Belluaires et porchers/L’Eunuque

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Stock (p. 252-262).


XVI

L’EUNUQUE


À LÉON BONHOMME
Paul Bourget. — Enfin, Bloy, vous me détestez donc bien ?
Léon Bloy. — Non, mon ami, je vous méprise.
Chez Barbey d’Aurevilly, en 1882.

Pierre Corneille affirmait un jour, avec une grande énergie, que les femmes sont naturellement inaptes à la production d’un chef-d’œuvre.

« Il leur manque quelque chose », disait-il.

C’est évidemment le triste cas de Paul Bourget qui vient de publier avec cruauté, dans un journal sans merci, la mucilagineuse préface de son prochain livre.

Le public est cauteleusement informé par un avis préalable que cela s’adresse aux « amateurs de polémique littéraire à grande envergure ».

Je n’ai pas fait le dénombrement de cette orgueilleuse tribu, mais comment ne pas songer avec compassion à la multitude vile des amateurs de la force ou de la clarté qu’a surpris au dépourvu cette longue averse de colle ?

Si les clients du psychologue peuvent résister à cette effrayante épreuve, tout est dit. Rien ne les dégoûtera, rien n’épuisera leur constance. Ils sont inassommables à perpétuité. Ce fendeur de poils et cet englueur d’atomes pourra leur servir impunément toutes les filasses, toutes les filandres, tous les magmas et toutes les glaires.

Alors, il lui suffira, comme auparavant, d’en appeler « aux âmes fines » et aux « personnes distinguées », c’est-à-dire, au fond, à tous les gens riches, dont « l’opinion, même erronée, n’est pas négligeable », et pour lesquels, exclusivement, il s’est fait, depuis tant d’années, l’habitude pieuse « d’étudier la genèse, l’éclosion et la décadence de certains sentiments inexprimés ». Ah ! ces intelligences délicieusement impondérables et nuancées le comprendront.

Pour la centième fois, les épouses parfumées du haut négoce « le regarderont comme si elles étaient surprises par ses discours. Elles auront dans les yeux cet étonnement ravi et involontaire de la femme quand elle rencontre soudain chez un homme l’expression inattendue d’une nuance sentimentale qu’elle croyait réservée à son sexe. »

Parbleu ! j’imagine bien que les fortes femmes capables d’engendrer les vaillants hommes ne sont pas précisément l’auditoire qui lui conviendrait. Assurément, ces généreuses créatures ne comprendraient rien à un épuceur de coccinelles qui méprise les pauvres gens et qui écrivit un jour que la détresse des mourants de faim n’égale pas, en intensité, les douleurs morales endurées par les millionnaires ! (Mensonges, page 197.)

L’homme capable de cette opinion de domestique, ne pouvait guère se tromper sur sa vocation. Le « roman d’analyse » était manifestement sa voie. Cette horlogerie imbécile des sensations ou des sentiments mondains n’était-elle pas un admirable débouché pour l’emploi des facultés neutres qu’il préconise en sa joie d’en être comblé ?

Il paraît que le nouveau roman offrira la solution d’un problème des plus difficiles. Si l’auteur n’avait pas craint de paraître trop ambitieux, son livre, dit-il, se fût appelé le Droit de l’Enfant. Mais sa modestie non-pareille a rigoureusement exigé que ce titre fût abandonné pour un autre qui ne vaut pas mieux, d’ailleurs ; car ce romancier sans muscles ni cartilages n’a pas précisément le génie des titres.

N’importe, il s’agissait de savoir « jusqu’à quel point le fait d’avoir donné volontairement la vie à un autre être nous engage envers cet être et dans quelle mesure notre personnalité se trouve alors obligée d’abdiquer l’indépendance de son développement ».

Belle question, n’est-ce pas ? et bien digne d’occuper un profond penseur qui tient, semble-t-il, à « s’estimer tout à fait » et qui, par conséquent, n’a pas aboli, au fond de lui-même, « le noble sens du scrupule ».

C’est ainsi et non pas d’une autre manière, que le jeune pontife rédige ses mandements. Il appelle ça LE SENS DU SCRUPULE. On est prié de relire et de méditer ce mot véritablement prodigieux.

Il s’agit, dans l’espèce, — qu’on y fasse bien attention, — de la paternité dans l’adultère, c’est-à-dire de ce qui peut être observé ou deviné dans l’âme d’un homme qui se sait le père d’un enfant inscrit sous le nom d’un autre.

Évidemment, si cet homme n’est pas une abominable fripouille, il deviendra la proie de tourments si noirs qu’ils seraient iniques et injustifiables, sans la prénotion d’une loi divine.

Les plus grands noms peuvent être prononcés, on ne trouvera pas un narrateur de l’enfer que cette effroyable vexation du cœur humain ne terrifie pas. Il faut être un psychologue pour ne pas trembler.

Le seul truc, d’ailleurs, pour échapper aux récriminations de l’Infini, aussi bien qu’à ce litigieux silence des étoiles dont Pascal fut épouvanté, c’est d’avoir aussi peu d’entrailles que possible, d’adorer la médiocrité et de se pousser dans notre vallée d’exil comme un adorable mufle.

Dans ce cas, on est bien tranquille et si, par surcroît, on fut à ce point favorisé des divinités Apotropéennes, que les cisailles de Fulbert n’aient jamais eu à fonctionner pour la pacification de quoi que ce soit, — oh ! alors, on est admirablement outillé pour porter la queue des autres, pour lubrifier agréablement les Héloïses du Saint Frusquin et pour fourrer à la place de cet archaïque Honneur qui suffit aux inélégants, le trisyllabique et méticuleux vocable de Scrupule.

J’ai connu Bourget, il y a diablement longtemps, lorsqu’il n’était pas encore entré dans l’étonnante gloire d’aujourd’hui et qu’il mettait dans ses bas les pièces de vingt francs qu’il parvenait à gratter sur de nutritives leçons triées pour lui, avec le plus grand soin, sur le volet de ses amitiés universitaires. Il n’était pas reçu dans les hauts salons et venait seulement de publier un volume de vers byroniens de peu de promesses, mais suffisamment poissés de mélancolie pour donner à certaines âmes liquides le mirage du Saule de Musset sur le tombeau d’Anacréon.

Déjà neutre et déjà charmant, également incapable d’incendier ou d’éteindre qui que ce fût, ami, par choix, de tout le monde et comblé des dons de l’Impuissance, il devait raisonnablement prétendre à tous les succès.

Assuré d’une « envergure » à décourager les condors, il rêvait, en ces temps anciens, d’édifier un nombre indéterminé d’autels pour l’immolation des brebis sans pâturages qui bêlaient lyriquement sous l’ovoïde coupole de son crâne parfumé.

Mais bientôt, hélas ! il connut la mélancolie des lendemains obscurs et des surlendemains ténébreux. Il craignit de fricasser son adolescence aux fourneaux indéfiniment multipliés de ces holocaustes sempiternels. Alors il décida de casser tout, de crever le septième plafond des cieux en publiant des romans analytiques, et il devint le Psychologue !

Il paraît que le drôle tombait assez bien, juste au moment où le fleuve de la copie recommençait à charrier les glaçons d’un pédantisme universitaire que la naïveté romantique de certains poètes avait cru défunt.

L’heure étant venue, il n’eut qu’à toucher du bout du doigt les murailles de bêtise de la grande Publicité, pour qu’elles tombassent aussitôt devant lui et pour qu’il entrât comme un Antiochus, dans cette forteresse imprenable aux gens de génie, avec les cent vingt éléphants futiles chargés de son bagage littéraire.

Sa prépondérante situation d’écrivain est désormais incontestable. Il ne représente rien moins que la Littérature française.

Il faut penser à l’incroyable anémie des âmes modernes dans la classe distinguée, — les seules âmes qui intéressent Bourget et dont il ambitionne le suffrage, — pour bien comprendre l’eucharistique succès de cet évangéliste du Rien.

Ses analyses boréales amalgamées de Renan, de Stendhal et de quelques pions germaniques, où l’absence infinie de style et de caractère est symétrique au double néant du sentiment et de la pensée, furent sucées avec dévotion par tout un public de mondaines, ravies qu’un auteur qui leur ressemblait condescendît, en leur présence, de ses pâles doigts en glucose, à traire les vaches arides qu’elles gardent avec tant de soin dans les ravissantes prairies de leurs cœurs.

En conséquence, le Sigisbée de toutes ces dames est appelé le « Balzac moderne » !!!

« On ne voit guère, — écrivais-je, au lendemain de Crime d’amour, — qu’un seul homme de lettres qui se puisse flatter d’avoir joui, en ces derniers temps, d’une aussi insolente fortune. C’est Georges Ohnet, l’ineffable bossu millionnaire et avare, l’imbécile auteur du Maître de Forges, qu’une stricte justice devrait contraindre à pensionner les gens de talent dont il dérobe le salaire et idiotifie le public.

» Mais quelque vomitif que puisse être le succès universel de ce dromadaire qui n’est, en fin de compte, qu’un sordide spéculateur, et qui, peut-être, se croit du génie ; celui de Bourget, qui doit sentir la misère de son esprit, est bien plus révoltant encore.

» Le premier, en effet, n’a vu, dans la littérature, qu’une appétissante glandée dont son âme de porc s’est réjouie, et c’est bien ainsi qu’on a généralement compris sa fonction de faiseur de livres. Le second a vu la même chose très-probablement, mais avec sagesse, il s’est cantonné dans la clientèle influente et s’est ainsi ménagé une situation littéraire que n’eut jamais l’immense poète des Fleurs du Mal et qui déshonore simplement les lettres françaises.

» Cette réserve faite, la pesée intellectuelle est à peu près la même des deux côtés, l’un et l’autre ayant admirablement compris la nécessité d’écrire comme des cochers pour être crus les automédons de la pensée »[1].

La logique humaine se fût révoltée en poussant de sauvages cris, si Paul Bourget n’avait pas été le disciple et l’admirateur de Renan. Il y a, dans ses sablonneux Essais de psychologie, un chapitre sur la « sensibilité » de cet hydropique de satisfaction. Si l’histoire littéraire du dix-neuvième siècle est jamais écrite, cette page de crocodile sera recueillie comme un trésor.

Tout en l’auteur de la Vie de Jésus devait exciter jusqu’à l’éréthisme le compilateur d’effluves et de simagrées que l’idiotie des gens du monde a élu Psychologue. Ce que les naïfs ont appelé la bonhomie de Renan devait surtout agir avec une puissance extrême et la fameuse déclaration de l’égoïste se félicitant d’avoir vécu dans le plus « amusant » des siècles a dû certainement lui paraître le comble de la finesse malicieuse et de l’ironie débonnaire.

Que n’eût-il pas fait pour égaler les flaccidités et les langueurs de cette forme gélatineuse qui échappait si bien à l’étreinte et qui eut toujours l’air de trembloter sur l’esprit du vieux farceur comme le fromage de tête de cochon sur la galantine ?

Lorsque Bourget ose écrire, par exemple, que « ce n’est pas le manque d’argent qui fait que les pauvres sont les pauvres, mais que c’est leur caractère qui les a faits tels et qu’il est impossible d’y rien changer », ne dirait-on pas que c’est Renan lui-même, le suave Renan qui s’exprime ainsi ?

Ah ! ils se seront tous les deux rudement fichus de la douleur et des douloureux de ce monde assez renégat pour les applaudir ! Âmes légères et pieds de plomb pour l’écrasement des chétifs, quand la terre aura roulé quelque temps encore, ils seront descendus si bas que les esprits souterrains eux-mêmes ne sauront plus où les retrouver.

Mais un chien sur pattes vaut mieux, dit-on, qu’un académicien enterré, et le délicieux Bourget m’intéresse encore… Je crois être parfaitement sûr que les dames resteront fidèles à un charmeur si peu dangereux et que même l’infernal ennui de ses préfaces ne prévaudra pas contre le sortilège précieux de son impuissance.

Ô pauvres putains, lamentables filles prétendues de joie, qui vagabondez sur les trottoirs, à la recherche du vomissement des chiens ; vous qui, du moins, ne livrez à la paillardise des gens vertueux que votre corps dévasté et qui, parfois, gardez encore une âme, un reste d’âme pour aimer ou pour exécrer ; — que direz-vous de ce greluchon de l’impénitente Sottise, quand viendra le terrible Jour où les Hécubes de la terre en flammes devront aboyer, devant Jésus, leurs épouvantables misères ?


21 octobre 1892.

Trois jours après la publication de l’Eunuque, parut au « Gil Blas », à la place même où j’écrivais d’ordinaire, une chronique furieuse intitulée le Mauvais Pauvre.

C’était l’effort d’un petit bonhomme de plume, comme il s’en ramasse et dont je crois avoir su le nom ;

Vermisseau né du cul de Desfontaines,
Digne en tout point de cette extraction ;


helminthe suscité par le dépeint icoglan qui ne me pardonnait pas d’avoir, un instant, levé sa jupe devant un public nombreux.

L’insecte, se croyant capable de m’offenser et crevant de peur, s’était caché sous un nom de femme.

Voici ma réponse à la bergère :


  1. Le Désespéré, chap. II.