Bernard Palissy, étude sur sa vie et ses travaux/Chapitre XIV

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CHAPITRE XIV

Situation pénible de Palissy. — Charles IX et Catherine de Médicis parcourent les provinces. — Réception à la Rochelle. — Entrée à Saintes. — Palissy présenté au roi. — Il est appelé à Paris. — État de la capitale. — Il perd son protecteur, tué à la bataille de Saint-Denis.

Malgré le succès de ses émaux, Bernard Palissy était toujours besoigneux. Le 11 août 1564, il emprunte quatre écus à Jacques Imbert, bourgeois de la Rochelle, et les lui rend le 30. À ce moment un événement important allait le tirer de la gêne, l’arracher aussi à la demi-obscurité de la province, et le jeter sur un plus vaste théâtre. Je veux parler du voyage de Charles IX en Saintonge.

La cour partit, le 13 mars 1564, de Fontainebleau. Catherine de Médicis voulait montrer aux populations le jeune roi, étudier par elle-même la situation des provinces, rétablir l’autorité, et effrayer l’audace des calvinistes. Le 11 avril, la cour est à Troyes en Champagne : on y signe le traité par lequel Élisabeth d’Angleterre renonce à Calais. À Bar-le-Duc, Charles IX tient sur les fonts baptismaux le fils de sa sœur Claude et du duc Charles de Lorraine ; de là on se dirige vers la Bourgogne. À Dijon, on apprend la mort du grand réformateur Calvin. À Lyon, Catherine remplace le gouverneur comme favorable aux réformés, et construit une citadelle. Une ordonnance du 24 juin défend l’exercice du culte protestant dans toutes les villes où le roi séjournerait. Au château de Roussillon en Dauphiné, fut donné, le 4 août, un nouvel édit qui retirait aux huguenots une partie des concessions accordées par l’édit de pacification, malgré les efforts du chancelier de l’Hospital. Le 9 novembre, la cour est à Marseille. Le 1er février, elle entre à Toulouse ; le roi y tient un lit de justice. Le 9 avril, il se rend à Bordeaux, où un nouveau lit de justice est tenu, le 12. L’Hospital, au milieu du parlement, prononça d’énergiques paroles pour le maintien des promesses royales. La présence du roi était nécessaire en Guienne pour calmer les esprits des catholiques et des calvinistes, prêts à en venir aux mains, malgré les efforts de Charles de Coucis. Après un assez long séjour à Bordeaux, le roi part pour Bayonne. Le 14 juin, il se rencontre sur la Bidassoa, avec sa sœur Élisabeth, reine d’Espagne, et le duc d’Albe. Puis il rentre en Gascogne, passe par Nérac, résidence habituelle de Jeanne d’Albret, et y rétablit le culte catholique que la reine de Navarre proscrivait rigoureusement. Au mois de novembre, la cour est en Saintonge.

Depuis 1561, les protestants rochelais avaient pu exercer librement leur religion. L’édit de janvier 1562 leur avait retiré l’autorisation de le faire dans l’enceinte de la ville. Mais Guy Chabot de Jarnac, leur gouverneur, s’étant fait calviniste, ils purent reprendre les églises Saint-Barthélémy et Saint-Sauveur. Bientôt ils en furent chassés de nouveau. Irrités, ils tiennent, le 13 mai, une assemblée où les ministres Richer, Magnen, de Nort et de La Vallée, les excitent encore. Ils se répandent en invectives contre le roi, la reine mère, le conseil ; ils crient contre le voyage de Bayonne, l’entrevue avec la reine d’Espagne qui ne leur présage rien que de fâcheux. La sédition est flagrante ; la révolte prochaine. Charles IX et Catherine de Médicis changent leur itinéraire, et passent par la Rochelle.

Le jeudi 13 septembre, après avoir diné à la Jarrie, le roi, accompagné de son frère Édouard-Alexandre duc d’Orléans, depuis Henri III, et du jeune prince de Béarn, plus tard Henri IV, arriva au faubourg Saint-Éloy, où l’attendaient le gouverneur Jarnac, le clergé, le corps de ville. Le maire Michel Guy lui présenta les clefs ; l’échevin Jean Blandin le harangua. Charles IX remit au lendemain l’entrée solennelle, parce que Catherine et la princesse Marguerite n’étaient pas encore arrivées. Le connétable de Montmorency était depuis la veille dans la ville. Le 14 septembre, le brillant cortège du 13 alla prendre le roi. À la porte de Cougnes, il trouva le cordon de soie tendu selon l’usage. Montmorency le fit voler en l’air avec son épée. Le maire n’arrêta pas moins le cheval du roi, priant Sa Majesté de respecter les franchises de la cité. Charles répondit : « Soyez fidèles et loyaux sujets, et je vous serai bon roi ; » et il passa outre.

La réception fut splendide : arc de triomphe représentant les douze travaux d’Hercule, théâtres décorés de riches tapisseries, d’écussons d’armoiries, d’emblèmes, d’inscriptions latines, bosquets de fleurs et de verdure où se tenaient douze jeunes filles, « les plus belles qu’on eût pu trouver dans la ville. »

Le 15, le roi assiste à la messe dans l’église Saint-Barthélemy. On lui fit des présents. Les fêtes continuèrent[1]. Le 18, Charles quitta la Rochelle, et alla coucher à Mauzé ; le 19, il dîna à Fontenay, et logea à Niort.

La splendeur et l’éclat de cette réception ont attiré l’attention des historiens locaux, et leur ont fait penser que c’était bien à la Rochelle qu’avait eu lieu la présentation de Bernard Palissy au roi et à la reine-mère par le connétable de Montmorency. Ils ignorent que la cour séjourna à Saintes ; j’en ai la preuve par ce passage inédit du chanoine François Tabourin.

« En l’an mil cinq cent soixante-cinq, le roy Charles fit son entrée en cette ville. Toutes les relicques furent mizes tant sur le grand autel que aux chapelles. Lequel M. de Xaintes, Tristan de Bizet, et tout le chœur du chapitre furent iceluy recevoir en procession jusques à la tour de Montrouble et le conduisirent jusques au canton de Saint-Michel, et puis le roy s’en alla tout le long de la grande rue, et M. de Xaintes et le chapitre s’en alla passer par la porte de l’églize qui estoit vers le simetière de l’eglize, et puis s’en allèrent rendre à la porte qui est vers l’évesché, là où il y auoit un grand tapis tendu par le dehors et l’autre par le dedans, et là luy fut présenté par M. le doyen une chape lui auoit été préparée devant le grand autel au-dessus duquel siège il y auoit ung voile, et n’y auoit point de bareaux ni d’entre-deux entre le chœur et le dit grand autel, et auoient esté hostés pour voir tout le long où le roy estoit agenouillé. »

Puisque Charles IX passa quelques jours à Saintes avant de se rendre dans la capitale de l’Aunis, pendant lesquels Michel de l’Hospital alla visiter à trois lieues le curieux aqueduc romain du Douhet, il est naturel de supposer que c’est là, et non à la Rochelle, que Palissy attendit le cortège royal pour lui offrir ses émaux, et que le connétable de Montmorency le présenta à Catherine de Médicis. Il ne pouvait abandonner la ville au moment où la cour y arrivait, et la devancer à la Rochelle, où elle ne devait pas aller primitivement.

À Saintes, le potier pouvait bien plus facilement montrer ses belles faïences émaillées. Catherine de Médicis, en voyant ses œuvres, comprit mieux le génie de l’artisan, qu’elle n’admirait que par ouï-dire, et dès lors résolut de mettre à profit ses talents de céramiste.

Ce dut être à Saintes que maître Bernard présenta à la reine un premier projet de grotte. M. Fillon a trouvé sur ce sujet un manuscrit qui paraît bien authentique, en 1861, à la Rochelle, chez un revendeur de vieilles ferrailles. La forme est celle du dialogue :

« La Royne mère m’a donné charge entendre si vous lui sçauriez donner quelque devis ou portraict ou modelle de quelque ordonnance et façon estrange d’une grotte qu’elle a vouloir faire construire en quelque lieu delectable de ses terres, laquelle grotte elle prétend édifier, enrichir et aorner de plusieurs jaspes estranges, et de marbres, pourfires, couralz et diverses coquilles en la forme et manière de celle que monseigneur le cardinal de Lorraine a faict construire à Mudon.

— « S’il plaist à la Royne me commander luy fere service à tel chose, je luy donneray la plus rare invention de grotte que jusques icy aye esté inventée, et si ne sera en rien semblable à celle de Mudon. »

C’est exactement le ton et le style de Palissy. Il dit de même dans sa lettre à Catherine de Médicis :

« Il y a des choses escrites en ce livre qui pourront beaucoup servir à l’édification de votre iardin de Chenonceaux : et quand il vous plaira me commander vous y faire service, ie ne faudray m’y employer. Et s’il vous venait à gré de ce faire, ie feray des choses que nul autre n’a fait encore iusques ici. »

L’auteur des Lettres écrites de la Vendée qui a publié ce Devis d’une grotte pour la Royne, mère du Roy, estime qu’il date de 1561, et est la rédaction première du chapitre de la Recepte véritable, consacré au « dessin d’un iardin autant délectable et d’vtile invention qu’il en fut oncques veu. » Il croit en outre que les mots Devis d’une grotte, qui se lisent sur la feuille servant de couverture, sont de la main de Catherine de Parthenay ; hypothèse gratuite ! et que Jean d’Aubeterre, oncle de Catherine de Parthenay, servit à maître Bernard d’intermédiaire auprès de la reine : car, en 1561, Jean d’Aubeterre, un des chefs des huguenots, eut de nombreuses entrevues avec Catherine de Médicis, qui feignait de vouloir embrasser le calvinisme pour endormir la vigilance du parti.

Jean d’Aubeterre a pu recommander son protégé et son coreligionnaire à la reine mère : mais je crois que le connétable de Montmorency eut plus d’influence sur l’esprit de cette femme artiste et catholique pour la décider à prendre à son service Bernard Palissy. En 1561, la grotte d’Écouen n’était pas achevée, puisque le potier y travaillait encore en 1563. Catherine n’a du faire une commande à l’émailleur saintongeois qu’après l’avoir vue complète et réussie. La Recepte véritable adresse une prière timide et donne une description détaillée. Le Devis de la grotte, postérieur à cet ouvrage, devait agir plus fortement sur l’esprit de la reine, qui n’avait peut-être pas été frappé une première fois. L’artiste rassemble en quelques pages les traits épars dans le livre ; il résume ses idées, il accumule en une seule grotte ce qu’il avait réparti entre plusieurs, afin d’éblouir et de séduire l’imagination.

Il ne paraît pas que Catherine de Médicis ait cédé aussitôt. Des occupations plus urgentes lui firent-elles différer son dessein, et remettre à des temps plus heureux l’exécution du projet de l’artiste ? Peut-être. Pour employer Palissy, il fallait qu’elle fût à Paris. Elle n’y rentra qu’en décembre. Le 24 janvier suivant, elle en repartait pour tenir la célèbre assemblée de Moulins, qui dura jusqu’en mars.

Dès que Catherine de Médicis put donner quelques instants carrière à ses goûts favoris, elles songea activement au palais des Tuileries, son œuvre de prédilection. Elle se souvint de Palissy, sans doute sur la recommandation nouvelle ou du connétable, ou du duc de Montpensier, ou peut-être du chancelier de l’Hospital qui avait pu connaître Palissy à Saintes. Le potier fut mandé à Paris. Cette année même, 1566, ou au plus tard au commencement de 1567, il quitta pour toujours la Saintonge où il avait pensé finir ses jours. Il laissait la province illustrée par le long séjour qu’il y avait fait, par la découverte de l’émail, trouvé enfin au prix de tant d’efforts, de déboires qu’il y avait essuyés. Il laissait son cher secret, qu’il cachait si soigneusement, le secret de ses faïences, avec les ouvriers qui l’avaient aidé dans son œuvre et qui, privés de l’influence fécondante du maître, firent promptement dégénérer et périr son art merveilleux ; il y laissait un très-grand nombre de pièces rustiques qu’on rencontre encore çà et là religieusement conservées par des familles, pour ainsi dire, autochthones, et fabriquées toutes avec cette terre de Saintonge qui devait porter sa statue. Il laissait la contrée ravagée par ses coreligionnaires, foulée aux pieds des combattants, divisée par deux ennemis irréconciliables, toujours prêts à s’égorger. Dans son voyage de Saintes à Paris par le Poitou, il put voir les églises ruinées, les champs incultes, les paysans en armes, les villes fermées et gardées militairement. Il put entendre le cris de désolation poussés par les habitants. Partout l’image de la guerre civile et les signes hideux dont elle marque son passage. Comprit-il que la nouvelle religion dont il s’était fait le prosélyte, coûtait à la France bien des larmes, des ruines et du sang ? Sans doute. Je constate, en effet, que, dans son second ouvrage publié en 1580, on ne trouve pas un mot pour les protestants, dont, en 1563, il célébrait les vertus avec tant d’empressement et d’amour.

L’aspect de Paris n’était point fait pour modifier les idées que Bernard Palissy avait pu concevoir en Saintonge. Là encore tout était trouble et inquiétude. Catherine de Médicis, toujours louvoyant, avait blessé tour à tour catholiques et protestants. Les protestants surtout étaient irrités contre elle. Un ministre, qu’on croit être Sureau du Rozier, osa publier, au commencement de 1563, un livre où il lançait que : « il est loisible de tuer un roi et une reine qui résistent à la réformation de l’Évangile[2] »

Catherine était assaillie de lettres menaçantes. On lui annonçait le sort du duc François de Guise et du président Minard. Si la reine-mère dissimulait, le jeune roi laissait clairement voir son indignation. À la vue des exigences chaque jour plus grandes des réformés, il disait à l’amiral de Coligny : « Vous vous contentiez d’être soufferts par les catholiques ; vous demandez maintenent à être égaux ; bientôt vous voudrez être seuls et nous chasser du royaume. » Et, exaspéré par le silence de l’amiral : « Le duc d’Albe a raison ; des têtes si hautes sont dangereuses dans un État ; l’adresse n’y sert plus de rien ; il faut en venir à la force[3]. »

La veille, aux envoyés des provinces luthériennes d’Allemagne, qui venaient, au nom et sur les instances des calvinistes de France, réclamer quelques nouveaux privilèges il répondait, choqué de cette intervention étrangère : « Je conserverai volontiers l’amitié de vos princes, quand ils ne se mêleront pas plus des affaires de mon royaume que je ne me mêle de celles de leurs États ; » puis, il ajoutait : « Je suis vraiment d’avis de les prier aussi de laisser prêcher les catholiques et dire la messe dans leurs villes. » C’étaient les bruits sourds précédant l’orage. Les huguenots amassaient de l’argent et fourbissaient leurs armes. La cour, pour être en mesure, arma six mille Suisses. Elle prétextait le passage sur ses frontières du duc d’Albe, qui allait châtier les Pays-Bas, révoltés contre l’inquisition espagnole. Les princes donnent le signal des hostilités. Tout était d’avance arrêté. On devait s’emparer du roi, le déclarer déchu du trône et mettre à sa place le prince Condé. La duchesse de Ferrare, Renée de France, écrivait, en mars 1564, à Calvin une lettre confidentielle, qui prouve ses projets de révolution dynastique, dont Blaise de Montluc accusait les réformés gascons avant 1562 ; elle y parle de ces prédicants sanguinaires qui criaient qu’il fallait « exterminer un pupille... jusqu’à exhorter les simples femmelettes à dire qu’elles voudraient de leurs mains tuer ou étrangler » ces ennemis de l’Évangile. Il y aurait même eu un monument de ces dessins révolutionnaires ; c’est un écu d’or à l’écusson de France, à l’effigie du prince de Condé, avec cette légende : Ludovicus XIII Dei gratia Francorum rex primus christianus[4].

Le 27 septembre, Condé, Coligny, d’Andelot, la Rochefoucauld sont, à Rosay entre la Seine et la Marne, avec un parti de gentilshommes à cheval, et s’avancent pour surprendre la cour, qui était à Monceaux en Brie. Le roi, averti, partit précipitamment et, sous la protection des Suisses, il se dirigea, le 29 septembre, vers Paris, harcelé en route par la cavalerie de Condé. Charles IX, furieux de se voir ainsi attaqué par ses sujets, voulait se mettre à tête des Suisses et charger. Le souvenir de cette retraite se grava profondément dans son âme ulcérée ; il ne fut certes pas étranger à la détermination prise le 24 août 1572 et à la catastrophe qui la suivit.

Louis de Bourbon osa avec quatre mille hommes bloquer la capitale. Les Parisiens demandaient la bataille. Ils offrirent quatre cent mille livres et s’armèrent. Le connétable de Montmorency, qui voulait éviter l’effusion du sang français, fut contraint de s’avancer contre les révoltés. Le récit des atrocités que commettaient les huguenots à Nîmes et à Alais, d’affreux massacres à Montpellier, exaspéraient encore les catholiques. La rencontre eut lieu, le 10 novembre, dans la plaine de Saint-Denis. Condé, Gaspard Coligny, François d’Andelot et Montgomery furent défaits. Mais l’armée royale paya cher un mince succès. Le connétable Anne de Montmorency, presque octogénaire, se battait en jeune homme et en soldat. Entouré de toutes parts ; il se défendait vaillamment. L’Écossais Robert Stuart, un des conspirateurs graciés d’Amboise, lui lâcha un coup de pistolet d’assez près pour être lui-même blessé par le connétable presque expirant.

L’armée catholique, après avoir occupé en signe de victoire le champ de bataille quelque temps, rentra dans Paris, rapportant le corps de son valeureux capitaine. Les huguenots purent venir brûler les barrières. Tout entiers à leur douleur, les chefs environnaient le lit funèbre de Montmorency, qui expira le 12. On lui fit des funérailles royales. La foule suivit sa pompe mortuaire. Dévoué profondément au catholicisme, mais dur et peu endurant, il était admiré, estimé, plutôt qu’aimé. On le regretta ; on ne le pleura pas.

Bernard Palissy fut témoin de cette lutte et de ce deuil. Il retrouvait sur les rives de la Seine la guerre civile. Elle lui enlevait un protecteur puissant et dévoué. Heureusement avant de mourir, le duc de Montmorency l’avait pour ainsi dire légué à Catherine de Médicis.


  1. On en peut voir les détails dans les Éphémérides historiques de la Rochelle, par M. E. Jourdan.
  2. Lacroix du Maine, Bibliothèque, p. 173.
  3. Davila, liv IV.
  4. Le Blanc, Traité historique des Monnaies de France, p. 335. — Brantôme, Vie du prince de Condé, etc.