivant à Paris, il y a quelques jours, elle est tombée malade… Oh ! elle est sauvée, reprit Claudine en voyant le trouble de son frère ; c’est elle qui m’a renvoyée vers toi…
– Oh ! j’irai, j’irai la voir, la remercier…
– Non, ne viens pas, ta présence la tuerait.
– Elle ne m’a donc pas oublié ? s’écria Belle-Rose avec cet accent profond que donne l’égoïsme de l’amour.
– Oublié ? Si tu l’étais, Jacques, serait-elle toujours si triste et si désolée ? Ton nom n’est pas sur ses lèvres, mais il est dans son cœur, et il la ronge.
Tous deux se turent. Une joie amère emplissait l’âme de Belle-Rose ; Claudine se repentait presque d’avoir parlé. Quel bonheur cet amour ravivé pouvait-il entraîner après lui ? Tirant son mouchoir de sa poche, elle essuya ses yeux un peu mouillés, écarta les cheveux qui voilaient son front d’enfant et se prit à sourire.
– Frère, dit-elle, je suis venue pour t’embrasser et non point pour pleurer. C’est une vilaine coutume que de courir au-devant du chagrin, qui se donne de son côté assez de peine pour venir jusqu’à nous. Laissons là cette conversation qui me rougirait les yeux, ce que je ne suis pas en humeur de souffrir ; prends mon bras pour me ramener au logis, et causons de tes affaires en chemin.
Il y a loin de la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice à la rue de l’Oseille, où était situé l’hôtel d’Albergotti ; tout en marchant le long de la rue du Bac et des quais, nous ne répondrions pas que Belle-Rose n’eût prononcé deux ou trois fois le nom de Suzanne ; mais Claudine détournait la conversation de ce terrain dangereux et la ramenait à des choses plus conformes à son humeur.
– Quand te reverrai-je ? demanda Belle-Rose à sa sœur en la quittant devant l’hôtel.
– Après-demain, si tu veux. Je disposerai de ma journée tout entière. À onze heures, je serai à la porte Saint-Honoré.
– Bien, j’y serai à dix.
Belle-Rose avait, grâce à sa sœur, oublié le billet glissé mystérieusement dans sa main. Son premier soin, aussitôt après être rentré chez le digne M. Mériset, fut d’en prendre connaissance. Il n’y trouva que ces quelques mots :
« Samedi prochain, Belle-Rose rencontrera, une heure après le coucher du soleil, à la porte Gaillon, une personne qui lui dira les paroles convenues ; qu’il suive cette personne, et il arrivera où M. d’Assonville l’envoie. »
Il se souvint alors que ce jour-là même il devait attendre sa sœur à la porte Saint-Honoré. Il eut un instant la pensée de lui écrire pour se dégager de sa promesse ; mais, en homme bien avisé, il comprit que les choses pouvaient s’arranger. À sa sœur, il donnerait le jour ; aux affaires de M. d’Assonville, le soir. Belle-Rose fut exact au rendez-vous ; sa sœur et lui montèrent en fiacre et prirent le chemin de Neuilly. Après avoir vainement cherché un gîte aux Porcherons, qu’une compagnie de mousquetaires avait envahis, Belle-Rose, au moment où le fiacre passait sur la chaussée, entendit une voix qui l’appelait par son nom. Il se pencha vers la portière, et vit, à la fenêtre d’un cabaret, un gentilhomme qui le saluait un verre de vin de Champagne à la main.
– Bien du plaisir, Belle-Rose ! disait-il.
– Quel est ce gentilhomme ? demanda Claudine à son frère qui inclinait sa tête.
– M. de Villebrais, mon lieutenant.
Après s’être promenés quelque temps dans les environs, Belle-Rose et sa sœur firent entrer le fiacre dans un chemin de traverse. Il y avait au bout d’une prairie une maison devant laquelle de beaux arbres étendaient leur ombre ; cette maison avait l’apparence d’une ferme. Espérant que dans ce lieu écarté on pourrait leur servir à dîner, Belle-Rose y courut, laissant sa sœur sur le bord du chemin.
Comme il revenait, battant les buissons avec un roseau qu’il tenait à la main, il entendit des cris d’effroi auxquels son nom était mêlé ; il pressa le pas, et vit Claudine qui se débattait aux mains d’un cavalier. En un bond, Belle-Rose fut sur la route.
– Eh ! parbleu ! arrive donc, s’écria le cavalier, tu m’aideras à faire comprendre à cette belle enfant que je ne suis pas un croquant !
Le cavalier n’avait pas terminé sa phrase, que déjà Belle-Rose, arrachant Claudine de ses bras, s’était placé entre eux.
– Monsieur de Villebrais, dit-il, cette belle enfant est ma sœur.
– Ta sœur ? Parole d’honneur, c’est charmant ! Tu es fort spirituel, Belle-Rose.
– Mon lieutenant !
– Ta sœur ? Est-ce qu’on se promène avec sa sœur ! J’ai une sœur aussi, elle est au couvent, mon cher.
– Monsieur de Villebrais, je vous ai dit la vérité ; Claudine…
– Ah ! elle s’appelle Claudine, ta cousine ou ta maîtresse ; l’une et l’autre peut-être… C’est un joli nom, tout à fait dans le goût pastoral. Dites donc, ma charmante, si vous voulez de mon cœur, je vous l’offre, il est vacant pour vingt-quatre heures.
Belle-Rose barra le passage au chevalier de Villebrais ; mais il n’y avait pas de raison à faire entendre à un homme qui avait trop déjeuné, et qui, tout débraillé, laissait voir une chemise tachée de vin. Se tournant donc vers le cocher, qui regardait philosophiquement le débat, il lui cria vivement de tourner bride vers Paris. Le chevalier jeta tout de suite une bourse aux pieds du cocher.
– Compte cet argent, maraud, lui dit-il, et quand tu auras fini, siffle tes plus beaux airs.
Le cocher ramassa la bourse, s’assit sur une borne et se mit en devoir de compter. Il n’était pas au troisième écu qu’il sifflait de toutes ses forces. Claudine, égarée, regardait tour à tour le cocher, son frère et le chevalier.
– Ce cocher est plein d’intelligence, reprit M. de Villebrais en se rajustant. Ne sois pas moins aimable que lui, mon ami ; ta maîtresse est jolie, elle me plaît ; voilà trois ou quatre heures que tu la promènes. Chacun son tour ; ôte-toi de là.
Belle-Rose regarda M. de Villebrais. Le chevalier était fort animé, mais ferme encore sur ses jambes, la voix était nette et claire, le geste aisé ; le sergent n’avait donc pas affaire à un homme gris, mais à un officier entêté. Le débat devenait donc plus grave.
– Voyons, mon cher, as-tu compris ? reprit le chevalier ; tourne les talons, cours aux Porcherons, demande le cabaret de la Pomme de pin et dîne copieusement, je t’invite, va !
– Mon lieutenant, je n’irai pas.
– Tu veux rester ?
– Oui.
– Ah çà, drôle, oublies-tu qui je suis ?
– Au contraire, je voudrais vous le rappeler.
– Ah ! tu fais le plaisant. Je te couperai les oreilles…
– Je n’en crois rien.
M. de Villebrais leva le bras, Belle-Rose le saisit à la volée.
– Quoi ! tu oses me toucher, coquin ? Je vais te donner de mon épée dans le ventre ! s’écria M. de Villebrais, qui, perdant toute retenue, fit un effort pour dégager sa main et prendre l’épée ; mais Belle-Rose le repoussa si vivement qu’il trébucha. Avant qu’il se fût relevé, le sergent avait déjà tiré la sienne.
Le cocher ne comptait plus, mais il sifflait toujours.
– Monsieur de Villebrais, je vous jure que vous n’arriverez à ma sœur qu’après m’avoir passé sur le corps ! s’écria Belle-Rose.
– Je ne me battrai pas avec toi et je te ferai pendre, répondit le lieutenant. Eh ! cocher, ajouta-t-il, il y a dix louis pour toi si tu aides cette adorable personne à monter en fiacre, et dix autres encore si tu la conduis au cabaret de la Pomme de pin, où j’irai bientôt la rejoindre.
Claudine voulut fuir, mais elle chancela et tomba sur ses genoux.
– C’est fait, dit le cocher en serrant la bourse que sa main caressait.
– Pas encore ! s’écria-t-on près de là ; et au même instant un inconnu parut sur le chemin.
C’était un beau jeune homme d’une figure franche et décidée, et bien pris dans sa taille. Son costume, sans broderie et sans ruban, lui donnait l’apparence d’un étudiant ; mais il avait la mine et l’épée d’un gentilhomme.
– Qu’est-ce à dire ? reprit M. de Villebrais, et de quoi vous mêlez-vous ?
– J’ai dit ce que j’ai voulu, et je me mêle des affaires des autres quand il me plaît, répondit gravement l’inconnu.
Sur un geste du lieutenant, le cocher, qui hésitait depuis l’intervention inattendue du cavalier, s’avança vers Claudine. Il n’avait pas fait deux pas, que la main de l’inconnu s’appuyait sur son épaule.
– Écoute, lui dit-il : Monsieur que voilà t’a promis dix louis pour conduire mademoiselle aux Porcherons ; moi, je te promets cent coups de bâton si tu ne la conduis pas à la métairie que voilà ; mais je joindrai mon invitation à celle de monsieur pour te prier de l’aider à monter en fiacre. Comprends-tu ?
– Très bien, dit le cocher, qui sentait, à la manière dont la main du cavalier s’était appuyée sur son épaule, qu’il n’y avait pas d’objection à faire à un homme si plein d’éloquence et de vigueur. Une nouvelle conviction venait de pénétrer dans son esprit, et en néophyte zélé il courut ouvrir la portière, voulant, par son empressement, témoigner de la chaleur de sa conversion.
– Entrez, mademoiselle, reprit l’inconnu en présentant la main à Claudine, entrez ; je vous réponds des bons sentiments de cet honnête cocher. N’est-ce pas, l’ami ?
– C’est trop d’honneur, monsieur, répondit l’autre, qui se frottait l’épaule tout en fermant la portière.
L’intervention de l’étranger avait été si rapide, l’action avait si promptement suivi ses paroles, que M. de Villebrais et Belle-Rose étaient demeurés spectateurs muets de cette scène. Mais au moment où Claudine s’assit dans le fiacre, M. de Villebrais sentit se rallumer toute sa colère. Il fondit sur Belle-Rose l’épée à la main, et lui porta un coup si furieux, qu’il l’aurait transpercé d’outre en outre, si Belle-Rose, au bruit de ses pas, ne se fût jeté de côté. Le fer déchira les habits du sergent et glissa sur l’épaule ; mais grâce à la vivacité du mouvement et de la parade, la chair seule fut entamée.
– Vous pratiquez donc aussi l’assassinat, monsieur ? dit l’étranger, tandis que le cocher poussait les chevaux dans la direction de la métairie avec une ardeur sans pareille.
M. de Villebrais pâlit à cet outrage.
– En garde ! monsieur, s’écria-t-il d’une voix étranglée par la fureur ; et il s’élança vers l’inconnu.
– Vous m’oubliez, je crois ! dit Belle-Rose ; et d’un bond il tomba entre le lieutenant et l’étranger.
– Si votre adversaire voulait me céder son tour, reprit celui-ci sans même toucher à la garde de son épée, je consentirais bien à vous faire l’honneur de me mesurer avec vous, monsieur ; mais je vous ferai observer que vous lui devez la préférence.
– Me battre avec un manant, jamais !
– Il le faudra cependant bien.
– Et qui m’y forcera ? dit M. de Villebrais dédaigneusement.
– Moi ! qui suis tout prêt à vous frapper sur la joue du plat de mon épée, si vous hésitez.
M. de Villebrais se mordit les lèvres jusqu’au sang.
– Écoutez donc, monsieur, continua l’étranger du même ton et sans paraître plus ému que s’il se fût agi d’un souper, quand on passe du rapt au meurtre avec une si surprenante facilité, il faut bien s’attendre à quelque désagrément. Tout n’est pas bénéfice dans le métier.
La honte de l’action qu’il avait commise, et la rage qu’inspiraient à M. de Villebrais les paroles dont son oreille était fouettée, l’emportèrent sur l’orgueil du rang.
– Soit, répondit-il. Je me battrai avec ce manant, et ce sera votre tour après.
– Volontiers, s’il est nécessaire.
M. de Villebrais tâtait déjà le terrain du pied, lorsque l’étranger reprit :
– Puisque vous vous rendez à mes observations avec une si louable complaisance, permettez-moi, monsieur, de vous en adresser une nouvelle. Ce n’est point ici un lieu commode pour se battre. On court le risque d’être dérangé, ce qui est toujours fâcheux. J’avise là-bas un petit bouquet d’arbres où l’on serait merveilleusement. Vous plairait-il d’y aller ? L’endroit est frais.
– Allons ! répliqua M. de Villebrais.
Les trois jeunes gens passèrent sous le bosquet, et les deux adversaires croisèrent le fer sur-le-champ. M. de Villebrais se battait en homme qui veut tuer et ne négligeait aucune des ressources de l’escrime. Mais il avait affaire à un homme aussi déterminé que lui et plus habile. À la troisième passe, l’épée de M. de Villebrais sauta sur l’herbe. Belle-Rose rompit.
– Dites-moi, monsieur, que vous regrettez tout ceci, et je n’y penserai plus, s’écria-t-il.
M. de Villebrais avait déjà ramassé son épée ; sans répondre, il retomba en garde. Belle-Rose avait recouvré assez de sang-froid pour se souvenir que l’homme qu’il avait en face était son officier. Il aurait donc bien voulu se borner à parer, mais M. de Villebrais le poussait si rudement qu’il dut se résoudre à rendre coup pour coup. Le froissement du fer l’anima, et une botte qui vint l’égratigner acheva de lui faire perdre tout ménagement. Deux minutes après, son épée s’enfonçait dans la poitrine de M. de Villebrais ; M. de Villebrais voulut riposter, mais le fer s’échappa de ses mains, un flot de sang monta à ses lèvres, et il tomba sur les genoux. L’étranger le souleva et l’appuya contre un arbre.
– Il se peut qu’il n’en revienne pas, monsieur, dit-il à Belle-Rose ; commencez par déguerpir, on arrangera l’affaire après.
– Cet homme est mon lieutenant ! répondit Belle-Rose, son épée rouge à la main.
– Ah diable ! fit l’inconnu ; il y va pour vous de la fusillade. Partez donc plus vite !
– Et ma sœur ?
– J’en réponds.
– Vous me le jurez ?
– Voilà ma main.
Les mains des deux jeunes gens se rencontrèrent dans une étreinte fraternelle.
– Partez, reprit l’étranger, et comptez sur moi.
– Vous avez secouru ma sœur, monsieur ; votre nom, je vous prie, afin que je sache à qui toute ma reconnaissance est due ?
– Je m’appelle Cornélius Hoghart, et suis du comté d’Armagh, en Irlande.
– Je suis de Saint-Omer, en Artois, et mon nom est Jacques Grinedal, autrement dit Belle-Rose, sergent de sapeurs au régiment de La Ferté.
– Eh bien, Belle-Rose, vous avez un ami. Les honnêtes gens se devinent au regard.
Belle-Rose pressa une fois encore la main de l’Irlandais et partit. Les ombres du soir commençaient à s’étendre sur la campagne quand il sortit du bosquet. Le souvenir du rendez-vous qui l’attendait à la porte Gaillon lui revint tout à coup à l’esprit. Sa sûreté personnelle exigeait qu’il s’éloignât en toute hâte avant que le bruit de son duel se fût répandu. Mais M. d’Assonville avait sa parole. Belle-Rose se rendit tout droit à la porte Gaillon. Il s’y promenait à peine depuis cinq minutes, qu’il vit arriver un petit jeune homme enveloppé d’un manteau à l’espagnole qui lui cachait la taille. Un feutre gris, où s’effilait une plume de héron, voilait son front ; le bas du visage était caché par un pli du manteau. À la vue de Belle-Rose, le jeune page marcha rapidement vers lui, et dit tout bas : La Castillane attend.
– Je vous suis, répondit Belle-Rose.
Le page enfila une ruelle sombre, marcha quelques minutes, et siffla à l’aide d’un petit sifflet attaché à son cou par une chaîne d’argent. À ce signal, un carrosse arriva au carrefour où le page s’était arrêté ; il s’élança dedans, et fit signe à Belle-Rose d’y monter après lui. La portière se referma sur eux, et la voiture partit.