Belle-Rose/XXX

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Calman-Lévy (p. 296-306).

Au moment où, grâce à l’intervention de Cornélius et de la Déroute, Belle-Rose quittait Villejuif, onze heures sonnaient à l’horloge du couvent voisin. La nuit était calme et silencieuse ; on ne voyait pas une étoile au ciel, où la lune nageait dans l’éther pur. Les trois fugitifs, penchés sur l’encolure de leurs chevaux, tournèrent autour de Paris et gagnèrent la route de Calais. Belle-Rose avait chevauché tout enfant sur toutes les bêtes bonnes ou mauvaises qui sortaient des écuries de Malzonvilliers ; s’il n’avait pas été canonnier, il aurait été mousquetaire ; la Déroute avait été piqueur ; Cornélius était presque Anglais. Ils filaient comme des boulets, cloués à la selle de leurs chevaux. La Déroute faisait claquer ses pouces contre la paume de ses mains en imitant le bruit des castagnettes. C’était une habitude qu’il avait prise en voyant danser des Espagnols en Flandre, et qui témoignait de sa joie. L’honnête garçon, qui ne souriait guère, avait le visage épanoui comme une tulipe ; mais toute sa gaieté tomba en apprenant qu’on se rendait en Angleterre.

– En Angleterre ! fit-il en fronçant ses sourcils, qui avaient le plus souvent grand’peine à se mouvoir. Pourquoi diable allons-nous en Angleterre ?

– Mais, dit Cornélius, j’ai des amis par là.

– Vos amis sont-ils Anglais ?

– Et que diable veux-tu qu’ils soient ?

– Eh mais, je voudrais qu’ils fussent autre chose !

– Holà ! camarade ! s’écria Belle-Rose, tu oublies la qualité de Cornélius.

– Point ! M. Hoghart est d’Irlande, et l’Irlande est un pays français, que le bon Dieu, par mégarde, a fait tomber dans la mer. C’est un point de géographie que je soutiendrai envers et contre tous. Allons en Espagne.

– C’est trop loin.

– Allons en Lorraine.

– C’est trop près.

– Alors, allons en Flandre.

– C’est un sûr moyen de retomber aux griffes de M. de Louvois.

La Déroute ne se tenait pas pour battu et allait proposer de passer en Hollande, lorsque Belle-Rose l’interrompit.

– Ah çà ! lui dit-il, quel mal t’a fait l’Angleterre ?

– Aucun.

– As-tu peur d’y mourir de faim ?

– Point ; on dit que les moutons y sont gros comme des veaux, et les veaux comme des bœufs.

– Crains-tu de passer la Manche ?

– Je suis né à Dieppe.

– La géographie, que tu connais si bien, t’a-t-elle appris que le pays est vilain ?

– J’ai vu la Beauce, qui est comme un plat, et l’Auvergne, qui est comme une fourchette.

– T’imagines-tu que les hommes y soient comme des ogres et les femmes comme des ogresses ?

– J’ai beaucoup connu à Laon un Suisse qui était Anglais, et de qui la fille était charmante, répondit la Déroute d’un petit air modeste où brillait un grain de fatuité.

– Est-ce la pluie qui t’épouvante ?

– J’ai passé mon enfance en Normandie et ma jeunesse à Chantilly, où le soir pleure quand le matin rit.

– Alors, que te fait d’aller en Angleterre ?

La Déroute était à court de raison ; mais quand Belle-Rose ne le regarda plus, il murmura tout bas en se grattant l’oreille :

– C’est égal, je n’aime pas l’Angleterre.

Cornélius avait lié sur la croupe des chevaux des uniformes que les trois cavaliers revêtirent au premier bois qu’ils trouvèrent sur leur chemin.

– On nous prendra pour des gentilshommes qui vont en mission, dit-il en agrafant son habit.

– Au fait, dit la Déroute, on n’ira pas croire que ceux qui s’échappent courent sous l’habit de ceux qui poursuivent.

Et poussant son cheval, il se jeta en avant comme un piqueur. Ils coururent ainsi pendant trois ou quatre relais. L’or que Mme de Châteaufort avait tiré de ses diamants aplanissait toutes les difficultés. On leur donnait à toutes les postes les meilleurs bidets, les postillons galopaient à bride abattue, et l’on perdait partout tant de temps à compter les louis, qu’il n’en restait plus même pour s’informer du nom des voyageurs. À Noailles, le cheval de Belle-Rose fit un écart et tomba. La Déroute sauta par terre, mais Belle-Rose s’était déjà relevé.

– Eh ! capitaine, vous n’avez rien ? s’écria le sergent.

– Rien ; mais le cheval m’a tout l’air de boiter.

La Déroute examina les jambes de l’animal.

– Il a laissé deux pouces de chair sur le chemin du roi, dit-il ; c’est une ou deux lieues qu’il faudra faire à pied.

– Eh ! mais, reprit Belle-Rose en s’adressant à la Déroute, comme te voilà pâle toi-même.

Le sergent frappa violemment du pied contre la terre.

– Tenez, murmura-t-il, moquez-vous de moi tant que vous voudrez, mais votre chute m’a fait tourner le sang. Il nous arrivera malheur.

– Et que veux-tu qui nous arrive ? reprit Cornélius.

– Ma foi, monsieur, quand on a l’Angleterre en face et les gens du roi derrière, on a bien le droit de trembler un peu. C’est un pressentiment que j’ai.

Belle-Rose, qui rajustait la selle, haussa les épaules.

– Ce n’est point une superstition cela, continua le sergent ; la veille du jour où fut livrée la bataille des Dunes, un cheval que je conduisais roula dans un fossé, moi dessous, lui dessus. Bon ! dis-je à mes camarades, vous verrez demain.

– Et que virent-ils ?

– Parbleu ! ils virent un Espagnol qui me plantait sa pique dans le ventre.

– Et tu ne lui rendis rien ?

– Oh ! si, je lui cassai la tête d’un coup de pistolet.

– Et il en mourut ?

– Parfaitement.

– De quoi diable te plains-tu donc ? tout le malheur a été pour lui, ce me semble.

La logique de ce raisonnement calma les craintes de la Déroute, mais sa gaieté ne put revenir tout entière. On courut quelques postes encore ; un peu plus de la moitié de la distance était franchie, lorsqu’à Nouvion, le cheval de Cornélius butta contre une pierre et s’abattit. En cet endroit la route était raboteuse ; l’Irlandais se meurtrit les mains et les genoux ; il voulut se relever et ne put faire un pas ; il avait un pied foulé. La Déroute s’arracha une poignée de cheveux.

– Tu avais raison, mon pauvre ami, lui dit Cornélius, voilà le malheur arrivé.

– Plût à Dieu que ce soit le seul ! reprit le sergent en regardant du côté de Paris.

Cependant, comme la Déroute était un homme qui avait une philosophie pratique sur laquelle les pressentiments n’agissaient pas, il fit de son mieux pour aider Cornélius à remonter à cheval, et on poussa jusqu’à Bernay. L’aubergiste de l’endroit possédait un vieux carrosse à moitié vermoulu qui lui venait d’un procureur, qui le tenait d’une comédienne qui l’avait eu d’un gentilhomme. L’aubergiste estimait que son carrosse était la merveille la plus rare du temps. La Déroute fut droit à lui la bourse à la main. Aux premiers mots du sergent, le vénérable hôtelier se récria. La Déroute ajouta cinq louis à la somme qu’il comptait sur le coin de la table. L’aubergiste voulut répliquer ; ce furent dix louis qui tombèrent de la bienheureuse bourse ; il murmura doucement, et l’argumentation du sergent se haussa à un point d’éloquence si fabuleux, que le carrosse sortit de la remise, au grand étonnement de la population. La voiture n’était point si méchante qu’elle en avait l’air ; elle roulait passablement, et Cornélius se sentit promptement soulagé ; mais on allait moins vite. À Cormont, comme on arrivait au sommet d’une côte, la Déroute, qui regardait à tout instant derrière lui, vit au loin rouler sur la route un tourbillon de poussière ; un éclair s’échappait parfois de ce tourbillon. Un coup de vent vint tout à coup qui balaya le chemin. La Déroute se haussa sur ses étriers, et la main placée en abat-jour au-dessus de ses sourcils, il jeta un rapide coup d’œil sur le groupe de cavaliers qui venait d’être démasqué. En une seconde la Déroute fut à la portière du carrosse.

– Bouletord est là, dit-il de sa voix tranquille.

Belle-Rose sauta sur ses pistolets.

– Laissez là ces joujoux, dit la Déroute : ils ne serviraient qu’à nous faire tuer un peu plus vite. Si nous étions à cheval, on pourrait en essayer ; mais en voiture, ce serait une duperie.

– Mieux vaut encore être tué que repris ! s’écria Belle-Rose.

– Mieux vaut encore se sauver.

– Que veux-tu faire ?

– Vous allez le voir.

La Déroute courut vers les chevaux qui tiraient le carrosse et les conduisit dans un chemin de traverse en ayant soin de tourner leur tête du côté de Bouletord. Un coup de fouet les fit sauter sur un talus contre lequel la voiture versa.

– Bon ! dit-il, nous allons maintenant nous jeter derrière ce mur, le capitaine et moi. Quant à vous, monsieur de l’Irlande, qui n’êtes presque point connu de Bouletord, ajouta-t-il en se tournant du côté de Cornélius, vous allez, s’il vous plaît, courir au-devant de la maréchaussée en lui demandant de venir à votre aide. Il suffit que vous le lui demandiez pour qu’elle n’en fasse rien. Alerte, les voici !

Tout cela avait pris moins de temps pour être fait qu’il n’en faut pour le raconter. Belle-Rose et la Déroute se blottirent derrière le mur, et Cornélius, qui avait saisi au vol le projet du sergent, s’élança au-devant de Bouletord. La maréchaussée arrivait au galop, Bouletord en tête, la face rouge, l’œil enflammé.

– Hé ! monsieur, s’écria Cornélius, aussitôt qu’il fut à portée d’être entendu, un méchant drôle de postillon vient de renverser mon carrosse, ne pourriez-vous point m’aider à le relever ?

Bouletord regarda du côté du petit chemin. Les chevaux attelés avaient la tête tournée de son côté ; Cornélius, avec son habit d’uniforme, était debout sur le côté de la route ; il n’eut aucun soupçon.

– On verra au retour, mon gentilhomme, dit-il ; et, piquant des deux, il passa comme la foudre avec ses gens.

Belle-Rose et la Déroute sortirent de leur cachette. La Déroute riait de tout son cœur.

– Décidément, dit-il, ce pauvre Bouletord n’est pas fait pour le métier qu’il remplit ; c’est un agneau.

– C’est assez joli ce que tu as trouvé là, reprit Cornélius ; seulement, s’il m’eût reconnu il me tuait roide.

– Sans doute, mais il ne devait pas vous reconnaître, et il ne vous a pas reconnu.

– Poussons donc en avant.

– Non pas. Si Bouletord est un agneau pour l’intelligence, cet agneau a des oreilles. Au prochain relais, on lui dira qu’on n’a vu ni carrosse ni cavalier, il retournera sur ses pas, et il nous surprendra au beau milieu de la route ; ce serait mal finir ce qu’on a bien commencé.

– La Déroute a raison, dit Belle-Rose : laissons courir Bouletord et poussons sur la gauche.

Or, après l’évasion de Belle-Rose aux environs de Villejuif, voici ce qui était arrivé : on sait que l’exempt et ses deux acolytes étaient restés dans la voiture, dont les portières avaient été soigneusement cadenassées. Deux ou trois heures après, des maraîchers passant sur la route entendirent des gémissements qui partaient de cette voiture abandonnée ; ils brisèrent les panneaux et délivrèrent les prisonniers. Bouletord, fou de colère, demanda tout d’abord à l’exempt s’il n’allait pas se mettre à la poursuite des fugitifs. L’exempt, tout étourdi de l’aventure, répondit à peine ; il fallait voir, il fallait attendre, il fallait s’informer. Bouletord pétrissait la route à coups de talons de bottes.

– Eh bien ! dit-il à l’exempt, donnez-moi votre commission et j’irai tout seul.

L’exempt tira sa commission de sa poche ; Bouletord la lui arracha et partit. Bouletord connaissait M. de Louvois de réputation ; avec un tel ministre, il ne s’agissait que de réussir pour être approuvé. Au moment de la fuite, Bouletord avait remarqué la direction que suivaient Belle-Rose, la Déroute et son complice. Le chemin dans lequel ils étaient entrés le conduisit à Ivry. Une bonne femme qui ramassait des herbes pour sa vache avait vu trois cavaliers courir du côté de Saint-Mandé. À Saint-Mandé, un enfant qui pillait un verger avait entendu le bruit de leur fuite sur le chemin de Charonne ; à Bagnolet, ils s’étaient arrêtés chez un forgeron qui avait tiré un clou du sabot d’un cheval. Ainsi, de village en village, Bouletord était arrivé sur la route de Saint-Denis.

– Ils vont en Angleterre ! se dit-il, et il se jeta sur leurs traces.

La commission, signée du ministre et scellée du sceau de l’État, le faisait obéir de la maréchaussée ; il prenait des hommes dans chaque ville et les quittait à la ville prochaine. L’accident de Belle-Rose et celui de Cornélius lui firent rattraper le terrain qu’ils avaient d’abord gagné. À Cormont, Bouletord atteignit les fugitifs ; on a vu comment il les avait dépassés. Belle-Rose n’était guère qu’à trois ou quatre lieues de la mer ; il ne s’agissait donc plus que d’arriver à quelque hameau de pêcheurs où l’on pût trouver une barque en état de passer le détroit. Le carrosse avançait rapidement. Comme ils touchaient au sommet du monticule, Cornélius, qui regardait en avant, s’écria : « La mer ! la mer ! » Mais au même instant la Déroute, qui regardait en arrière, s’écria : « Bouletord ! Bouletord ! » La mer battait le rivage à une ou deux lieues du monticule ; Bouletord revenait à toute bride. La Déroute sauta sur la tête des chevaux et les arrêta.

– Vite ! à terre ! s’écria-t-il.

Et en trois coups de couteau il en eut coupé les traits. Belle-Rose et Cornélius étaient déjà sur la route ; on ne laissa aux chevaux que le mors et la bride, et les deux officiers, montant à poil, suivirent la Déroute qui courait ventre à terre. Le soleil allait se coucher ; la mer roulait ses vagues d’or, et l’on voyait à l’horizon fuir des voiles blanches comme des ailes d’oiseau ; au loin mugissaient sourdement les grandes lames qui battaient la côte. Tour à tour les fugitifs regardaient la mer, où était leur salut, et Bouletord qui bondissait à leur poursuite. Bouletord avait vu le carrosse ; l’action des voyageurs les avait fait reconnaître ; au moment où Belle-Rose et Cornélius partirent au galop, un cri de rage jaillit des lèvres du brigadier ; il enfonça ses éperons sanglants dans le ventre de son cheval et dépassa toute sa troupe d’un bond. La course était furieuse, insensée, haletante. L’écume volait des naseaux rouges des chevaux, qui rasaient le sol ; leurs flancs poudreux se tachaient de gouttes de sang ; Belle-Rose et Cornélius les piquaient avec la pointe de leurs épées ; Bouletord était lancé comme la pierre d’une fronde. Mais Belle-Rose et Cornélius avaient de l’avance, et la Déroute, qui les précédait d’une centaine de pas, dévorait l’espace qui le séparait de la mer. La poursuite durait depuis un quart d’heure ; les chevaux haletaient ; déjà BelleRose et Cornélius sentaient fléchir sous leurs reins leurs montures épuisées ; le sang suintait de leurs naseaux enflammés, l’élan était moins rapide et plus saccadé ; mais au détour d’un tertre, au pied duquel passait un chemin, on vit la mer mouiller de ses grandes lames le sable gris. La Déroute fouetta son cheval et arriva comme la foudre sur le rivage. Une barque à flot, soulevée par la marée qui montait pesamment, se balançait sur le dos des vagues.

– À qui la barque ? fit-il en posant le pied sur le rivage.

– À moi ! dit un vieux pêcheur roulé dans sa cape de gros drap brun.

– Ouvre ta voile au vent ; voilà deux gentilshommes qu’on poursuit. Veux-tu les sauver ? le veux-tu ?

Le vieux marin et son fils sautèrent dans la barque et coupèrent l’amarre d’un coup de hache. Belle-Rose et Cornélius, emportés par leur élan, plongèrent dans l’eau qui jaillit autour des chevaux. D’un bond ils se jetèrent dans la barque ; la voile se gonflait sous le vent du soir, elle s’inclina mollement sur la vague, la proue tournée vers la haute mer se releva légère comme un goëland et fendit l’eau qui la berçait. En ce moment le cheval de Bouletord pétrissait de ses pieds le sable humide et battait le flot qui se brisait contre son poitrail ; un élan le porta plus loin, mais une lame le souleva et le fit rouler sur la plage. La Déroute, debout à la poupe de la barque, ôta son chapeau et salua le brigadier d’un éclat de rire. Bouletord regarda autour de lui ; aucune barque n’était là. Ses hommes à cheval l’entouraient, allant et venant éperdus. Bouletord vit un mousquet aux mains de l’un d’eux, il l’arracha et coucha en joue le bateau fugitif. La silhouette noire des trois passagers se dessinait sur l’horizon, où le soleil venait de disparaître comme un roi dans un lit de pourpre et d’or. Le canon resta immobile un instant comme s’il avait été soutenu par une main de marbre, puis un éclair jaillit et le plomb siffla. Un cri sortit de la barque et l’une des trois ombres tomba les bras ouverts. Un sourire de joie fiévreuse illumina le visage de Bouletord.

– J’avais sa poitrine au bout du canon, dit-il ; cette fois je n’ai pas tout perdu, et il jeta l’arme dans le flot qui montait jusqu’à son épaule.

Belle-Rose était étendu au fond de la barque ; la balle était entrée un peu au-dessus du sein droit. Cornélius, plus pâle que le blessé, s’était jeté à genoux près de lui et cherchait à étancher le sang. La Déroute ne disait rien ; sa figure était morne. La rapidité de cette vengeance semblait confondre sa pensée, qui venait de passer, en une minute, d’une joie extrême à une douleur sans borne. Il regarda Belle-Rose d’un air effaré ; puis, tout à coup, se penchant vers lui, il toucha la blessure de ses doigts convulsifs.

Quand sa main fut rougie, il se leva, et secouant la rosée sanglante du côté de Bouletord, il s’écria d’une voix terrible :

– Le sang payera le sang !