Belluaires et porchers/Petite Secousse

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Stock (p. 272-278).


XVIII

PETITE SECOUSSE


À LOUIS MONTCHAL
Il comprit qu’il était sali parce qu’il s’était abaissé à penser à autrui.
Maurice Barrès et ses électeurs, roman d’aventures.
Avec un peu d’alcool et des viandes saignantes à ses repas, avec de l’argent dans ses poches, on peut supporter tous les contacts.
Même chef-d’œuvre.
Le Seigneur frappa Onan, fils de Juda, parce qu’il faisait une chose détestable.
Genèse, 38.

Ceci devrait s’appeler une chronique à huis-clos et ce n’est pas sans de longues hésitations que j’ai pu m’y décider.

Ayant à parler de Maurice Barrès, je prévois trop que je vais être forcé de m’exprimer à mots couverts et d’employer des euphémismes humiliants qui ne conviennent point à ma nature. On en saura bientôt la raison.

En attendant, je me résignerai donc, moi aussi, à manquer d’éloquence littéraire, ainsi que le déclare l’auteur du Jardin de Bérénice quand il entame la « description des couches profondes de sa sensibilité ».

« Je veux, dit-il, que l’on me considère comme un maître ou rien. » Mon choix est fait, je m’arrête volontiers à la seconde considération. En tant que rien, je ne lui marchanderai pas la louange. Il est difficile d’être rien du tout avec plus de perfection ou de profondeur, et de débobiner le néant avec plus de verve et de pétulance.

Je trouve très-beau, ma foi ! qu’un jeune homme « contraint par la vie à fréquenter des êtres qui ne sont pas de sa patrie psychique » parce qu’il est doué d’une âme infiniment sensible, et réduit à se réfugier dans l’ironie, procédé littéraire qui lui est très-familier, se soit énergiquement déterminé à « créer l’univers ».

Cela prouve que, de bonne heure, il avait su s’opérer lui-même de « cette conviction, bonne pour des niais ou des indigents, qu’il est au monde quelque chose d’important ».

Le soir où une belle fille qu’il allait aimer — c’est lui-même qui l’a raconté — lui inspira de la répulsion quand il comprit que « réellement sa bouche avait faim », brusquement sa vocation éclata. Il sentit profondément que rien n’est sérieux au monde, qu’à la réserve du mandat de représentant, aspirer à quelque but, c’est oublier la sagesse et que le plus sûr, c’est d’être « le principe et l’universalité des choses », de s’aimer soi-même infiniment, de se caresser avec complaisance, de s’asseoir sur ses propres genoux, de se parler avec une extrême bonté, de se prendre par la main pour se reconduire et de « conquérir la vraie gloire avec rien du tout. »

Impossible de nier que ces pratiques ne soient l’estampille incontestable d’un vrai Dieu.

Entreprendre l’explication du MOI de Barrès serait aussi fastidieux que téméraire. On deviendrait inextricable, sur-le-champ, et j’y renonce de toute mon âme — pour quelques instants.

Que les avides s’adressent à l’auteur lui-même qui leur servira pour quelques menus francs, un Examen des trois volumes de sa doctrine. C’est dédié à Paul Bourget qui est bien certainement l’écrivain le plus digne d’un tel hommage.

Ça se détaille ainsi : le culte du Moi ; — la justification du culte du Moi ; — la définition du Moi et des barbares qui sont le non-Moi ; — la nécessité de créer son Moi chaque jour ; — et enfin le devoir de trouver à son Moi une direction en harmonie avec l’univers.

Vous voyez qu’il y a de la place et de confortables divans pour admirer. Et si quelqu’un s’avisait d’une plaisanterie peu respectueuse, il faudrait lui glacer la langue avec ces paroles de Barrès : « Prenez le Moi pour un terrain d’attente sur lequel vous devez vous tenir jusqu’à ce qu’une personne énergique vous ait reconstruit une religion. »

Ce Moi, bien entendu, c’est encore et toujours Barrès lui-même, aucun autre Moi que le sien ne pouvant être admis à franchir le seuil du laboratoire de son « Inconscience ».

Quels efforts n’a-t-il pas tentés, pourtant, ce petit Dieu peinard, pour se faire agréer comme le très-humble créateur du monde, en ayant l’air de se moquer de sa propre Majesté sacrée ! Sans cesse, il se fit précéder de cette ironie familière dont il parle si volontiers, comme un pasteur harmonieux pousse devant lui le profitable troupeau qui lui sert de paravent contre la tempête.

Il espérait, le blême Seigneur, s’abriter ainsi de l’averse du ridicule et des grêlons du sarcasme dévolus à tout farceur, même adolescent, qui promulgue sa divinité.

Mais le malheureux n’a pu s’empêcher d’écrire des mots qui seraient bien effrayants, si on ne se disait pas qu’on est en présence d’un de ces petits vétérinaires attitrés qui entretiennent par des lavements bénins l’égalité d’âme du Psychologue.

Hélas ! oui, il a écrit : « Mon royaume n’est pas de ce monde », parodiant le Texte terrible, à la manière d’un malpropre fagotin égaré dans une église et contrefaisant les gestes saints du consécrateur… « J’eus le souvenir de Saint-Thomas d’Aquin, disant à l’autel de Jésus : Seigneur, ai-je bien parlé de vous ? Et devant Moi-même qui ai méthodiquement adoré mon corps et mon esprit, je m’interrogeai : Me suis-je cultivé selon qu’il convenait ? »

Ces dernières lignes se trouvent à la page 183 de l’Homme libre, roman idéologique ou métaphysique vanté par Bourget — naturellement.

Je pourrais citer beaucoup de fragments de cette importance, si la vie était moins courte. Mais à quoi bon ? Tous les Juliens se ressemblent, après tout, qu’ils soient héritiers de Constantin ou domestiques frais émoulus du suffrage universel, et le dénouement est toujours le même, — puant et sot, comme il convient.

Je voulais surtout parler d’une découverte dont je suis très-fier, que je viens de faire ce matin même, et que je n’ai pas le droit de cacher à mes tristes contemporains.

Voici la chose très-rapidement. En vérité, je ne sais pas même si les lois tolèrent d’aussi intéressantes communications.

Vous avez tous lu Charlot s’amuse, n’est-ce pas ? Le chef-d’œuvre est assez connu. Bien. Je m’arrête une minute, et j’invite le lecteur à me prêter un instant son âme.

Le vieux Goncourt, que j’eus autrefois l’impertinence d’appeler « vieux dindon », avec plus d’exactitude que de respect, et qui s’en fâcha, raconte qu’un jour Chérie ayant lu cette phrase : « Chaque fois qu’une Amazone tuait un ennemi, elle recevait un homme dans ses bras », à l’instant des écailles tombèrent de ses yeux, et l’innocente eut enfin la clef de l’amour et du mariage. Eh ! bien, ce matin, je lis ceci dans le Jardin de Bérénice : « Certains hommes ont du génie, comme les éléphants ont une trompe. »

Aussitôt, je ne sais comment ni pourquoi, un voile épais se déchire et je trouve la clef de Barrès. Tout s’éclaire.

Ah ! cet amour narcisséen de lui-même ; — le vœu exprimé dans l’Homme libre, de « s’anémier, tant il a le goût des frissons délicats » ; — son peu de confiance dans les autres ; — son Moi (?) présenté comme une idole jalouse qui ne veut pas qu’on la délaisse ; — son indulgence faite de compréhension, qui doit s’étendre jusqu’à sa propre faiblesse ; le renouvellement de sa fiction chaque soir ; — les prières qu’il s’adresse à lui-même et les promesses qu’il se fait de ne pas se délaisser ; etc., etc., enfin la crainte « qu’un jour, ne fût-ce qu’à sa dernière nuit, sur son oreiller froissé et brûlant, il ait à regretter de n’avoir pas suffisamment joui de lui-même »…

J’y suis maintenant, et je connais enfin le vrai nom, que je cherchais depuis tant de jours, de ce Moi énigmatique appelé par lui, quelquefois, simplement l’Objet et, d’une manière plus précise, Petite Secousse, à la fin du troisième volume, comme si lui-même se lassait enfin de tant de rébus.

Voilà donc ce qu’il appelle : concilier les pratiques de la vie intérieure avec les nécessités de la vie active.

Comme c’est beau la lumière ! me suis-je écrié. Et comme tout se débrouille en un instant !

Alors, comme si je pouvais douter encore, de toutes parts sautent sur moi des phrases telles que celles-ci :

« Je m’impose de respirer avec sensualité ; — En vérité, je n’ai pas à me mépriser, personne n’a porté la main sur moi ; — Si je suis troublé, c’est moi seul qui me trouble ; — Ce serait d’un homme grossier de réfléchir sur les inconvénients des diverses attitudes que notre condition d’hommes nous contraint à prendre ; — C’est en m’embrassant que j’embrasserai les choses et que je les relèverai selon mon rêve ; — À chaque fois que nous renouvelons notre Moi, c’est une part de nous que nous sacrifions et nous pouvons nous écrier : Qualis artifex pereo ! »

Je pense qu’en voilà tout à fait assez. Je tiens à espérer que je me suis expliqué d’une façon chaste et que, néanmoins, je suis parvenu à me faire comprendre. Tous ceux qu’intéresse la philosophie, et particulièrement la race précieuse des psychologues, me sauront gré, je n’en puis douter, de ce rayon pur dont je viens d’éclairer un sombre problème, et je suis, moi-même, en ce moment tellement abruti par l’admiration que je demande la permission de ne pas ajouter un mot.


4 novembre 1892.