Belle-Rose/XXXI

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Calman-Lévy (p. 306-318).

Après avoir vu prendre à Belle-Rose, en compagnie de Cornélius et de la Déroute, le chemin de l’Angleterre, Suzanne s’était dirigée vers Paris. Son esprit, accoutumé aux choses mélancoliques et tourné vers les pensées tristes, se berçait cette fois de tendres rêveries ; elle se sentait libre d’aimer, et dans cette âme honnête qui avait la limpidité du ciel, c’était une expansion qui la remplissait de joie. Elle ne doutait pas de ramener M. de Louvois à de meilleurs sentiments à l’égard de Belle-Rose, d’obtenir, non pas sa grâce, puisqu’il n’était pas coupable, mais sa justification, et tout le long de la route elle se créa mille chimères dorées qui lui rappelaient les enfantines espérances dont elle s’était si souvent enivrée dans le parc de Malzonvilliers. Quand elle entra dans son hôtel de la rue de l’Oseille, Claudine, qui l’attendait pleine d’impatience, la voyant radieuse, se jeta dans ses bras. Les deux amies s’embrassèrent, les yeux tout mouillés de douces larmes, et ce furent toute la nuit d’interminables conversations, toutes peuplées de châteaux en Espagne. On se bâtissait de petites retraites cachées au fond de Malzonvilliers ; on voulait ensuite la gloire et le renom pour Belle-Rose ; il rentrait en France, gagnait la faveur du roi, arrivait aux plus hauts grades militaires, et conduisait l’armée à la gloire. Cornélius n’était pas un homme à ne rien gagner dans cette moisson splendide ; il avait sa bonne part dans tout cela ; puis, quand il était monté au plus haut de l’échelle ambitieuse, on redescendait bien vite afin de se reconstruire la petite maisonnette au fond des bois où l’on était tout bonnement heureux. C’étaient alors des battements de mains, des cris de joie et des larmes de bonheur à croire que les deux amies allaient devenir folles. Le matin les surprit comme elles étaient encore occupées à mêler ces doux rêves, quand tout à coup le lourd marteau de la porte tomba sur le bouton de fer. Les deux amies tressaillirent et se pressèrent l’une contre l’autre, toutes tremblantes déjà. Un laquais vint avertir Mme d’Albergotti qu’un officier de la maison de M. de Louvois était en bas, qui demandait à lui parler. Suzanne et Claudine pâlirent, Claudine surtout, pour qui le nom du ministre était comme le symbole de la puissance inexorable et de la vengeance opiniâtre. Mais Suzanne lui pressa la main.

– M. de Louvois sait tout, mais Belle-Rose est hors d’atteinte. Debout, Claudine, et faisons voir à cet officier que la fiancée et la sœur d’un officier n’ont point peur.

L’envoyé de M. de Louvois fut introduit et pria Mme d’Albergotti de vouloir bien le suivre sur-le-champ chez son maître.

– C’est pour une affaire, dit-il, qui ne souffre aucun retard.

– Je me doute un peu de ce que ça doit être, lui répondit Suzanne, et je suis prête à vous suivre.

Un carrosse était à la porte aux armes de M. de Louvois, Suzanne y monta et le cocher partit. Les chevaux allaient d’un train à prouver que les ordres du secrétaire d’État étaient précis. On arriva à l’hôtel du ministère en cinq minutes ; l’officier conduisit Mme d’Albergotti à l’appartement de M. de Louvois et l’annonça. M. de Louvois allait et venait dans son cabinet, les lèvres serrées, les yeux étincelants ; il s’arrêtait de temps à autre devant la cheminée pour boire à même d’un grand pot plein d’eau, car il avait déjà contracté cette habitude, qui, vingt ans plus tard, devait lui coûter la vie. Au nom de Mme d’Albergotti il se tourna vivement vers la porte et fit trois pas vers la jeune femme.

– On m’a tout appris, madame, tout ! lui dit-il.

– C’est un soin dont je comptais me charger moi-même dans la journée, répondit Suzanne ; je regrette qu’un autre m’ait prévenue.

– Cet autre est l’exempt que vos complices ont garrotté, maltraité, emprisonné ; un exempt du roi, madame.

– Quand on torture un officier du roi, monseigneur, on peut bien emprisonner un exempt du roi, dit Suzanne.

M. de Louvois brisa la lame d’un canif qu’il tenait entre ses doigts.

– Ceci peut vous conduire plus loin que vous ne pensez, madame, reprit-il.

– Pas si loin toujours que le roi ne le sache.

– Le roi est en Flandre, et je suis à Paris ; le roi est le roi, et je suis son ministre ! s’écria M. de Louvois, qui déchirait la table avec le tronçon du canif.

Suzanne se tut ; elle commençait à comprendre que son action pouvait avoir des suites qu’elle n’avait pas même soupçonnées ; avec un ministre comme M. de Louvois, nul n’était à l’abri de sa colère, ni le vieillard, ni l’enfant, ni le faible, ni le puissant. C’était un esprit dominateur et cassant, qui broyait les résistances et passait sur toutes les choses le niveau de sa volonté. Mais ces dangers qu’elle devinait à présent, Suzanne les aurait bravés si elle les avait connus. Elle se résigna donc et attendit. M. de Louvois jeta sur le parquet le manche de son canif.

– J’en suis fâché, madame, reprit-il d’un ton brusque, mais vous aurez un compte sévère à rendre de tout ceci.

– Je suis votre prisonnière, monseigneur.

– Je le sais, et c’est une maladresse que vous avez commise.

Suzanne regarda le ministre d’un air étonné.

– Eh ! madame, continua M. de Louvois avec un sourire amer, quand on fait de ces coups-là on les fait tout entiers. Je puis bien vous le dire, maintenant que vous ne l’avez pas fait, mais puisque vous vouliez délivrer Belle-Rose, il fallait partir avec lui.

– Je ne suis pas encore sa femme, monseigneur.

Le ministre haussa les épaules.

– Je vous remercie de ces scrupules, madame, ils m’ont servi plus que je ne l’espérais. Je vous l’ai dit, j’en suis fâché, mais si je n’ai pas Belle-Rose, vous payerez pour lui. Au crime il faut le châtiment.

– Mais de quel crime parlez-vous, monseigneur, et quel crime ai-je donc commis ? s’écria Suzanne indignée, et qui sentait dans sa conscience et dans son amour assez de force pour tout braver. Je ne sais qu’un crime dans tout ceci, un seul, et celui-là a été commis dans la Bastille, la nuit, sans jugement, sur la personne d’un officier innocent. Or cet officier est mon fiancé, on s’est acharné à le perdre, on veut l’enterrer vivant dans une prison d’État, l’y faire mourir peut-être, et moi, l’amie de tous les siens, la compagne de son enfance, et bientôt sa femme ! moi qui l’aime, je ne tenterais pas tout pour le sauver ? Allez, monseigneur, on voit bien que vous n’avez jamais aimé, et tout votre pouvoir de ministre, pour si grand qu’il soit, ne va pas jusqu’à empêcher une femme de se dévouer !

Le visage de M. de Louvois était effrayant à voir : la colère grandissait dans son cœur comme une tempête, et il employait toute l’énergie de sa volonté à la comprimer ; il était devenu blanc comme du marbre ; ses narines frémissaient, ses yeux ardents couvraient Mme d’Albergotti d’un regard enflammé, ses mains étaient nouées autour des bras de son fauteuil comme s’il eût craint de se laisser emporter par un élan furieux de son irritation croissante.

– Et moi je vous ferai bien voir, s’écria-t-il avec un éclat terrible, que ma puissance va jusqu’à me venger de ceux qui osent me braver. On ne l’a jamais fait impunément, madame. Me laisserai-je jouer par un petit lieutenant d’artillerie, moi qui briserais des généraux d’armée comme je brise cette lame ? fit-il en mettant en pièces un petit couteau à papier qui était sur la table. Vraiment, vous ne savez pas à qui vous parlez ! Personne ne s’est donc trouvé là pour vous dire qui j’étais ? Eh quoi ! un officier de fortune, qui n’est pas même gentilhomme, s’est révolté contre mon autorité, il s’est fait l’instrument d’un homme que je hais, il m’a traversé dans mes desseins, et je ne le punirai pas ? Et vous, vous qui êtes venue me prier pour lui, vous qui m’avez arraché une faveur imméritée, vous vous employez pour le faire évader, vous avez triomphé, et vous venez me dire de ces choses-là en face ? Mais, en vérité, c’est de la folie, madame !

M. de Louvois s’était levé et se promenait à grands pas dans le cabinet ; la violence de son action avait ramené le sang à ses joues ; l’éclair de ses yeux était rouge. Suzanne le regardait immobile, silencieuse et résolue.

– Et croyez-vous, reprit le ministre, que si Mme de Châteaufort n’avait pas mis une barrière infranchissable entre elle et moi, je ne l’eusse point punie comme vous, pour si duchesse qu’elle soit ? Vous vous êtes livrée ; malheur à vous !

– Vous me menacez, monseigneur, et je suis une femme ! dit Suzanne tranquillement.

M. de Louvois se mordit les lèvres jusqu’au sang. Il s’assit devant sa table et froissa les papiers qui se trouvaient sous sa main.

– Brisons là, madame, je ne menace pas, j’agis. Vous avez sauvé Belle-Rose ; mais Belle-Rose n’est point encore hors du royaume.

– Il y sera demain.

– C’est ce que Bouletord saura bien me dire.

À ce nom, Mme d’Albergotti pâlit légèrement.

– Oh ! reprit le ministre, l’exempt que vos amis ont si bien accommodé m’a tout dit. Ils sont partis, mais Bouletord est sur leurs traces. Qu’un cheval tombe, et ils sont perdus.

Suzanne frissonna.

– Eh ! madame, continua le ministre impitoyable, faites des vœux pour que leurs chevaux se brisent les reins dans quelque trou si vous tenez à votre liberté !

– Monseigneur, je ne tiens qu’à lui, dit-elle.

M. de Louvois agita une sonnette, un huissier entra.

– Allez, madame, attendre mes ordres, dit-il ; et vous, ajouta-t-il en s’adressant à l’huissier, priez M. de Charny de passer dans mon cabinet.

Mme d’Albergotti se leva, salua M. de Louvois et sortit, laissant le ministre seul avec M. de Charny, qui venait d’entrer. Ce nouveau venu était un personnage petit, replet et gras, et dont la face doucereuse et le regard cauteleux inspiraient une sorte d’éloignement dont on ne pouvait se défendre. Godefroy Charny, ou M. de Charny, comme on l’appelait communément, sans que personne pût expliquer l’origine de sa noblesse, était le commensal du ministre, son conseil et son favori ; la nature l’avait fait naître entre le père Joseph et le cardinal Dubois, comme une créature malfaisante, qui avait tout ensemble un peu de la fermeté froide et cruelle du capucin et un peu de l’astuce diabolique de l’abbé. Son influence sur M. de Louvois était extrême, elle lui venait surtout de la rapidité de ses résolutions et de la persévérance de ses inimitiés. Quand M. de Louvois lui demandait son avis, M. de Charny n’hésitait jamais et conseillait toujours le parti le plus violent. M. de Charny n’était rien et était tout ; on le haïssait et on le craignait ; personne ne frayait avec lui, mais on se gardait bien de l’offenser en quoi que ce fût. M. de Charny portait un habit d’une extrême simplicité, sans dentelles et sans rubans, avec une épée dont la garde et le fourreau n’avaient aucun ornement. Du reste, poli, souple, insinuant, de manières douces et plein de délicatesse dans son langage, un de ces hommes capables de tuer sans tacher leurs manchettes et le chapeau bien bas.

– Avez-vous vu cette femme, celle qui sortait quand vous êtes entré ? lui dit M. de Louvois.

– Je l’ai vue ; elle est jolie, distinguée dans sa personne et fort décente.

– Cette personne que vous trouvez si bien m’a bravé, et je veux la punir.

– Il suffisait de me dire, monseigneur, qu’elle vous avait bravé ; le reste devenait inutile.

– Je vous chargerai probablement du soin de ma vengeance.

– Je suis à vous, monseigneur.

Tandis que M. de Louvois causait avec M. de Charny, l’huissier à qui Mme d’Albergotti avait été confiée la conduisit dans une petite pièce où se trouvait déjà un gentilhomme. À la vue d’une femme qui semblait appartenir à la cour, tant elle avait de noblesse dans la démarche, le jeune homme se leva du siège où il était assis. Suzanne le regarda, et il lui parut qu’elle avait vu ce visage quelque part ; mais dans l’état de trouble où l’avait jetée son entrevue avec M. de Louvois, elle ne put se rappeler ni en quel lieu, ni en quelle circonstance.

– Eh ! madame la marquise ! il m’est doux de vous rencontrer ! s’écria tout à coup le gentilhomme.

Suzanne examina son interlocuteur plus attentivement et reconnut enfin M. de Pomereux, qui, au temps où elle était encore à marier, avait passé quelques jours à Malzonvilliers. Elle s’inclina ; et comme, dans la situation d’esprit où elle était, tout visage de connaissance lui paraissait un visage ami, elle tendit sa main à M. de Pomereux, qui la baisa. M. de Pomereux n’était pas tout à fait ce qu’il était à l’époque où il avait été question de son mariage avec Suzanne. On voyait sur son visage amaigri les traces d’une vie dissipée ; les contours en étaient en quelque sorte effacés et chargés de teintes pâles ; le sourire incertain et parfois railleur ; le regard fin, mais voilé. Aux rides précoces qui sillonnaient son front, aux cercles bleuâtres qui plombaient ses joues, on reconnaissait promptement que M. de Pomereux avait abusé de sa jeunesse. Mais, à certains mouvements de sa physionomie, il était aisé de voir que le débauché pouvait se souvenir encore qu’il était gentilhomme.

– Mais, à ce que je puis voir, vous sortez de chez M. de Louvois ? dit-il en conduisant Mme d’Albergotti vers un siège.

– Vous ne vous trompez pas.

– Si je puis vous être agréable en quelque chose, usez de mon crédit, madame ; j’ai l’honneur d’être un peu parent de M. de Louvois.

– Eh bien ! monsieur, votre parent s’apprête à m’envoyer en prison.

– Vous ! s’écria M. de Pomereux tout étourdi.

– Moi-même.

– C’est impossible ! Vous, une femme… on aura surpris la religion du ministre, et je cours…

– C’est inutile ; cette religion a pris soin de s’éclairer elle-même tout à l’heure. Il paraît que j’ai commis un grand crime.

– Lequel ?

– J’ai fait évader un de mes amis qui avait l’honneur d’être traité en prisonnier d’État.

– Diable ! fit M. de Pomereux, c’est une méchante affaire.

– C’est ce qui me semble à présent.

– M. de Louvois n’est pas précisément tendre dans ces sortes d’occasions. – Disons même, entre nous, qu’il ne l’est pas du tout.

– J’y consens, et c’est précisément cela qui m’inquiète. Il ne faut pas aller en prison, madame.

– J’y consens volontiers, mais ce n’est pas tout à fait le sentiment de M. de Louvois.

– Il y paraît, et c’est malheureusement qu’il est fort entêté, M. de Louvois. Mais enfin, madame, vous n’êtes pas seule au monde, vous avez…

– Je suis veuve, monsieur, dit Suzanne doucement.

M. de Pomereux remarqua seulement alors que Mme d’Albergotti était couverte de vêtements noirs. Quand elle était entrée, il n’avait vu que le visage et point la robe.

– Veuve ! s’écria-t-il. Ma foi, madame, il a dépendu de vous de ne pas l’être. Mais, s’empressa-t-il d’ajouter en voyant que Suzanne s’apprêtait à répondre, je n’ai pas de rancune, et je mets tout ce que j’ai de crédit à votre disposition.

Mme d’Albergotti allait répliquer, lorsqu’un huissier vint prévenir M. de Pomereux que M. de Louvois le mandait dans son cabinet. M. de Louvois expédiait quelques signatures au moment où M. de Pomereux entra. M. de Charny venait de s’éloigner.

– Mettez-vous là, lui dit le ministre ; je vous ai choisi pour une mission d’importance, et vous allez partir tout à l’heure.

– J’accepte la mission et partirai quand vous voudrez.

– C’est bien comme cela que je l’entends.

– Mais vous me permettrez bien de vous toucher quelques mots d’une affaire qui concerne une personne à laquelle je m’intéresse fort.

– Son nom, s’il vous plaît ?

– Mme la marquise d’Albergotti.

– Savez-vous bien ce qu’elle a fait ?

– Parfaitement.

– Et vous avez l’audace de vous intéresser à elle ?

– Parbleu ! j’ai failli l’épouser !

M. de Louvois ne put s’empêcher de rire.

– Voilà une belle raison ! s’écria-t-il.

– Eh mais, il ne s’en est fallu que de son consentement qu’elle ne devînt ma femme.

– C’eût été tant pis pour vous.

– Pourquoi ?

– Parce que si elle eût été votre femme, je ne sais pas trop ce que vous auriez été.

– Hein !

– Votre protégée, mon beau cousin, est fort éprise d’un certain drôle qui a nom Belle-Rose.

– Voilà qui sent son idylle.

– Ce Belle-Rose était en route pour la citadelle de Châlons quand elle l’a fait évader du côté de Villejuif. On a coffré l’exempt dans la voiture, et les prisonniers ont pris les chevaux.

– Ce n’est pas si maladroit.

– Vous trouvez ! Eh bien ! moi je trouve qu’un aussi beau trait vaut bien sa récompense. J’enferme la maîtresse en attendant que j’aie l’amant.

– Eh ! que diable ! fit M. de Pomereux avec un sourire ironique, si les choses en sont à ce point-là, vous rendrez service à l’amoureux. La femme en prison et l’homme en campagne, mais c’est le paradis.

– Ah ! vous croyez, monsieur le railleur.

– C’est-à-dire que j’en suis sûr.

– Voilà bien de nos roués qui s’imaginent que tout le monde est fait à leur image !

– Le monde ne serait pas si mal, monseigneur mon cousin.

– Je n’en sais rien, mais en attendant, la femme dont nous parlons, monsieur, est d’un tout autre modèle… Elle aime sérieusement, et c’est pourquoi je l’enferme ; et quand on aime comme cela, c’est qu’on est aimée, croyez-le, mon cousin : je ne suis qu’un pauvre ministre, mais j’en sais tout aussi long que vous là-dessus ; quand il apprendra qu’elle est en prison, il reviendra, je l’attraperai, et nous le ferons pendre.

M. de Pomereux se mit à tambouriner sur la table.

– Et moi, je vous dis qu’il ne reviendra plus. Quelque sot ! Quelle diable d’idée avez-vous donc des capitaines et des marquises de ce temps-ci ? Le capitaine n’y pense plus à l’heure qu’il est, et la marquise n’y pensera plus demain.

– C’est votre croyance ?

– Parbleu !

– Alors, il ne vous déplairait point trop de l’épouser ?

– Moi ? fit M. de Pomereux en sautant sur sa chaise.

– Oui, vous, et pour m’expliquer nettement : auriezvous, monsieur le comte, quelque répugnance à épouser Mme la marquise à qui vous portez un si bel intérêt ?

– Voilà, vous me l’avouerez, une plaisante idée.

– C’est la mienne, mon beau cousin, et les idées d’un ministre ne sont jamais plaisantes.

– Mais encore…

– Que vous importe ! Votre intention a fait naître l’idée d’un projet. Répondez toujours.

– Ma foi, bien que le mariage soit une assez pitoyable chose, en considération de Mme d’Albergotti, je ferai bien cette folie.

– Et vous n’avez point peur de Belle-Rose ?

– Laissez donc ! et d’ailleurs, n’y a-t-il pas toujours un Belle-Rose avant, pendant, ou après ? Moi qui vous parle, j’ai été vingt fois ce Belle-Rose-là, et j’ai failli mourir six fois de désespoir.

– Eh bien ! la grâce de Mme d’Albergotti est à ce prix ; qu’elle vous épouse, et j’oublie sa faute.

– C’est dit : Mme d’Albergotti a du bien et j’ai toujours eu du goût pour elle.

– Touchez là, mon cousin, je me venge de Belle-Rose et je vous établis. C’est mener de front les affaires de l’État et celle de ma famille. Mais faites en sorte que Mme d’Albergotti se décide, ou elle aura du couvent pour sa vie entière.

– Elle n’ira point au couvent.

– En êtes-vous bien sûr ?

– Nous ne sommes plus au temps des bergeries, monseigneur.

– Vous allez en faire l’épreuve.

M. de Louvois appela un huissier et lui donna ordre d’aller quérir Mme d’Albergotti.

– À propos ! s’écria M. de Pomereux au moment où l’huissier se retirait, réservez-moi une autre mission pour cadeau de noces : si j’en prends une, j’en veux gagner deux.

– Pourquoi donc ?

– C’est qu’il me faudra, j’imagine, quelque distraction après mon mariage.

Comme il terminait ces mots, Suzanne entra dans le cabinet.

– Depuis que nous nous sommes séparés, madame, lui dit M. de Louvois, j’ai fait une réflexion. Je veux bien, en considération de votre grande jeunesse, oublier la faute dont vous vous êtes rendue coupable.

– Ah ! pensa Suzanne, ce n’est déjà plus qu’une faute ; tout à l’heure c’était un crime.

– Mais, continua le ministre, j’attache une condition à cette faveur. Voilà M. de Pomereux qui est de votre connaissance, je crois, et que j’ai chargé de vous en instruire. Je vous laisse. M. le comte me portera votre réponse ; je désire qu’elle soit telle que je puisse vous mettre en liberté sur-le-champ.

M. de Louvois se retira, et M. de Pomereux et Suzanne restèrent seuls.